Nouvelle constitution chilienne : choisir entre la peste et le choléra

Protestation au Chili en 2019 - Licence CC Via Wikimedia Commons https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Protestas_en_Chile_20191022_06.jpg

Carole Concha Bell

Cet article aborde l’impasse dans lequel se retrouve la population chilienne dans le remaniement de sa constitution. Bien que les manifestations de 2019 ont permis aux revendications populaires progressistes de s’exprimer, les propositions imposées par l’extrême droite conservatrice rappelle que le passé pinochetiste n’est jamais très loin.

Traduit par Émilie Foutrel, traductrice bénévole pour le Réseau d’information et de documentation pour la solidarité internationale et le développement durable (Ritimo).


Le parti républicain ultra-conservateur a obtenu la majorité au sein du nouveau Conseil constitutionnel chilien, portant un coup sévère au Plan de transformation du président Gabriel Boric.

Le 7 mai, le gouvernement du président chilien Gabriel Boric a subi une défaite écrasante, suite à la victoire majeure du Parti républicain d’extrême droite, lors des élections de la nouvelle Assemblée constituante. Ironie du sort : le politicien ultraconservateur José Antonio Kast, virulent détracteur, est désormais chargé du processus d’élaboration de la nouvelle Constitution du pays. Le Conseil constitutionnel représente le dernier point de l’« Accord pour la paix sociale et la nouvelle Constitution », document signé en 2019, au terme de longues semaines de manifestations contre les inégalités, au cours desquelles des milliers de personnes ont été emprisonnées et ont été victimes de violations des droits humains, notamment de torture, de la part des forces de sécurité chiliennes.

Le Parti républicain, dirigé par l’avocat populiste Kast, a remporté plus de 35% des voix, obtenant ainsi 22 des 50 sièges disponibles. La coalition ultraconservatrice Chile Seguro (Chili sûr) a remporté 11 sièges, avec 21% des voix, laissant à la coalition de gauche au pouvoir, Unidad para Chile (Unité pour le Chili), seulement 17 sièges. Un seul représentant autochtone a été élu, Alihuan Antileo, ce qui contraste nettement avec l’assemblée précédente, où la représentation autochtone et la parité des genres étaient mises en avant. Ce vote récent fait suite à une tentative antérieure pour adopter une nouvelle constitution, qui a été catégoriquement rejetée par l’électorat de l’année dernière. Après des mois de campagne hostile, d’attaques contre la réputation des membres de la chambre et de désinformation propagée par l’opposition et amplifiée par les médias de droite du Chili, 62% des électeurs ont rejeté le projet de constitution progressiste le 4 septembre 2022.

Le Parti républicain a été fondé en 2019 par José Antonio Kast, ancien membre du parti pro-Pinochet, l’Union démocratique indépendante (UDI). Il a démissionné de l’UDI en signe de protestation lorsque le parti a entrepris de critiquer l’ancien dictateur et est devenu l’un des principaux candidats à l’élection présidentielle de 2021 contre Boric et sous la bannière du Parti républicain. L’idéologie du parti est profondément ancrée dans le Pinochetisme, promouvant des valeurs religieuses néo-conservatrices et hétéro-patriarcales, qui s’opposent au mariage pour tous, à l’avortement et à l’éducation sexuelle dans les écoles.

Le porte-parole du Parti républicain et membre du Conseil constitutionnel, Luis Silva Irarrázaval, membre de la secte catholique Opus Dei et porteur du slogan « Récupérons le Chili », a déclaré à la presse après son élection qu’il « s’opposera au droit à l’avortement ». Silva Irarrázaval a également précisé que « les droits reproductifs des femmes ne sont pas essentiels à la Constitution ».

Un rejet des partis politiques traditionnels

Alors que le résultat surprenant du vote indique un net virage à droite, d’autres facteurs doivent être pris en compte. Le vote de dimanche était obligatoire, avec un taux de participation de 84,9 %. En mai 2021, le taux de participation à l’élection de la Convention constitutionnelle était inférieur à 50 %, malgré près de 80 % des électeurs favorables à une nouvelle Constitution lors d’un référendum en 2020. Le scrutin de la semaine dernière a enregistré un nombre élevé de votes nuls, 21 % du résultat total, ainsi qu’un faible nombre de voix pour les partis classiques de droite et de gauche, ce qui témoigne d’un rejet des partis traditionnels.

Christie Mella, psychologue et spécialiste en politique sociale à Valparaíso, a déclaré qu’elle a volontairement déposé un bulletin nul pour manifester son opposition à « cet accord négocié par les élites politiques chiliennes ». Comme d’autres partisans de gauche Mella s’identifie comme une « Octubrista » (Octobriste), en accord avec le soulèvement social de 2019 et les revendications formulées par les secteurs marginalisés de la société chilienne à l’époque. « Je ne suis pas une Noviembrista » (Novembriste), a déclaré Mella, en faisant référence à l’« Accord pour la paix sociale et une nouvelle Constitution » signé par les législateurs, y compris le député Boric, qui a déclenché le processus d’élaboration de la Constitution.

« Cet accord n’était autre qu’une stratégie visant à sauver les institutions politiques chiliennes ouvertement remises en question dans les rues du Chili lors du soulèvement. Boric a signé cet accord dans le but d’arriver à ses fins. Les manifestations ont permis de s’opposer non seulement à la classe politique de droite, mais aussi à tous les partis politiques complices d’impunité concernant les violations des droits humains et à ceux qui ont joué un rôle important en tant qu’administrateurs du modèle économique hérité du régime de Pinochet », a ajouté Mella.

Les progressistes accusent l’administration Boric de basculer à droite et d’abandonner le Plan de transformation du président. Depuis son entrée en fonction, si Boric n’a pas réussi à réformer la police, il a aliéné les électeurs autochtones en appliquant l’état d’urgence militaire dans le sud du Chili, alors qu’il avait promis de poursuivre le dialogue avec les communautés autochtones en conflit avec les multinationales sur leur territoire ancestral. Les récentes décisions politiques de Boric, dont la nomination de l’ancienne mairesse de Santiago, Carolina Toha, au poste de ministre de l’Intérieur, incluent les mêmes politicien·e·s que celles et ceux qui ont été rejeté·e·s dans les rues en 2019, signalant un virage centriste qui privilégie une classe politique influente, longtemps considérée comme déconnectée de la majorité des Chilien·ne·s.

« Le vote nul est représentatif du refus de ce pacte de trahison », a déclaré Mella. Ce rejet reflète les critiques formulées par certains groupes progressistes concernant une faible représentation de la population dans l’accord de « paix sociale » et dans la dernière version du projet constitutionnel. Le vote nul est justifié par un manque d’intérêt pour ce programme et une insuffisance d’informations sur les candidats. Les sondages réalisés par le Cadem avant le vote ont indiqué qu’environ 70 % des électeurs n’étaient pas intéressés par le résultat et le projet constitutionnel dans son ensemble.

Hector Rios Jara, spécialiste des mouvements sociaux chiliens, attribue l’apathie des électeurs à la lassitude suscitée par un processus de plus en plus éloigné des intérêts quotidiens des citoyens. « La stratégie constitutionnelle n’est pas adaptée au changement immédiat qu’elle provoque sur la vie quotidienne », déclare Rios Jara. « Elle n’a pas apporté d’amélioration aux conditions de vie des gens, ce qui a été l’un des éléments déclencheurs du soulèvement de 2019. »

Un futur incertain

Les effets néfastes de la montée de l’extrême droite ont eu des répercussions qui vont bien au-delà de l’élaboration d’une nouvelle constitution. Rios Jara affirme que le résultat du vote reflète une crise pour les partis centristes du pays, notamment le Parti pour la démocratie (PPD), le Parti libéral et le Parti démocrate-chrétien, qui ont dirigé la transition vers la démocratie après la dictature. « Le gouvernement dispose ainsi d’une certaine marge de manœuvre pour se réorganiser en tant que force dirigeante du centre-gauche, ce qui sera déterminant pour les prochaines élections », estime Rios Jara.

Rios Jara souligne que les politiciens d’extrême droite seront en mesure de « prendre le contrôle de la convention puisqu’ils détiennent la majorité absolue. Le centre-droit renforce également cette position. Par conséquent, la droite peut décider du résultat final de la convention selon ses propres termes. C’est une défaite majeure pour le centre-gauche et la coalition gouvernementale ».

Avec seulement 17 sièges au sein du nouveau Conseil, la coalition gouvernementale n’aura aucun droit de veto dans le processus d’élaboration de la Constitution. « Il est clair que malgré sa présence dans le gouvernement, la gauche a perdu le contrôle et n’a pas été en mesure de tirer parti de la dynamique de délégitimation du néolibéralisme au Chili », déclare Rios-Jara, déplorant que le soulèvement social de 2019 n’ait pas aboutit à un véritable changement social.

Le Conseil constitutionnel commencera ses travaux le 6 juin et devra présenter son projet de constitution le 6 novembre. Un référendum obligatoire sur la nouvelle charte est prévu le 17 décembre.

Suite à l’annonce des résultats de l’élection, Boric a tweeté : « Le peuple chilien vient une fois de plus de s’exprimer démocratiquement en élisant des conseiller·ère.s constitutionnel·le·s, lesquel·le·s j’invite à agir avec sagesse et tempérance pour rédiger un texte qui reflète l’opinion majoritaire du pays. »

Malgré cette déclaration réfléchie, les projets de réforme présentés par le gouvernement Boric pour l’avenir du Chili sont réduits à néant, alors qu’ils dépendaient en grande partie de l’adoption d’une constitution progressiste.

En décembre prochain, l’électorat chilien sera confronté à un dilemme difficile à résoudre : rejeter la nouvelle proposition et, ce faisant, légitimer la constitution en vigueur sous le règne de terreur de Pinochet, ou adopter un texte potentiellement plus autoritaire qui restreindra probablement les droits des femmes et des personnes LGBTQIA+, supprimera les protections existantes en matière de travail et de l’environnement et renforcera davantage le néolibéralisme, l’impunité et les inégalités.