Nesma Jaber, Middle East Eye, 4 décembre 2020
Dans son premier long métrage, primé lors de la dernière Mostra de Venise, Ameen Nayfeh raconte l’histoire de Mustafa, un Palestinien séparé des siens qui entreprend un dangereux périple pour rejoindre son fils à l’hôpital de l’autre côté du mur.
Quiconque regarde 200 Meters ne croit pas une seconde que tous les événements que raconte le film puissent arriver au cours d’un même voyage. « Je n’exagère pas en disant que tous ces obstacles peuvent être rencontrés par un Palestinien en un seul jour. C’est vraiment ça la réalité quotidienne des Palestiniens – une réalité que le monde ne connaît pas et que le film veut montrer », explique à Middle East Eye son scénariste et réalisateur, Ameen Nayfeh.
Par le biais d’une histoire humaine inspirée de son propre vécu, le jeune réalisateur de 32 ans réussit dans son premier long métrage, paru en septembre 2020, à relater la souffrance collective des familles palestiniennes scindées par le mur israélien.
Illégal au regard du droit international, cette barrière construite par Israël à partir de 2002 a provoqué la fragmentation de la société palestinienne. Au total mépris de toutes les condamnations internationales, la construction du mur se poursuit sans relâche.
Israël a notamment fait fi de l’avis consultatif de la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye en juillet 2004, qui a jugé illégale la construction du mur et a demandé la démolition des portions déjà achevées et la réparation des dégâts, tout comme l’Assemblée générale de l’ONU.
Originaire de Shweika, un village de Cisjordanie situé au nord de Tulkarem, Ameen Nayfeh était encore jeune quand il a été séparé de sa famille maternelle vivant à Arara, un village situé côté israélien de la barrière. Cette séparation imposée par le mur a eu un impact considérable sur le cinéaste.
« Je suis toujours coincé dans mes souvenirs à Arara, où j’ai passé mon enfance. Arara est le paradis pour moi. C’est mon Neverland ! », confie-t-il à MEE avec une vive émotion. « Mais je suis content aujourd’hui d’avoir fait de cette expérience tragique un film concret. »
Plongée au cœur de la réalité palestinienne
200 Meters raconte l’histoire d’un couple vivant dans deux villages, distants de 200 mètres mais séparés par le mur. Mustafa, joué par Ali Suliman, vit avec sa mère en Cisjordanie alors que sa femme Salwa et leurs trois enfants résident dans un village à majorité palestinienne en Israël.
Apprenant que son fils a été blessé dans un accident, Mustafa, qui a un problème avec son permis d’entrée en Israël, cherche désespérément à traverser clandestinement la frontière à l’aide d’un passeur en échange d’une somme considérable. Commence alors un voyage où le jeune père met sa vie en péril.
« La distance géographique de 200 mètres entre Mustafa et sa famille devient 200 kilomètres en raison du mur de l’apartheid »
– Ameen Nayfeh, réalisateur
« La distance géographique de 200 mètres entre Mustafa et sa famille devient 200 kilomètres en raison du mur de l’apartheid », déclare Ameen Nayfeh à MEE.
En 96 minutes, le réalisateur plonge les spectateurs au cœur du quotidien des Palestiniens face au mur. Il les fait voyager en Cisjordanie et les amène à éprouver l’impact terrible qu’un mur peut avoir sur les relations humaines.
Seul face au mur, Mustafa cherche par tous les moyens à maintenir un lien avec les siens. De son balcon, que ses enfants peuvent voir de l’autre côté, le jeune père envoie chaque soir des signaux clignotants à l’aide d’une lampe pour leur souhaiter une bonne nuit. Ils lui répondent de la même manière : une façon de s’incarner « physiquement » aux côtés de ses enfants.
Le film, inspiré de faits réels, a été tourné dans 35 sites différents, la plupart à Tulkarem, ville du nord-ouest de la Cisjordanie bordant la ligne verte, le tracé d’armistice de 1949 entre Israël et les pays arabes.
« Je voulais que ce road trip soit logique et réel pour le public palestinien », commente Nayfeh.
Une réalité qui fait l’originalité 200 Meters selon sa productrice May Odeh. Ce qui le distingue d’autres réalisations sur le mur israélien « est qu’au fil du film, on peut voir la géographie de la Palestine et identifier visuellement les difficultés de déplacement, les barrières, les check-points, les régions isolées, etc. », souligne-t-elle.
Des efforts de longue haleine enfin récompensés
À l’image du long voyage de Mustafa, la production du film s’est avérée particulièrement difficile. « Cela m’a pris sept ans pour développer le scénario et trouver des producteurs », explique Ameen Nayfeh.
« La culture en Palestine, comme partout dans le monde arabe, n’est pas une priorité », déplore May Odeh. « C’est pourquoi il a fallu autant de temps pour réaliser ce film. »
« Le mur dans 200 Meters représente toutes les barrières, les obstacles et les frontières construits par des politiques racistes pour séparer et diviser les gens et les peuples »
– May Odeh, productrice
Les conditions de production et les restrictions budgétaires ont obligé Ameen Nayfeh à tourner le film en seulement 22 jours. Mais ses efforts ont été récompensés.
Lors de sa première mondiale en septembre dernier lors de la 77eédition de la Mostra de Venise, le film a remporté le prix BNL People’s Choice Award aux « Venice Days » (« Journées des auteurs »).
« La réaction du public à Venise était vraiment exceptionnelle… les applaudissements ont duré plus de trois minutes consécutives », se remémore Nayfeh.
Eiass Younis, un cousin du réalisateur basé en Italie depuis quinze ans, a lui aussi assisté au festival. Lui et Ameen partagent la même souffrance de la séparation, mais chacun d’un côté différent de la barrière.
« C’est un film impressionnant ! En le regardant, je me sentais chez moi. J’ai aimé la simplicité du récit, exempt de toute haine », déclare-t-il à MEE. « Les dialogues sont réalistes. Ce film me rappelle mon enfance avec Ameen à Arara… La réaction du public était indescriptible. Je suis fier d’Ameen. »
L’équipe de 200 mètres portant un masque inspiré du Keffieh palestinien aux « Journées des Auteurs » (publié par Ameen Nayfeh sur les réseaux sociaux)
200 Meters a également remporté un grand succès lors de la 4e édition du festival du film d’El Gouna, en Égypte : le film a obtenu le prix du public « Cinema for Humanity Audience Award » et le prix « FIPRESCI ». Ali Suliman a, quant à lui, reçu le prix du meilleur acteur.
Ameen Nayfeh s’est également vu décerner le prix « Mena Massoud » de l’EDA Foundation et May Odeh a reçu le prix « Middle East and North African Region Talent Award » de la célèbre revue Variety. Elle est la première femme lauréate de ce prix, qui est par ailleurs ainsi attribué pour la première fois à un travail de production.
« Le cinéma est notre moyen de narrer l’histoire de la Palestine d’un point de vue palestinien », commente-t-elle à MEE.
« Le film rend palpables les barrières invisibles créées par cette barrière physique », poursuit la productrice. « Le mur dans 200 Meters représente toutes les barrières, les obstacles et les frontières construits par des politiques racistes pour séparer et diviser les gens et les peuples. »
200 Meters a été produit par Odeh Films (Palestine) en coproduction avec les sociétés MeMo Films et Adler Entertainment (Italie), Metafora Production (Qatar), ainsi que Film i Skåne et Way Feature Films (Suède).