Samir Saul, La Presse, 30 mai 2021
(Samir Saul est professeur au département d’histoire de l’Université de Montréal)
À première vue, l’affrontement de 2021 ressemble à ceux de 2008-2009, 2012, 2014 et 2019. On retrouve les mêmes caractéristiques : étincelle qui met le feu à une situation de longue date inflammable, asymétrie flagrante entre les parties, usage décomplexé d’engins de guerre modernes en zone habitée, disproportion ahurissante en matière de destructions et de pertes de vie, le tout évocateur des expéditions coloniales d’autrefois contre des autochtones à soumettre.
Une fois de plus, Israël échoue à faire taire les roquettes et à assassiner les dirigeants palestiniens. Une fois de plus, il est démontré que la supériorité militaire ne se traduit pas en succès sur le terrain. À nouveau, le cessez-le-feu n’est qu’une trêve, car aucun problème de fond n’est traité. Enfin, les Palestiniens refont la démonstration de leur endurance en ne flanchant pas sous les coups qui leur sont portés. Il n’est pas jusqu’à l’écœurement qu’on éprouve à la vue des cadavres et de la désolation qui ne soit un point commun.
Cependant l’épisode de 2021 se démarque. D’abord, l’extrême inégalité entre les deux camps est apparue avec une clarté inhabituelle, attirant l’attention sur le statut des Palestiniens, l’occupation, la colonisation et le régime d’apartheid. Ensuite, les Palestiniens confirment qu’ils demeurent les agents de leur destin, eux qui étaient mis sous le boisseau et donnés pour morts en tant que peuple. Trump et Nétanyahou s’évertuaient à les enterrer avec leur « marché du siècle » et quatre États arabes avaient « normalisé » leurs rapports avec Israël, comme si le dossier palestinien était classé.
Non seulement les Palestiniens relèvent la tête, mais ils sont aussi plus unis. Pour la première fois, ceux de Jérusalem-Est, de la Cisjordanie, de Gaza, de la diaspora et, fait sans précédent, d’Israël luttent en même temps.
Le conflit reconstitue l’entité nationale palestinienne après des années de fragmentation. La question palestinienne rappelle sa centralité et se rappelle au bon souvenir de tous comme matrice des malheurs de la région et sujet incontournable.
LA DIMENSION INTERNATIONALE
En dernier lieu, ce « retour » de la Palestine s’inscrit dans une conjoncture internationale originale et en pleine mutation. On aura noté l’attitude anormalement réservée des États-Unis. Les éléments de discours israélien sont repris, l’antienne « Israël a le droit de se défendre » est au rendez-vous, un contrat de vente d’armes de 735 millions, annoncé, alors même que les F-16 de fabrication étatsunienne font pleuvoir leurs bombes sur Gaza (le contribuable étatsunien finance déjà annuellement 20 % du budget militaire israélien), l’aide étatsunienne pour colmater les failles du système antiaérien israélien (aussi financé par les États-Unis), promise, et le cessez-le-feu, bloqué le plus longtemps possible. Il n’en demeure pas moins qu’il est exigé. Pourquoi ? Outre les protestations qu’il suscite, le carnage à Gaza gêne la politique étatsunienne au Moyen-Orient, laquelle est à la croisée des chemins, au seuil d’une possible réorientation.
Aujourd’hui, l’axe de la politique étatsunienne est l’opposition à la Chine ; tout lui est subordonné. Les pourparlers avec l’Iran consacrent l’échec de la campagne de Trump. Ce n’est pas un fait divers que Téhéran ait signé un accord de partenariat stratégique de 25 ans avec Beijing le 27 mars dernier. À défaut de faire plier l’Iran, le fait de rétablir des ponts avec lui afin de barrer la route à la Chine est prioritaire pour les États-Unis, à tel point qu’Israël n’essaie même plus de faire dérailler le processus. Cette préséance de l’Asie dans le viseur étatsunien nécessite un minimum d’accalmie au Moyen-Orient. Saoudiens et Golfiens le comprennent si bien qu’ils prennent langue avec Téhéran… contre lequel ils sont rangés avec leur associé israélien.
TOURNANT AU MOYEN-ORIENT
C’est dire que les cartes au Moyen-Orient pourraient être à la veille d’être rebattues. Un apaisement constituerait un revirement à 180 degrés de la politique des États-Unis. Depuis 2001, elle consiste à déstabiliser à tout va par une invasion-occupation (Irak), une « révolution verte » (Iran), des renversements de régimes (Libye, Syrie), une invasion par procuration (Yémen), un coup d’État (Turquie), la pression (Liban) et l’assassinat (Soleimani). Tel est le programme des néoconservateurs qu’appelle de ses vœux Israël et auquel il collabore activement. Sa politique de dépossession des Palestiniens et de colonisation de leurs terres est une recette pour l’instabilité, produisant immanquablement éruptions explosives et escalades à répétition et à fort retentissement.
Le « retour » de la Palestine en 2021 est un rappel qu’il n’y aura pas de stabilisation au Moyen-Orient qui ne vaille pour elle aussi, autrement dit un arrêt des pratiques israéliennes. Si les États-Unis pensaient se réorienter, tout en laissant carte blanche à Israël, le conflit de mai 2021 les détrompe. D’où l’absence de zèle à emboucher les traditionnelles trompettes d’appui inconditionnel à tout ce que fait Israël. Reste l’essentiel : le respect du droit international et l’application des résolutions de l’ONU, constamment bafouées.