Le cessez-le-feu du 21 mai dernier a cédé la place aux spéculations sur le grand jeu stratégique, régional et international qui accompagne, comme à l’accoutumée, le débat sur Israël et la Palestine. Les analyses sont militaires, elles portent notamment sur l’étendue des destructions ; régionales, sur le contenu de la médiation égyptienne et les rôles du Qatar et de l’Iran ; internationales, sur la place que le président étatsunien souhaite donner à ce dossier ; politiques, sur les conséquences d’une succession de Netanyahou par Naftali Bennet au poste de Premier ministre israélien.
Ce cessez-le-feu n’est pourtant qu’un masque. C’est un choix tactique qui permet à Israël de poursuivre la guerre par d’autres moyens, loin de l’attention internationale focalisée sur les bombardements, et en intensifiant la répression pour briser l’élan national palestinien.
Une guerre sur plusieurs fronts
Les bombardements sur Gaza du mois de mai ne représentent qu’un acte de l’accélération de la guerre contre les Palestiniens enclenchée par Israël il y a plus de soixante-dix ans. Cette guerre adopte les méthodes connues que sont la répression d’un côté et la division de l’autre.
Aujourd’hui, la répression s’intensifie. Depuis mi-avril, près de mille personnes ont été arrêtées à Jérusalem, parmi elles, une grande partie sont en rétention administrative et ont été sévèrement battues sans motif, puis relâchées sur paiement d’une amende. Les enfants sont également arrêtés et brutalisés. Aussi, les Palestiniens d’Israël sont désormais tout autant visés. La police israélienne a en effet annoncé le 21 mai l’opération « Droit et ordre » qui ajoute cinq cents arrestations supplémentaires aux mille cinq cent cinquante déjà effectuées depuis le 9 mai. L’opération n’a de « droit » que le nom : c’est en réalité une vaste campagne d’arrestations arbitraires et de mise au pas. La police israélienne adopte les mêmes méthodes que l’armée en Cisjordanie et, avec le soutien du Shin Bet (service de renseignements israéliens), elle a massivement investi les villes et quartiers habités par les Palestiniens, effectuant des raids à domicile, terrorisant les familles, investissant jusqu’aux hôpitaux. Pour la première fois de leur histoire, le nombre de Palestiniens d’Israël détenus dépasse, en proportion, celui des Palestiniens de Cisjordanie et Gaza (près de deux mille arrestations pour 1,6 million de Palestiniens d’Israël, contre quatre mille cinq cents prisonniers environ pour les 5,1 millions de Palestiniens de Cisjordanie et Gaza).
Israël vise à briser de l’intérieur la mobilisation naissante chez les Palestiniens. La police cible les jeunes, dont de nombreux mineurs, neutralise les individus considérés comme les moteurs du mouvement ainsi que des figures nationalistes, tel que le vice-président du mouvement islamique en Israël, le cheikh Kamal al-Khatib, ou des activistes tel que le président du centre Mousawa (« égalité »), Jaafar Farah.
Cette offensive répressive n’est qu’une première étape. L’écrivain palestinien Majd Kayyal alerte sur un danger plus grave encore, celui de la cooptation. Il indique que « les Israéliens vont utiliser toutes les ressources possibles et monter des projets afin de créer une classe politique et sociale haut de gamme… ils créeront et formeront des élites sociales, universitaires, « droits-de-l’hommistes », politiques…afin de récolter les fruits de nos sacrifices »[1]. Portée par une jeune génération souvent éduquée, cette troisième intifada a trouvé sa force dans l’union nationale autour du mot d’ordre de la lutte contre la colonisation. Coopter les élites du mouvement reviendrait à briser cette union.
Il s’agit pour Israël de remettre au premier plan la division inter-palestinienne. Le Hamas a en effet réussi à se replacer dans le champ unitaire palestinien en décidant de répliquer – avec les autres factions armées de la « Chambre commune des opérations » – aux agressions israéliennes à Jérusalem par des tirs de roquettes et de missiles. Israël souhaite ainsi cantonner de nouveau le Hamas à la seule bande de Gaza, en l’affaiblissant avec l’aide de l’Égypte, attendu qu’elle exerce un contrôle accru sur le point de passage de Rafah, et en alimentant les divisions avec l’Autorité palestinienne – plusieurs membres de l’appareil de défense israélien militent pour que l’aide qatarie à Gaza (30 millions de dollars mensuels), transite à travers l’Autorité.
Il s’agit également d’isoler davantage Jérusalem, étincelle de l’intifada. Bien que les ordres d’expulsion à l’encontre des familles palestiniennes aient été suspendus, la judaïsation de la ville se poursuit par tous les moyens. Le 27 mai, onze familles résidentes de Jérusalem-Est ont été privées de leur accès à la couverture sociale, au motif qu’elles étaient des familles de militants. Or, l’accès aux soins de santé représente l’un des principaux avantages des Palestiniens de Jérusalem par rapport au reste de la Cisjordanie. L’objectif consiste, comme pour les expulsions, à épuiser les Palestiniens résidents à Jérusalem dans un dédale de plaintes juridiques, de procès et de mesures d’appel, tout aussi usants – mais moins médiatiques et mobilisateurs – que la confrontation avec l’armée et/ ou les colons.
Renouveau de la lutte palestinienne
Face à une puissance coloniale qui utilise les mêmes méthodes répressives depuis plus d’un demi-siècle, la résistance palestinienne est, à l’inverse, en plein renouveau.
Le mois de mai 2021 a connu une intifada d’une nature unique, véritable « printemps palestinien » qui a uni pour la première fois les Palestiniens de Gaza, de Cisjordanie et d’Israël[2]. Inédit par son ampleur, ses méthodes de mobilisation et sa détermination, porté par une nouvelle génération qui n’a pas connu la deuxième intifada, ce soulèvement a autant surpris les autorités israéliennes que l’a fait la force de frappe du Hamas. Confortés dans l’idée que les Palestiniens étaient divisés en cantons aux statuts politiques et administratifs différents, les Israéliens ont été confrontés à une ferveur nationale qu’ils n’avaient pas anticipée et à une multiplication des fronts, poussant l’armée à réagir en ordre dispersé.
Cette intifada se décline désormais dans sa version quotidienne, à mesure que la répression s’accélère. À l’insurrection et à la grève générale cède la nécessité de la pérennisation et de la consolidation de l’unité dans la résistance à l’oppression et au colonialisme. En outre, ce mouvement s’organise de façon spontanée et n’est pas piloté par les partis politiques. Il est rompu aux méthodes de la puissance coloniale et affirme ne pas se laisser berner par ses entreprises de division. Dans une vidéo, devenue virale sur les réseaux sociaux, figure Abou Samra, résident à Jérusalem-Est, qui évoque avec une ironie amère la puissance occupante : « Le policier israélien qui sourit est pire que celui qui ne sourit pas. Celui qui m’insulte me dit la vérité : je te colonise. Celui qui sourit me ment. Je veux que le policier israélien continue de me frapper et de m’insulter, et de me rappeler chaque jour qu’il me colonise »[3]. C’est bien résumer l’état d’esprit actuel et le réalisme sans faille des Palestiniens.
Ce mouvement se fonde sur le plus petit dénominateur unissant les Palestiniens : l’affirmation de leur identité commune. La militante Amany Hassan (Grassroot Quds), le dit avec force : « il n’y a pas deux côtés de la « ligne verte ». Il y a une seule Palestine, un seul peuple et une seule lutte »[4]. Sur les réseaux sociaux, la bataille se prolonge : les Palestiniens publient en grand nombre les photos des villages de leurs grands-parents, détruits ou à l’abandon (notamment le village de Lifta, près de Jérusalem, menacé d’être rasé par Israël) ou sur l’histoire de Jérusalem.
Les Palestiniens ne croient plus en l’illusion de l’accalmie, comme ce fut le cas après les bombardements de 2014 à Gaza. Ils avaient alors reconstruit leur maison, repris le cours de leur vie en dépit du siège. Cette dernière guerre a ancré l’idée qu’il y en aura d’autres. De fait, la réalité d’Israël, c’est la guerre permanente. L’activiste Ahmed Saad l’affirme sur Twitter : « Gaza vit une guerre plus horrible qu’auparavant, une guerre sans bombes, une guerre silencieuse avec les coupures d’eau et d’électricité, la recherche d’un abri, d’une vie digne, les cauchemars des enfants la nuit. »
La nouvelle génération à l’origine de cette intifada se place sous le signe de la réappropriation. Elle refuse les comparaisons, y compris celle avec l’apartheid sud-africain qui ne décrit que partiellement le processus d’éradication auquel elle est confrontée ; elle rejette les distinctions administratives établies par les différences de statuts entre Palestiniens ; elle révèle que le statu quo dégradé avec Israël n’est que la poursuite de la guerre par d’autres moyens ; elle ne croit plus à la volonté de la « communauté internationale » de faire appliquer le droit qu’elle a elle-même édicté ; elle investit l’espace médiatique et revendique le droit de parler en son nom. Elle affirme qu’il n’y a qu’une réalité – l’épuration ethnique – et qu’un seul choix, celui de la résistance, car l’autre option revient à accepter la mort. Elle redit qu’elle est palestinienne, qu’elle habite en Palestine, et qu’elle a le droit à la parole et à l’existence.
Les modalités ont donc changé. Cette intifada est menée par la quatrième génération palestinienne depuis la Nakba, signant l’échec du système israélien fondé sur leur division et leur effacement. Son hymne est la chanson des rappeurs Daboor et Shabjdeed, rappelant que, soixante-treize après la création d’Israël, la résistance palestinienne n’a pas faibli : « Garde ton calme/ Tout se révèle dans l’épreuve/ Dieu sait qui nous sommes… Tu veux construire des montagnes, nous les détruirons/ Bienvenu à toi chez les enfants d’al Qods / On se débrouille pour briser le mauvais sort… C’est nous les courageux »[5]
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