SYLVAIN CYPEL, Orient XXl, 27 NOVEMBRE 2019
Trois jours après que le secrétaire d’État américain Mike Pompeo eut annoncé, le 18 novembre, que son administration juge désormais la présence de colonies israéliennes en territoires palestiniens occupés « non contraire » au droit international, en d’autres termes pas illégales, plus personne, au plan international, ne se préoccupait de ses propos.
Il est vrai qu’entre temps, l’instigateur de cette décision – Donald Trump – et son principal bénéficiaire – Benyamin Nétanyahou – tenaient le haut de l’affiche pour d’autres motifs : accusés de corruption, ils étaient tous deux menacés de chuter. Mais en réalité, avant même l’émergence concomitante de ce risque mutuel pour les deux « amis », pour la communauté internationale, le changement de position américaine sur la nature juridique des colonies israéliennes était déjà passé par pertes et profits. Ce sujet, et plus généralement l’évolution du conflit israélo-palestinien, n’intéressent plus grand monde.
UN NOUVEAU « CADEAU » EMPOISONNÉ
Pourtant, après l’abandon de l’accord avec l’Iran sur le nucléaire militaire, après la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël et le transfert dans la ville de l’ambassade américaine, après l’acceptation de l’annexion par Israël du plateau syrien du Golan, après le retrait du financement américain à l’agence onusienne de soutien aux réfugiés palestiniens (UNRWA), après la fermeture de la représentation de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) à Washington, la « légalisation » des colonies israéliennes dans les territoires palestiniens occupés est un nouvel épisode d’envergure sur la liste des « cadeaux » offerts par l’administration Trump à son allié.
Chaque fois, pour le président américain, l’enjeu est le même : d’une part, donner de nouveaux gages à la fraction la plus déterminée de sa base électorale, constituée de nationalistes, d’évangéliques et de suprémacistes blancs — ces trois catégories n’étant pas exclusives l’une de l’autre, et dans le cas des colonies israéliennes, l’objectif était de satisfaire au premier chef les évangéliques – de l’autre de conforter Benyamin Nétanyahou dans sa capacité à préserver sa domination sur le champ politique interne israélien. Stratégiquement, ces « cadeaux » participent également d’une volonté commune aux deux hommes : démanteler le cadre qui fixe les normes du droit international depuis les lendemains de la seconde guerre mondiale.
DÉMANTELER LE DROIT INTERNATIONAL
Pour mémoire, sous de nombreux présidents américains, Ronald Reagan inclus, les États-Unis se sont abstenus au Conseil de sécurité de l’ONU afin de laisser passer des résolutions votées par 14 voix contre zéro et stipulant que les Conventions de Genève s’appliquent aux territoires occupés par Israël. Ces résolutions définissent systématiquement Israël comme « puissance occupante », et ses implications, en premier lieu l’interdiction de bâtir des colonies, s’appliquent « aux territoires palestiniens occupés par Israël depuis 1967, y compris Jérusalem, ainsi qu’aux autres territoires arabes occupés », selon les termes chaque fois utilisés par la plus haute instance onusienne.
La résolution 2334 du Conseil de sécurité, dernière des résolutions de ce type, date du 16 décembre 2016, peu avant le départ de Barack Obama de la Maison Blanche. Elle
réaffirme que la création par Israël de colonies de peuplement n’a aucun fondement en droit et constitue une violation flagrante du droit international et un obstacle majeur à la réalisation de la solution des deux États et à l’instauration d’une paix globale, juste et durable.
Ces colonies israéliennes ont toutes été rendues possibles depuis 50 ans par une politique étatique planifiée de dépossession des propriétaires et des résidents palestiniens (« et autres », comme dirait l’ONU). Si ces spoliations ne contreviennent plus aux textes votés par les organismes qui fixent le droit international, à quoi servent ces résolutions ?
UNE LIGNE NON SUIVIE PAR LES AUTRES ÉTATS
Cela étant dit, force est de constater qu’au plan international, la ligne suivie par Trump reste à ce jour sans grand effet pratique immédiat. En deux ans, la quasi-totalité de ses décisions concernant la zone Israël-Palestine n’a été suivie par aucun autre gouvernement dans le monde. Aucun n’a transféré à ce jour son ambassade de Tel-Aviv à Jérusalem, même parmi les États les plus ouverts aux idées des dirigeants israéliens (la Hongrie, le Brésil, l’Inde ou les Philippines, par exemple).
Aucun n’a reconnu l’annexion du Golan. Et on peut prévoir qu’il en ira de même de l’annonce concernant la « légalité » des colonies. Très peu d’États adhéreront à cette vision, peut-être même aucun. Mais pour autant, la nouvelle initiative de Trump n’est pas anodine. Elle pourrait préluder à d’autres annexions de territoires – surtout si Benyamin Nétanyahou parvient à préserver son pouvoir, ce qui ne peut être totalement exclu, même si c’est improbable après son inculpation pour corruption, fraude et abus de confiance, le 20 novembre.
VERS L’ANNEXION DES TERRITOIRES PALESTINIENS ?
Car dans la perspective de nouvelles élections législatives en Israël, si Nétanyahou reste en position de continuer de diriger son parti, le Likoud, il entend à la fois promettre aux Israéliens de nouvelles annexions de territoires palestiniens — les sondages montrent que l’opinion juive y est majoritairement favorable — et, pour se prémunir au cas où l’actuel occupant de la Maison Blanche ne serait pas reconduit, il attend de Trump de nouveaux cadeaux substantiels avant l’élection présidentielle américaine, dans moins d’un an. L’annexion en totalité ou en partie, avec le soutien de Washington, de la vallée du Jourdain et, plus largement, de la zone dite « C » en Cisjordanie – 62 % de ce territoire, mais 10 % seulement de sa population palestinienne – feraient très bien son affaire. Il a déjà évoqué cette option lors des deux précédentes campagnes législatives de l’année en cours. Et, même s’il n’est plus là, le camp colonial qui le soutient devrait de nouveau avancer cette idée lors de la campagne à venir. Ce n’est pas l’opposition de centre droit, nommée Bleu et Blanc, qui y fera obstacle. Son patron, l’ex-chef d’état-major Benny Gantz a, comme Nétanyahou, félicité Trump pour sa décision de « légaliser » les colonies. Quant à la vallée du Jourdain et aux grands « blocs » de colonies (tous situés en zone C), Gantz a lui aussi plusieurs fois indiqué qu’ils devraient selon lui être insérés dans l’État d’Israël.
Ainsi, dans l’état de mort cérébrale dans lequel se trouve le « processus de paix » israélo-palestinien, Israël entend poursuivre méthodiquement son entreprise de conquête de la terre et de démembrement de la société palestinienne qui y vit. Aussi peut-on légitimement s’interroger : que restera-t-il de la politique menée par Trump au Proche-Orient, c’est-à-dire de la reconnaissance par Washington des « faits accomplis » israéliens, s’il disparait de la scène politique ? On peut imaginer qu’une administration démocrate annulera la reconnaissance américaine de la « légalité » des colonies ou l’annexion du Golan. Mais osera-t-elle annuler aussi la reconnaissance de Jérusalem comme capitale du pays et le transfert de l’ambassade ? Vu la charge symbolique de l’affaire aux États-Unis et les promesses réitérées de plusieurs présidents américains d’y procéder, cela parait peu vraisemblable.
HOSTILITÉ CROISSANTE DES DÉMOCRATES AMÉRICAINS
Pourtant, l’impact de la politique de Trump se manifeste, de manière de plus en plus visible, à l’intérieur même des États-Unis. Et il n’est pas toujours bénéfique pour Israël. En particulier, la multiplication des soutiens apportés à la politique coloniale d’Israël suscite désormais une hostilité croissante et active au sein du parti démocrate. Les récents débats entre candidats à la candidature démocrate à la prochaine élection présidentielle aux États-Unis ont montré que cette tendance et ses porte-paroles — Bernie Sanders, Elizabeth Warren, en particulier — ont le vent en poupe ; ce qui effraie l’appareil du parti, qui a lancé une vigoureuse contre-offensive pour tenter d’éviter que l’un d’eux ne remporte les élections primaires. Reste que chaque nouvelle initiative de Trump, applaudie par la classe politique israélienne dans son immense majorité, éloigne la base démocrate du soutien à Israël, surtout parmi les jeunes.
L’EUROPE IMPOTENTE ET RÉSIGNÉE
Quant à l’Europe, c’est peu dire que son impotence résignée est « pire qu’un crime, une faute », selon l’adage. Bien qu’après la déclaration de Mike Pompeo, l’Union européenne (UE), par la voix du chef de sa diplomatie Federica Mogherini eut réitéré la position officielle des Européens :
Toute activité de colonisation [dans les territoires occupés par Israël] est illégale selon la loi internationale et érode la viabilité de la solution à deux États et la perspective d’une paix durable, comme l’affirme la résolution 2334 du Conseil de sécurité. et bien qu’une semaine auparavant, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) ait confirmé dans un arrêt l’obligation pour Israël d’étiqueter les produits issus des territoires occupés, on peut difficilement considérer que l’Europe veuille faire réellement appliquer le droit international au Proche-Orient. Car ces déclarations et ces arrêts sont si récurrents depuis un demi-siècle sans qu’ils ne soient jamais suivis de la moindre conséquence pratique qu’ils permettent à un pays, Israël, de se comporter comme s’ils étaient nuls et non avenus. Compte tenu des interventions unilatérales répétées de l’administration Trump dans le conflit israélo-palestinien, on aurait pu imaginer que l’UE sache mettre à profit cette situation pour se positionner en premier promoteur d’une solution viable à ce conflit, c’est-à-dire d’une solution, quelle que soit sa forme, fondée sur la reconnaissance de la parité en droits et en dignité des deux protagonistes. Malheureusement, force est de constater que l’UE est incapable de dépasser le niveau des « paroles verbales ».