Que sont les alternatives systémiques ?

Pablo Solón, Syetemic Alternatives, mars 2019

 

La prémisse qui sous-tend les alternatives systémiques est que les crises environnementales, économiques, sociales, géopolitiques, institutionnelles et civilisationnelles forment un tout. Elles sont interdépendantes et se nourrissent les unes les autres. Il est donc impossible de résoudre l’une de ces crises sans aborder les autres de manière complémentaire. Les stratégies unidimensionnelles sont incapables de résoudre les crises systémiques et peuvent même, à l’inverse, les aggraver.

Les crises systémiques sont causées par un ensemble de facteurs : capitalisme, xénophobie, racisme, patriarcat, extractivisme, anthropocentrisme, ploutocratie, productivisme et colonialisme. Une alternative systémique cherche à confronter et à dépasser les causes structurelles des crises systémiques.

Les alternatives systémiques ne procèdent pas par étapes. Ils ne suggèrent pas que le capitalisme doive être d’abord vaincu pour ensuite affronter le patriarcat ou l’anthropocentrisme. Les alternatives systémiques reconnaissent que le capitalisme, le patriarcat, l’anthropocentrisme et les autres facteurs mentionnés ci-dessus sont interdépendants et se renforcent mutuellement.

Une alternative peut commencer par s’attaquer à un ou plusieurs de ces facteurs, mais elle acquiert une dynamique systémique lorsqu’elle va de l’avant et s’attaque aux autres facteurs qui contribuent également aux causes profondes des crises systémiques.

Généralement, les alternatives naissent de la résistance : STOPPER les combustibles fossiles, EN FINIR avec les féminicides, DIRE NON à l’autoritarisme… À partir des résistances, nous construisons les alternatives.

Proposer des énergies renouvelables à la place des énergies fossiles est une alternative. Promouvoir la paix contre la guerre est une alternative. L’agroécologie plutôt que l’agriculture toxique est une alternative. Ces propositions positives sont toutes des alternatives, mais pas nécessairement des alternatives systémiques.

Quand peut-on dire qu’il s’agit d’alternatives systémiques ? Quand ces alternatives deviennent multidimensionnelles et commencent à défier le capitalisme, le productivisme, l’extractivisme, le patriarcat, l’anthropocentrisme, la ploutocratie, la xénophobie, le colonialisme et les autres facteurs structurels des crises systémiques.

La manière la plus fondamentale pour définir une alternative systémique consiste à déterminer vers quoi elle s’oriente. Si elle reste dans un cadre unidimensionnel, par exemple en ne faisant que proposer le passage à des énergies renouvelables, elle constitue certes une alternative par rapport à l’usage des énergies fossiles, mais elle ne constitue pas encore une alternative systémique. À partir du moment où cette proposition envisage que le problème n’est pas seulement la source d’énergie, mais aussi qui la contrôle et comment elle est produite, distribuée et consommée, elle acquiert une dynamique plus large et systémique qui permet de questionner le capitalisme, le productivisme, l’extractivisme. Cependant, le processus de construction d’une alternative systémique doit aller encore plus loin.

Si nous prenons par exemple la question de l’eau, la reconnaissance et la mise en œuvre du droit humain à l’eau est une alternative, mais ce n’est pas suffisant. Pour être systémique, elle doit aussi remettre en question la privatisation et la marchandisation de l’eau.

La crise mondiale de l’eau ne peut être résolue sans un dépassement de l’extractivisme, du productivisme et du consumérisme. L’exploitation minière utilise d’énormes quantités d’eau et pollue les rivières et les écosystèmes. La grande agro-industrie est le secteur qui consomme le plus d’eau. La production d’un kilo de viande nécessite la consommation de 15 000 litres d’eau. Sans une agroécologie durable et des changements dans les modes de consommation, il est impossible de faire face au problème de l’eau. La fabrication d’une voiture consomme 148 000 litres d’eau. Le productivisme, qu’il soit abordé dans une logique capitaliste ou socialiste, est un facteur sérieux qu’il faut confronter pour faire face à la crise mondiale de l’eau.

L’eau ne peut pas être gérée uniquement par une logique étatique fondée sur une approche par le haut. Différents groupes humains, que ce soit à la campagne ou à la ville, doivent être impliqués dans la gestion de l’eau, grâce à la pratique des communs.

La question de l’eau et des systèmes sanitaires élémentaires rend d’autant plus visible le système patriarcal. Sur la planète, des centaines de millions de femmes marchent plus d’une heure par jour pour aller chercher de l’eau. Le manque d’accès à des systèmes sanitaires adéquates et la nécessité de s’occuper des fonctions corporelles à l’extérieur de la maison est l’un des facteurs qui aggravent les agressions sexuelles et les viols contre les femmes. Selon l’Organisation mondiale de la santé, 2,1 milliards de personnes dans le monde n’ont pas accès à l’eau potable dans leurs foyers et 4,5 milliards n’ont pas accès à un système sanitaire de base sécuritaire. Cette situation extrêmement critique s’aggrave avec les changements climatiques. Les femmes consacrent plus de temps que les hommes aux tâches liées à l’eau, à l’agriculture, à la cuisine, à l’entretien et à la santé familiale. Cependant, en général, les femmes sont généralement subordonnées dans les structures de gestion de l’eau, et ce, à différents niveaux. La construction d’alternatives systémiques exige donc la féminisation de la gestion de l’eau à tous les niveaux.

La gestion de l’eau doit être globale et tenir compte non seulement de la dimension humaine mais aussi de la préservation du cycle vital de l’eau. Pour garantir le droit humain à l’eau, il est nécessaire de reconnaître et de garantir les droits de l’eau. Il est fondamental de ne pas considérer l’eau comme une simple ressource, comme un objet, mais de reconnaître que l’eau est un sujet qui, sous ses différentes formes, que ce soient les rivières, la neige ou les océans, a le droit de circuler, de ne pas être contaminée, de vivre et de donner la vie.

Si les rivières sont des sujets de droits, cela doit se refléter dans l’exercice de la démocratie au niveau des municipalités, des provinces, des États et des organisations internationales. Une véritable démocratie, par exemple, doit inclure des mécanismes de représentation de l’eau. Une démocratie anthropocentrique ne peut pas résoudre la crise systémique de l’eau.

La poursuite du capitalisme, de la mondialisation, de l’anthropocentrisme, du patriarcat, de l’extractivisme, de la xénophobie et du productivisme est une source croissante de conflits et de guerres pour l’eau. L’eau va devenir l’un des facteurs les plus déterminants dans les conflits géopolitiques entre pays, régions, secteurs sociaux, groupes ethniques et religieux. L’eau ne reconnaît pas les frontières et son existence soulève la nécessité de repenser les frontières des nations et d’évoluer vers une gestion partagée des bassins versants. La crise mondiale de l’eau exige une nouvelle forme d’intégration internationale qui ne soit pas dominée par le capital et les ambitions géopolitiques des élites des États-nations.

Une alternative peut être multidimensionnelle mais pas systémique. Le système capitaliste, patriarcal et néocolonial développe lui aussi des propositions multidimensionnelles pour s’adapter aux nouvelles réalités afin de pérenniser son existence. Il y a aussi des alternatives qui naissent dans une dynamique anti-systémique, mais qui sont ensuite capturées par le système. C’est le cas, par exemple, de l’économie verte qui, à l’origine, favorisait une relation différente avec la nature, mais qui est devenue aujourd’hui une nouvelle façon de la marchandiser à travers des initiatives telles que REDD+ et le paiement pour des services environnementaux. En d’autres termes, une alternative apparemment systémique n’est pas garantie de conserver son caractère anti-systémique à vie. Tout dépend de sa dynamique, du processus qu’elle suit, de la manière dont elle est mise en œuvre et dont elle évolue, en adoptant de nouvelles perspectives et en approfondissant ses propres approches afin d’aborder dans leur globalité et interdépendances les différents facteurs des crises systémiques.

C’est pourquoi les alternatives systémiques ne peuvent être réduites à une liste de bonnes pratiques. Toutes les bonnes pratiques doivent s’approfondir et se transformer pour devenir des alternatives systémiques. Sans cette évolution, qui n’est pas exempte de crises, de contradictions et de conflits, une bonne pratique peut finir par être récupérée par le système qu’elle aspirait à changer.

Les alternatives systémiques sont en premier lieu des processus plutôt que des faits établis. C’est pourquoi elles ne peuvent pas être reproduites et multipliées sans discernement. Il n’existe pas « d’alternatives systémiques » générales et universelles. Tout a un contexte, des acteurs, une histoire et un avenir qui ne peuvent être répétés mécaniquement dans d’autres situations. La construction d’alternatives systémiques doit toujours partir de la connaissance des réalités concrètes et de leurs dynamiques.

Pour construire des alternatives systémiques, il est fondamental de partir de la réalité en mutation, ainsi que des postulats théoriques et des expérimentations pratiques de différentes visions et approches telles que les communs, la décroissance, le Buen Vivir, l’éco-socialisme, les droits de la Terre-Mère, les écoféminismes, la souveraineté alimentaire, la transition juste, la déglobalisation et bien d’autres. Toutes ces propositions sont très utiles, mais aucune ne peut à elle seule résoudre toutes les complexités des crises systémiques. Pour forger des alternatives systémiques, toutes ces approches doivent s’engager dans des processus de complémentarité. La complémentarité signifie de se compléter les uns les autres pour former un tout, un tout qui réponde à la complexité des problèmes auxquels nous sommes tous confrontés. Un processus de complémentarité exige d’apprendre des visions des autres, de percevoir les choses à travers les postulats de leurs propositions, de découvrir les forces des autres, d’explorer nos propres faiblesses ainsi que les lacunes que toutes les visions partagent, et surtout, de penser en termes de globalité de l’ensemble.

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