Tithi Bhattacharya, Plateforme d’enquêtes militantes, 6 avril 2020
Nous publions cette contribution de Tithi Bhattacharya, figure importante du mouvement féministe Global. Dans la perspective de ses travaux – qui mettent en avant un féminisme résolument antagoniste avec le capital – elle souligne dans ce texte l’importance du travail reproductif assuré en grande partie par des femmes dans un monde pandémique. En effet, c’est une des composantes plus exploitées du travail qui est aujourd’hui à même de sauver des vies et de favoriser une sortie de la crise : non pas des « soldats sur la ligne de front », mais une composition sociale complexe et stratifiée, positionnée dans un nœud stratégique du capitalisme contemporain.
Quand je repenserai à cette crise dans les années à venir, deux images me resteront en mémoire. L’une est celle d’Italiens ordinaires chantant les uns pour les autres à travers les balcons, en solidarité avec les voisins isolés et les soignants en première ligne. L’autre est celle de la police indienne arrosant les travailleurs migrants et leurs enfants avec de l’eau de javel pour avoir « osé » traverser le pays à pied après la fermeture de leur lieu de travail pendant le confinement et l’absence de transports publics pour rentrer chez eux.
Ces images incarnent respectivement la réaction des gens ordinaires à la pandémie de Coronavirus et la réponse du capitalisme lui-même. L’une est celle de la solidarité et du souci de préserver la vie, l’autre, celle de la discipline carcérale dans l’intérêt du profit.
Des exemples de ces réponses diamétralement opposées jalonnent le paysage de la crise actuelle. Les agriculteurs palestiniens laissent des produits frais au bord des routes pour les personnes qui n’ont pas les moyens d’acheter de la nourriture, tandis que le Hongrois Victor Orban a utilisé la crise pour gouverner par décret. Aux États-Unis, les travailleurs de General Electric obligent l’entreprise à produire des respirateurs, tandis que les sociétés de recrutement de personnel médical tentent de maintenir leurs profits en réduisant les salaires et les avantages des employés qui traitent les patients atteints de coronavirus.
La pandémie montre tragiquement que, alors qu’il faut se concentrer sur le sauvetage et le maintien de la vie, le capitalisme ne se préoccupe que de sauver l’économie, ou les profits ; au point qu’un homme politique texan, représentant pleinement sa classe, veut que les Américains sacrifient leurs grands-parents pour sauver l’économie.
Cette relation entre le profit et la vie sous le capitalisme est au centre de la théorie de la reproduction sociale (Social Reproduction Theory SRT). Les principaux arguments de la SRT sont les suivants.
Alors que le capitalisme en tant que système ne se préoccupe que du profit, le profit étant le moteur et la force vitale du capital, le système a une relation de dépendance réticente aux processus et aux institutions de création de vie. Le système dépend des travailleurs pour produire des marchandises qui sont ensuite vendues pour faire des profits. Le système ne peut donc survivre que si la vie des travailleuses et travailleurs est reproduite de manière continue et fiable tout en étant remplacée au niveau générationnel. La nourriture, le logement, les transports publics, les écoles et les hôpitaux publics sont tous des ingrédients de la création de la vie qui reproduisent socialement les travailleurs et leurs familles. Le niveau d’accès à ces éléments détermine le sort de la classe dans son ensemble, et les femmes continuent d’effectuer la majeure partie du travail de création de vie à l’échelle mondiale. Mais le capital hésite à consacrer une partie de ses bénéfices à des processus qui entretiennent et maintiennent la vie. C’est pourquoi tout le travail de soin est dévalorisé ou non rémunéré sous le capitalisme, tandis que les institutions de création de la vie telles que les écoles et les hôpitaux sont soit constamment privatisés soit sous-financés.
La pandémie de Coronavirus oblige le capitalisme à donner temporairement la priorité à la création de la vie. De nouveaux hôpitaux sont créés pour soigner les malades. Les lois draconiennes sur l’immigration sont normalement assouplies, tandis que les hôtels chics sont réquisitionnés pour héberger les sans-abri. Mais nous assistons également à une escalade simultanée des fonctions carcérales des États capitalistes. Israël a utilisé la crise pour renforcer la surveillance. La Bolivie a reporté les élections alors que l’Inde assiste à une augmentation des brutalités policières.
Alors que nous sommes en pleine crise, nous devons exiger que les travailleurs qui assurent des services essentiels, dont la grande majorité sont des femmes – nos infirmières, nos food workers, nos médecins, nos nettoyeurs, nos éboueurs – reçoivent la dignité et les salaires qu’ils méritent. Les agents de change ou les banquiers d’investissement ne font pas fait partie de la liste des « services essentiels » du gouvernement. En tant que féministes, nous devrions exiger que, maintenant et pour toujours, les gains de l’élite correspondent à leur utilité.
Mais une fois la crise pandémique passée, nous ne pouvons pas revenir au « business as usual ». Nous devons exiger qu’au lieu que le capitalisme mette nos vies en crise, nous mettions en crise sa dynamique de profit par rapport à la vie.
Que la vie et sa reproduction deviennent la base de l’organisation sociale, pour que beaucoup s’épanouissent et non plus que quelques uns prospèrent.