Aseel Jundi, Middle East Eye, 12 mai 2021
Des coulisses aux avant-postes de la lutte, les femmes de Sheikh Jarrah mènent leur propre combat pour sauver leur quartier des plans israéliens d’appropriation des terres sur lesquelles elles ont grandi, dans des familles établies depuis plusieurs générations.
« Je m’enchaînerai moi-même dans ma chambre s’ils viennent à prendre d’assaut notre maison pour nous expulser de force », affirme Muna al-Kurd, 23 ans, dont la famille vit sous la menace d’être délogée de sa maison à Karm al-Jaouni, dans le quartier de Sheikh Jarrah, à Jérusalem-Est occupée. « Je ne partirai pas de chez moi, de Sheikh Jarrah. »
Alors que les Palestiniens sont attaqués par les forces israéliennes et les colons parce qu’ils défendent leur droit de rester chez eux, Muna, la seule journaliste du quartier, est rarement chez elle.
En effet, elle s’est mise à la disposition des médias afin de rendre compte des violations quotidiennes commises par les colons israéliens et les forces d’occupation.
Middle East Eye rencontre Muna près de la maison familiale. La journaliste livre son propre témoignage au sujet du quotidien des femmes de Sheikh Jarrah dans un contexte d’escalade des tensions, d’oppression quotidienne à l’encontre des habitants et de solidarité croissante de la part des activistes, alors que des ordres d’expulsion en faveur des colons les menacent.
Le harcèlement israélien a commencé à se manifester dans la vie de Muna en 2001, trois ans après sa naissance, lorsqu’une partie de sa maison a été fermée et ses clés confisquées pour y accueillir des colons.
« Avant la mort de ma grand-mère, je n’avais pas de chambre et je dormais dans le salon, près de la fenêtre, où j’imaginais une main portant une arme qui me tirait dessus »
– Muna al-Kurd, habitante de Sheikh Jarrah
« Certaines des premières histoires que j’ai entendues et dont j’ai parlé concernaient des menaces d’expulsion à l’encontre d’habitants du quartier, jusqu’à ce que la menace vienne frapper à notre propre porte », confie Muna.
« J’ai grandi et mûri avec les champs lexicaux du droit international, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, entre autres expressions de ce type. »
La maison des Al-Kurd est habitée par des colons depuis 2009.
Aujourd’hui, Muna se retrouve à répéter ces mêmes expressions sur les réseaux sociaux et auprès des médias, elle qui assume la responsabilité qui lui a été confiée en tant que journaliste par les habitants de Sheikh Jarrah pour recueillir un soutien international.
Muna défend depuis longtemps la cause de Sheikh Jarrah. Il y a deux mois, elle a lancé une campagne en ligne sous le hashtag #SaveSheikhJarrah pour attirer l’attention sur la détresse des habitants du quartier.
« À bout de souffle »
Dans le sillage des événements à Sheikh Jarrah, les femmes palestiniennes assument des rôles essentiels et prépondérants en assistant aux réunions des habitants et en participant au processus décisionnel, reconnaît Muna. Elles prennent également des initiatives individuelles en tant qu’activistes, en assistant aux audiences dans les tribunaux israéliens et en suivant de près la bataille juridique.
« Je ne saurais trop insister sur cette résilience en disant qu’en plus d’être terrorisées pour leur mari et leurs fils face à l’oppression quotidienne et brutale d’Israël, les femmes du quartier éprouvent une profonde anxiété découlant de la crainte d’une expulsion imminente de leur foyer », affirme-t-elle.
« Je dors avec mon voile et mon hijab par crainte d’un raid soudain, car nous avons affaire à des gangs »
– Nuha Attieh, habitante de Sheikh Jarrah
« Après avoir rompu le jeûne du Ramadan, les femmes s’empressent de divertir les activistes en leur offrant du thé, du café ou des melons frais pour atténuer la chaleur de la journée, puis elles se précipitent pour faire la police une fois que les activistes sont partis », raconte Muna avec un sourire qui cache des années de pression.
L’intrépidité de Muna s’est manifestée lorsqu’elle a tenté de libérer son frère des mains des forces spéciales israéliennes qui le frappaient violemment. Son frère a finalement été arrêté il y a quelques jours.
Interrogée au sujet de ses craintes, Muna répond qu’il est douloureux d’en parler et que cela ne peut se résumer en quelques mots.
« Je suis née et j’ai grandi à Sheikh Jarrah, je ne peux pas m’imaginer vivre ailleurs », confie-t-elle. « Parfois, je m’endors et je me réveille soudainement à bout de souffle. Depuis des années, je fais un cauchemar récurrent dans lequel j’ai l’impression que quelqu’un essaie de me déloger de ma maison par la force et je lui résiste. »
Muna répète qu’en dépit du danger quotidien qui plane sur elle et sa famille depuis que les colons occupent la moitié de leur maison et malgré la menace imminente d’une expulsion forcée de la partie restante, elle ne se sentirait en sécurité nulle part ailleurs.
« Avant la mort de ma grand-mère, je n’avais pas de chambre et je dormais dans le salon, près de la fenêtre, où j’imaginais une main portant une arme qui me tirait dessus », raconte-t-elle. « Mais je refuse totalement l’expulsion forcée. »
En 1948, le père de Muna, Nabil al-Kurd, a été chassé de sa maison à Haïfa par la milice juive et contraint de partir pour Jérusalem au cours de la Nakba (« catastrophe ») palestinienne.
Sa famille a fait partie des 28 familles que la Jordanie, en coopération avec l’UNRWA, l’agence des Nations unies pour les réfugiés, a décidé de réinstaller à Jérusalem en 1956 en échange de leur renoncement à leurs droits en tant que réfugiés.
Ces familles ont été sélectionnées et ont se sont vu attribuer des logements construits par le gouvernement jordanien pour une période de trois ans, après laquelle la propriété des biens leur revenait automatiquement.
Cependant, après l’occupation de Jérusalem en 1967 et le passage de l’est de la ville sous contrôle israélien, les habitants du quartier de Sheikh Jarrah ont eu la surprise de constater que deux commissions juives avaient enregistré en leur propre nom leurs dix-huit dounams (unité de mesure pour les surfaces) auprès de l’Autorité foncière en 1972.
Par conséquent, des dizaines de procédures judiciaires ont été engagées devant les tribunaux israéliens, alors que les 28 familles palestiniennes d’origine se sont agrandies et que le nombre d’habitants menacés d’expulsion au profit des colons a grimpé à 500, dont 111 enfants.
En 2001, pour pouvoir accueillir sa famille de plus en plus grande dans sa maison, Nabil a achevé la construction d’une extension. Mais quatre jours avant l’emménagement prévu avec sa famille, les autorités d’occupation israéliennes ont confisqué les clés de l’extension.
En 2009, des colons israéliens sont arrivés et ont occupé la maison, faisant de la vie de la famille al-Kurd un enfer marqué par un harcèlement incessant.
Aujourd’hui septuagénaire, Nabil attend avec trois autres familles de Sheikh Jarrah que la Cour suprême d’Israël rende son verdict dans l’affaire d’expulsion qui les concerne. La semaine dernière, la cour a reporté sa décision en raison de l’escalade des tensions.
Salwa Skafi
Sur la route menant de la maison de la famille al-Kurd à celle de la famille Skafi plus au nord, on peut voir des postes de colons à côté de la maison d’Umm Kamel al-Kurd, que les colons ont prise par la force en 2008.
Sur le portail en fer de la maison des Skafi, on est accueilli par une plaque comportant l’inscription « Nous ne quitterons jamais notre terre » en anglais. La maîtresse des lieux, Salwa Skafi, 62 ans, y vit depuis 1976.
« J’ai donné naissance à tous mes fils et à toutes mes filles ici, mes petits-enfants sont également nés ici », raconte Salwa à MEE.
« Chaque fois qu’il me vient à l’esprit que je pourrais être expulsée de cette maison, je sens une boule dans ma gorge.
« Nous ne pouvons plus dormir tranquilles et nous vivons sous une énorme pression, en particulier lors des délibérations judiciaires israéliennes, auxquelles j’ai tenu à assister ces derniers temps. »
Salwa confie son inquiétude pour ses fils et son mari, malade, en cas d’expulsion. Elle évoque ensuite le mari d’Umm Kamel, décédé d’une attaque cérébrale dans le mois qui a suivi leur expulsion forcée.
« Je me suis mariée dans cette maison et j’aimerais pouvoir y mourir. Je tiens énormément à tout ce qui se trouve entre ces murs et tout autour », affirme-t-elle. « Parfois, je pense à déraciner les arbres de ma cour, pour que les colons ne puissent pas manger leurs fruits. Dans quelques mois, les kakis du plaqueminier du Japon vont mûrir et tous les jours, je me demande qui les mangera : nous ou les colons ? »
Salwa décrit le sentiment général de frustration que partagent les femmes du quartier, qui risquent d’être confrontées à un destin cruel et à un avenir flou si les expulsions viennent à se concrétiser.
Nuha Attieh
Nuha Attieh, une infirmière de 59 ans qui vit à Karm al-Jaouni, dans le quartier de Sheikh Jarrah, depuis son mariage en 1988, affirme qu’elle ne se sent plus en sécurité depuis que la première famille a été expulsée du quartier en 2008.
Cette année, à l’occasion du Ramadan, les responsabilités des femmes sont chamboulées. Nuha ne se consacre plus à la préparation du repas de rupture du jeûne pour sa famille le soir. Elle assume désormais une plus grande responsabilité envers les activistes et se précipite pour leur venir en aide lorsque le besoin s’en fait sentir. Elle s’occupe également d’eux en leur offrant du thé, du café et des biscuits pour qu’ils se sentent comme chez eux.
Le traumatisme qu’elle a subi en voyant les forces israéliennes prendre d’assaut la maison de ses voisins en pleine nuit il y a treize ans n’a fait qu’amplifier le sentiment d’insécurité que Nuha éprouve.
« J’ai vu les portes de nos voisins, les Al-Gawi, voler en éclats dans la nuit noire, j’ai vu les femmes se faire jeter dehors en vêtements de nuit, expulsée de force de leur maison », raconte Nuha à MEE. « Cette scène ne quitte jamais mon esprit. Je me souviens avoir pris des vêtements chez moi pour les donner aux femmes. Aujourd’hui, avec les tensions dans le quartier, je dors avec mon voile et mon hijab par crainte d’un raid soudain, car nous avons affaire à des gangs. »
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