Ramzy Baroud, Chronique de Palestine, 31 mai 2021
“L’insurrection palestinienne de 2021” restera dans l’Histoire comme l’un des événements les plus influents qui ont façonné de façon irréversible la pensée collective en Palestine et au-delà. Seuls deux autres événements peuvent être comparés à ce qui vient de se passer en Palestine : la révolte de 1936 et la première Intifada de 1987.
La grève générale et la rébellion de 1936 à 39 ont été d’une importance capitale parce qu’elles ont représenté la première expression incontestable de l’action politique palestinienne collective. Malgré son isolement et ses faibles moyens de résistance, le peuple palestinien s’est levé à travers toute la Palestine pour défier à la fois les colonialismes britannique et sioniste.
L’Intifada de 1987 était également historique. C’est cette action collective et durable, sans précédent, qui a unifié la Cisjordanie occupée et Gaza après l’occupation israélienne de ce qui restait de la Palestine historique en 1967.
Cette révolte populaire légendaire, bien que coûteuse en sang et en sacrifices, a permis aux Palestiniens de reprendre l’initiative politique et, une fois de plus, de parler comme un seul peuple.
Cette Intifada a finalement été circonscrite après la signature des accords d’Oslo en 1993. Pour Israël, Oslo était un cadeau de la direction palestinienne qui lui a permis de supprimer l’Intifada et d’exploiter l’Autorité palestinienne (AP) alors nouvellement inventée, pour servir de tampon entre l’armée israélienne et les Palestiniens opprimés et sous occupation
Depuis ces années, l’histoire de la Palestine a suivi une trajectoire déprimante, celle de la désunion, de l’esprit partisan, des rivalités politiques et, pour quelques privilégiés, d’une honteuse richesse. Près de quatre décennies ont été perdues dans un discours politique autodestructeur centré sur les priorité américano-israéliennes, où il n’est que question de «sécurité israélienne» et de «terrorisme palestinien».
Des terminologies anciennes mais justifiées, telles que “libération”, “résistance” et “lutte populaire” ont été remplacées par un langage plus “pragmatique” autour de formules comme “processus de paix”, “table de négociation” et “navettes diplomatiques”. L’occupation israélienne de la Palestine, dans ce discours trompeur, est réduite à un “conflit” et un “différend”, comme si les droits fondamentaux de l’homme pouvaient faire l’objet d’une interprétation politique.
Comme c’était prévisible, Israël, déjà solidement établi, s’est enhardi en triplant le nombre de ses colonies illégales et de ses colons en Cisjordanie. La Palestine a été segmentée en minuscules bantoustans isolés les uns des autres, de style sud-africain, chacun portant un code – Zones, A, B, C – et le mouvement des Palestiniens à l’intérieur de leur propre patrie est devenu dépendante de divers permis avec code-couleur de l’armée israélienne.
Des femmes accouchant aux points de contrôle militaires en Cisjordanie, des patients atteints de cancer mourant à Gaza en attendant l’autorisation de se rendre dans un hôpital, et bien d’autres cas, ont commencé à marquer la réalité quotidienne de la Palestine et des Palestiniens.
Au fil des années, l’occupation israélienne de la Palestine s’est transformée en une question marginale dans la politique internationale. Dans le même temps, Israël consolidait ses relations avec de nombreux pays, y compris des pays de l’hémisphère sud qui historiquement s’étaient tenus aux côtés de la Palestine.
Même le mouvement de solidarité internationale pour les droits des Palestiniens s’est retrouvé en plein confusion, fragmenté, ce qui est une conséquence directe de l’état du mouvement national en Palestine. En l’absence d’une voix palestinienne unifiée, beaucoup se sont crus autorisés à faire la leçon aux Palestiniens sur la manière de résister, les “solutions” pour lesquelles ils devaient se battre et sur les politiques à adopter.
Il semblait qu’Israël avait finalement pris le dessus et, pour de bon.
Désespérés de voir les Palestiniens se dresser à nouveau, beaucoup ont appelé à une troisième Intifada. En effet, pendant de nombreuses années, les intellectuels et les dirigeants politiques ont appelé à une troisième Intifada palestinienne, comme si le flux de l’histoire, en Palestine – ou ailleurs – se conformait à des vues intellectuelles ou obéissait aux injonctions d’un individu ou d’une organisation.
La réponse rationnelle était, et demeure, que seul le peuple palestinien déterminera la nature, la portée et la direction de son action collective. Les révoltes populaires ne sont pas le résultat de vœux pieux mais de circonstances dont le point de basculement ne peut être décidé que par le peuple lui-même.
Mai 2021 a été ce point de basculement. Les Palestiniens se sont levés à l’unisson de Jérusalem à Gaza, dans chaque pouce de la Palestine occupée, y compris les communautés de réfugiés palestiniens dans tout le Moyen-Orient et, ce faisant, ils ont également dépassé une situation politique impossible. Le “problème” palestinien n’est plus celui de l’occupation israélienne de la Cisjordanie, de Gaza et de Jérusalem-Est uniquement, mais aussi du racisme et de l’apartheid israéliens qui agressent les communautés palestiniennes à l’intérieur d’Israël.
De plus, c’était aussi une crise pour le leadership et l’esprit de factions profondément enraciné, en même temps qu’une contestation de la corruption politique.
Lorsque le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, a décidé le 8 mai de lâcher les hordes de policiers et de fascistes juifs sur les fidèles palestiniens de la mosquée Al-Aqsa, qui protestaient contre le nettoyage ethnique du quartier de Sheikh Jarrah à Jérusalem-Est, il tentait simplement de marquer quelques points politiques dans les courants les plus réactionnaires et chauvins d’Israël.
Il voulait également rester au pouvoir ou, du moins, éviter la prison à la suite de son procès pour corruption.
Il ne prévoyait cependant pas qu’il déclencherait l’un des événements les plus historiques en Palestine, qui finirait par résoudre une situation palestinienne apparemment sans solution. Il est vrai que la guerre de Netanyahu contre Gaza a tué des centaines de personnes et en a blessé des milliers.
Les violences qu’il a perpétrées en Cisjordanie et dans les quartiers arabes d’Israël ont fait des dizaines de morts. Mais, le 20 mai, ce sont les Palestiniens qui ont célébré la victoire, alors que des centaines de milliers de personnes descendaient dans les rues pour fêter leur triomphe en tant que nation unifiée et fière.
Gagner ou perdre les guerres de libération nationale ne peut pas être mesuré à l’aune du nombre de morts ou du degré de destruction infligés de part et d’autre. Si tel était le cas, aucune nation colonisée n’aurait jamais gagné sa liberté.
Les Palestiniens ont vaincu parce que, une fois de plus, ils sont sortis des décombres des bombes israéliennes comme une nation déterminée à gagner sa liberté, quelque soit le prix. Cette prise de conscience a été symbolisée dans les nombreuses scènes de foules palestiniennes en liesse, brandissant les drapeaux de toutes les organisations palestiniennes, sans exception.
Enfin, on peut affirmer sans équivoque que la résistance palestinienne a remporté une victoire de première importance, sans doute sans précédent dans sa fière histoire. C’est la première fois qu’Israël est forcé d’accepter que les règles du jeu ont changé, certainement définitivement. Il n’est plus seul à déterminer l’avenir en Palestine occupée, car le peuple palestinien est enfin une force avec laquelle il lui faut compter.