Marine Caleb – correspondante au Liban
Au Canada comme dans beaucoup de pays du Nord, l’économie a besoin de l’immigration. Du moins d’une partie d’entre elle, triée sur le volet. Seulement, cette tendance se fait au détriment des économies en berne des pays d’origine au Sud comme la Tunisie.
Ces dernières années, l’ambiance est au sauve-qui-peut en Tunisie. Désenchantée et accablée, la population ne pense qu’à fuir. Pour une vie décente, pour donner un avenir à ses enfants ou simplement pour trouver du travail.
En cause, une crise politique, institutionnelle, économique et sociale qui s’enlise surtout depuis 2019 et après l’arrivée au pouvoir par un coup de force de Kaïs Saïed. Beaucoup de denrées sont régulièrement en pénurie, les systèmes éducatifs et de santé s’écroulent, et le chômage des jeunes atteint 35,2 %, selon un rapport de l’Observatoire national de la Jeunesse publié en 2021.
Face à un horizon trouble, voire bloqué, les jeunes ne pensent qu’à une chose, émigrer. Selon un sondage du Baromètre arabe publié en mars 2024, 46 % de la population tunisienne souhaitent quitter le pays — c’est le double du pourcentage de 2011. Et pour les jeunes, ce chiffre atteint 71 %. Un véritable brain drain est en marche : dans un pays où il y a moins d’un médecin pour 1000 habitants dans le public, ils étaient 970 à partir chaque année depuis 2021. Mais ce n’est pas tout. Le pays voit aussi s’enfuir des enseignants et enseignantes, des ingénieurs et autres personnels qualifiés et essentiels.
À défaut de ne pouvoir évoluer dans leurs pays d’origine en difficulté, ils viennent combler les besoins de ces pays d’accueil au Nord. Cela tombe bien, car de plus en plus de pays ont besoin de l’immigration.
L’immigration pour l’économie
C’est le cas du Canada, où l’immigration est nécessaire pour combler des pénuries de main-d’œuvre dans plusieurs secteurs, ainsi qu’un vieillissement de la population et un taux de natalité en baisse. Au Québec 1, ce sont les personnes immigrantes qui ont permis de ralentir le vieillissement de la population, selon un rapport de mai 2024 de l’Institut de la statistique du Québec.
Pour de nombreuses personnes venant de Tunisie ou du Sud global, le Canada représente l’eldorado : un pays accueillant où le travail coule à flots. C’est que le gouvernement affiche aussi fièrement son besoin de main-d’œuvre immigrante pour relancer son économie. « Le discours est instrumental. Au Québec comme au Canada, on ne cesse de dire que l’on a besoin d’immigrant.es, car on a un problème économique », explique Chedly Belkhodja, enseignant-chercheur à l’Université Concordia.
Les immigré.es économiques sont triés sur le volet et les étudiant.es doivent posséder un grand capital financier pour pouvoir se payer des études. De même, l’accès à la résidence permanente est conditionné par l’expérience et les compétences : le pays cherche une migration jeune, qualifiée, diplômée, parlant français et anglais et ayant de l’expérience de travail. « Le système canadien a toujours été sélectif. Aujourd’hui, on veut une immigration libérale et professionnelle », explique Chedly Belkhodja.
Une responsabilité des pays du Nord ?
Mais ce qui profite au Nord dessert le Sud. Alors que les pays comme le Canada voient leurs besoins comblés par une main-d’œuvre immigrée, les pays du Sud se vident, ce qui perpétue les crises en cours. Et les pays du Nord ne semblent pas le prendre en compte : « Il y a une absence complète de réflexion sur ce qui se passe dans les pays de départ, qui se vident de leur population », regrette Chedly Belkhodja.
« Si l’émigration baisse le capital humain des pays en développement, la capacité de développement de ces pays diminue et la migration, régulière comme irrégulière, augmente », explique Manon Domingues Dos Santos, professeur d’université en économie des migrations. Un cercle vicieux qui les enfonce dans leurs crises et ne réduit pas l’afflux d’immigrant.es dits « irrégulier.ères ». Celles et ceux qui ne peuvent migrer de manière régulière, faute de compétences suffisantes, prennent la mer et risquent leur vie pour demander l’asile ailleurs.
« On prive les pays du Sud de personnel de santé dont ils ont financé la formation et dont les conditions sont problématiques », explique Manon Domingues Dos Santos en référence aux processus de reconnaissance des diplômes et d’équivalence.
De son côté, Amade M’Charek, anthropologue et professeure à l’Université d’Amsterdam travaillant actuellement sur les causes de la migration et les relations coloniales en cours, parle d’une responsabilité du Nord. « Je pense que c’est immoral de la part de ces pays ! » affirme la chercheure originaire de Zarzis en Tunisie. « Ils ne font pas le lien : si tu sélectionnes des ressources humaines, tu crées un désastre [en encourageant l’augmentation de l’immigration irrégulière]. Il y a toujours un prix à payer. Un prix qui sera bien plus élevé pour les pays de départ comme la Tunisie. On a besoin d’être plus au courant de cela », dénonce-t-elle.
Penser différemment la migration
Interrogé sur des solutions à cette situation, l’historien et professeur spécialisé sur les migrations méditerranéennes Riadh Ben Khalifa propose de penser la migration à plusieurs. « Il nous faut par exemple une politique migratoire au niveau de l’Union africaine, mais aussi des politiques de développement dans les pays en voie de développement et les pays de transit. Pas par la corruption des régimes, mais par de véritables moyens pour soutenir la population et les migrants », explique-t-il entre deux cours depuis l’Université de Tunis.
Manon Domingues Dos Santos apporte une nuance : « La migration permet aussi aux personnes des pays de départ d’accumuler des compétences qu’elles n’auraient peut-être pas eues et qu’elles pourront ensuite utiliser dans leur pays d’origine », explique-t-elle.
Alors que ce sont les pays de départ qui paient le coût des études des futures élites et de leur départ pour le Nord, elle aimerait que la migration pour le travail soit pensée de manière plus circulaire et propose ainsi une « gestion coopérative entre les pays de départ et d’accueil ».
- En 2023, le taux de fécondité a atteint 1,38 enfant par femme au Québec, de même que le nombre de décès a dépassé le nombre de naissances dans 10 régions sur 17[↩]