Amélie David – correspondante
En Polynésie française, dans le Pacifique sud, des communautés vivant de la pêche se réapproprient la gestion des ressources naturelles. Depuis la fin des années 1980, et surtout depuis plus récemment, des zones de pêches réglementées, appelées en tahitien rahui, sont mises en place dans certains lagons afin de préserver les ressources halieutiques et l’environnement.
Les lagons de Polynésie française sont aussi beaux qu’ils sont précieux. A la fin d’une chaude matinée du mois d’avril, Manarii Estall indique aux touristes venus visiter la pointe de la commune de Teahupo’o, à la presqu’île de Tahiti, où se garer. Chapeau tressé en feuilles de cocotiers sur la tête, le Tahitien leur propose aussi un tour en bateau pour se rapprocher de la mythique vague de Teahupo’o là où dans quelques semaines se tiendra l’épreuve de surf des Jeux Olympiques de Paris.
Le lagon de la commune (qui fait partie de celle de Taiarapu-Ouest) s’étend sur une surface de 700 hectares et accueille de nombreuses activités : pêche, surf, navigation, baignade… Depuis 2014, environ 5% de cette surface a été classée en zone rahui. Le rahui est un terme polysémique tahitien qui désigne une partie d’un territoire, sur terre ou sur mer, où il est interdit de se rendre et de prélever les ressources naturelles.
En Polynésie française, il concerne aujourd’hui seulement des espaces lagonaires.
« Je suis, comme on dit, un pêcheur du dimanche, le petit poisson pour le petit-déjeuner, tu vois, explique dans un sourire Manarii Estall, dont la maison borde la surface du rahui. Je pense que le rahui est une bonne chose et est au bon endroit : il y a beaucoup de courants donc cela permet le déplacement des poissons. Et puis, il y avait tellement de pêcheurs que nous devons protéger notre lagon. »
Teahupo’o a été la première commune de l’île de Tahiti a instauré un rahui. C’est aussi l’un des plus stricts où il est interdit de pêcher, de se baigner, de naviguer… Les contrevenants s’exposent à des amendes de plus de 2000 dollars canadiens (170 000 Francs Pacifiques). De l’autre côté de la rivière, là où la route s’arrête, Nicolas Parker discute sous le porche de la maison de sa fille.
De l’importance du rahui
Cet habitant de Teahupo’o est un ancien pêcheur professionnel. « J’ai toujours été convaincu de l’importance du rahui. Mais je pense aussi que maintenant, il est temps de le rouvrir. Au moins de temps en temps, et fermer une autre partie du lagon par exemple », souligne celui qui a lâché les lignes de pêche depuis plusieurs années. Le rahui de Teahupo’o a toujours été maintenu fermé, sur décision de son comité de gestion.
Les rahuis en Polynésie sont décidés par et avec les communautés qui sont accompagnées par des scientifiques. Mais leur management revient aux comités composés de pêcheurs, d’habitants et d’élus locaux. « De nombreux endroits en Polynésie française n’avaient plus de poissons donc nous nous devions de mettre en place des zones pour protéger nos lagons, comme celles que nos ancêtres avaient déjà implémentés en leur temps. Le rahui est aussi un moyen de combattre la pauvreté et de s’assurer que tout le monde peut manger correctement », expose le président de la Fédération des associations de protection de l’environnement (FAPE), Winiki Sage.
Le rahui est une pratique ancienne qui date d’avant l’arrivée des colons européens. Les chefs polynésiens en décidaient la zone d’implantation, la durée et la réouverture. Un rahui pouvait être mis en place pour différentes occasions et pour des raisons politiques. Il avait, souvent, un aspect sacré : c’était un lieu à respecter. Avec l’arrivée des colons, cette pratique a été interdite puis effacée des traditions. « Le rahui, c’était un triangle entre les humains, les ancêtres et les ancêtres déifiés. Le rahui pouvait être mis en place par différents groupements de société, sur un territoire qu’ils contrôlaient directement. Tout ceci se superposait. Les missionnaires vont désacraliser la notion… Tout en s’en servant, parfois, pour des raisons économiques », explique Tamatoa Bambridge, anthropologue et directeur du centre de recherche sur le rahui, basé à Moorea.
La Polynésie française est toujours sous l’autorité administrative et juridique de la France mais jouit d’un statut d’autonomie particulier, qui lui confère le statut de Pays d’Outre-mer. Depuis 2013, elle est inscrite sur la liste des pays à décoloniser des Nations Unies. Dès la fin des années 1980, comme sur l’île de Rapa au sud de Tahiti, les communautés réinstaurent cet outil pour protéger les ressources halieutiques. « Aujourd’hui, le sens du mot, le concept et les usages ont considérablement évolué. Le rahui est en lien avec les communautés, il est décidé par elles, et il n’y plus vraiment de notion de sacré comme avant », poursuit l’anthropologue.
13 zones de pêche réglementées ou rahui
Fidèle ou non au concept historique du rahui, ce mode de gestion de ressources naturelles reste ancré dans la culture traditionnelle polynésienne. L’île de Tahiti compte 13 zones de pêche réglementées ou rahui selon l’ONG Pew-Bartarelli, ce qui représente environ 40 % de son lagon. Les premiers résultats des chercheurs du Criobe (Centre de recherche insulaire et observatoire de l’environnement, basé à Moorea) indiquent que les rahui peuvent être efficaces, notamment ceux de Teahupo’o et de Tautira. Beaucoup de pêcheurs estiment désormais, notamment à Teahupo’o, que « les poissons débordent. » Mais plus d’études sur le long-terme sont nécessaires pour confirmer ces résultats.
Les rahuis continuent de s’étendre ailleurs en Polynésie, même si leur installation implique parfois des tensions et soulève des oppositions, et qu’ils ne sont pas toujours respectés dans leur entièreté. La grande majorité des comités de gestion des rahui relèvent du braconnage dans les zones interdites à la pêche. L’île de Bora Bora, très touristique, devrait bientôt placer en rahui une partie de son lagon au bout d’un processus de deux ans. « Il y a quelques difficultés à la mise en place d’un rahui à Bora car il y a beaucoup d’utilisateurs dans le lagon. Mais il rend aussi beaucoup de services écosystémiques, donc il y a un intérêt à la protéger. Il faut augmenter le stock de poissons pour permettre la sécurité alimentaire. C’est ça qui nous anime : préserver les stocks ! », souligne Tehani Maueau, présidente de l’association Vai ma noa de Bora Bora, qui participe à la mise en place du rahui. Le comité de gestion inclut les autorités locales et religieuses de l’île, mais aussi les associations des habitants, des pêcheurs et des associations culturelles. Pour Tehani Maueau : « Aujourd’hui, je crois que c’est une manière de se réapproprier les traditions. »