Mardi 4 février 2020 / DE : COLLECTIF
L’objectif principal de cette Mission est de documenter les violations des droits humains survenues au cours des trois derniers mois au Chili, afin de mettre à jour et de compléter les données des missions précédentes. La mission est composée de personnes déléguées de diverses spécialisations et domaines d’intervention : des députés des parlements du Québec et du Canada, des représentantes et représentants des syndicats et de la société civile, des chercheures et chercheurs.
Luc Allaire, responsable des relations internationales à la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) et président du Centre international de solidarité ouvrière (CISO) ;
Marcos Ancelovici, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en Sociologie des conflits sociaux et professeur au Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal ;
Marie-Christine Doran, professeure à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa et directrice de l’Observatoire Violence, criminalisation et démocratie ;
Denise Gagnon, représentante syndicale de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ) et présidente de la Fondation Salvador Allende de Montréal ;
Pierre Mouterde, essayiste et ex-professeur de philosophie au Collègue Limoilou.
Isabel Orellana, membre de direction du Centre de recherche en éducation et formation relatives à l’environnement et à l’écocitoyenneté, spécialisée en conflits socioécologiques, de l’Université du Québec à Montréal ;
Ricardo Penafiel, professeur associé au département de science politique de l’UQAM, représentant syndical du Conseil central du Montréal métropolitain (CCMM) de la Confédération des syndicats nationaux (CSN) et de la Fédération nationale des enseignantes et enseignants du Québec (FNEEQ) ;
Simon-Pierre Savard-Tremblay, député du Bloc Québécois au Parlement du Canada ;
Sol Zanetti, député de Québec solidaire à l’Assemblée nationale du Québec ;
Cette mission a réalisé 65 heures d’entrevues à Santiago, Antofagasta et Valparaiso, entre le 18 et le 26 janvier, avec 99 personnes de 51 organisations, dont :
des organisations de la société civile : de soutien juridique, de premiers soins et d’intervention médicale et psychologique aux victimes et aux familles, des organisations de défense des droits humains, de communication sociale et de diffusion, de femmes, environnementales, territoriales et autochtones ainsi que des organisations des quartier populaires ;
des organisations syndicales, sectorielles et nationales ;
des fédérations étudiantes des niveaux secondaire et universitaire ;
des centres universitaires de recherche, défense juridique, communication et journalisme ;
des associations professionnelles de journalistes et de médecins ;
des parlementaires et représentants du gouvernement ;
des institutions d’État spécialisées dans les droits de la personne : Institut national de droits humains du Chili (INDH), Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits humains ;
et des victimes.
Sur la base de ces rencontres,
nous soulignons les résultats préliminaires suivants, qui nous semblent
particulièrement importants et inquiétants.
Tout d’abord, nous remarquons que trois mois après le début de l’explosion
sociale et malgré les recommandations des missions internationales
d’observation et des organisations sociales nationales, les violations des
droits humains et la répression se poursuivent. Elles se produisent dans un
contexte d’intimidation de la population et de criminalisation de la
protestation sociale.
Bien que les chiffres du dernier rapport de l’Institut national des droits humains révèlent que les violations des droits humains observées par cette organisation ont diminué comparativement à celles qui se sont produites pendant l’état d’urgence (du 18 au 28 octobre 2019), on remarque qu’elles se poursuivent de manière constante et systématique, et se concentrent souvent dans des lieux et sur des secteurs sociaux spécifiques (quartiers populaires, communautés migrantes ou autochtones). Les données et les témoignages que nous avons recueillis indiquent que, bien que les déclarations officielles minimisent la gravité de la situation, celle-ci est critique et est aggravée par un effet cumulatif. De plus, les progrès attendus en matière de droits humains relatifs aux pratiques des forces policières ne se sont pas encore matérialisés, et ce, dans un contexte où le régime politique chilien reste empêtré dans une profonde crise de légitimité.
Nous constatons la continuité des violations de droits humains suivantes, déjà identifiées dans les rapports précédents :
1. Des blessures par balles de plomb (perdigones) et grenades lacrymogènes ;
2. Des violences et abus sexuels (mises à nu, accroupissements, attouchements, viols, envers les femmes et personnes homosexuelles, etc.) ;
3. Des détentions non enregistrées, parfois effectuées par des policiers en civil ;
4. Des passages à tabac des détenus dans les fourgons et les postes de police ;
5. L’utilisation massive et indiscriminée de gaz lacrymogènes, qui asphyxie régulièrement des quartiers entiers, affectant la santé et le bien-être de vastes secteurs de la population (qu’ils aient participé ou non à des manifestations), y compris des personnes âgées, des enfants et des personnes handicapées. Nous avons constaté que cette pratique est utilisée régulièrement dans les quartiers populaires de la périphérie et est vécue par les résidents et les résidentes comme une punition collective et une forme d’intimidation ;
6. Des procédures judiciaires qui font preuve de négligence et semblent partiales, affaiblissant ainsi la réalité effective des droits fondamentaux. En particulier, nous soulignons le recours à la détention préventive, dans certains cas pour de longues périodes, afin de punir les personnes contre lesquelles il n’y a pas nécessairement les preuves requises. Nous soulignons également, la neutralisation du recours de protection dans la mesure où les forces policières n’enregistrent pas les arrestations rapidement et de façon systématique ;
7. Des agressions contre le personnel de santé bénévole et les observateurs et observatrices des droits humains, qui sont souvent victimes de mauvais traitements, de menaces, d’insultes et parfois même la cible de balles de plomb et de grenades lacrymogènes de la part de la police ;
8. L’absence de respect des protocoles d’intervention policière.
À ces violations s’ajoutent les agressions contre des journalistes et du personnel professionnel des médias. Par exemple, le Collège des journalistes identifie 48 cas de journalistes agressés par la police, dont 9 femmes. 23 de ces journalistes ont signalé des blessures causées par des balles de plomb ou des grenades lacrymogènes dirigés directement sur eux ou elles (par exemple, un caméraman de Meganoticias a perdu un œil alors qu’il était identifié comme membre de la presse) tandis que 2 autres ont subi des violences sexuelles. De même, l’Observatoire des droits humains et de la liberté d’expression rapporte 160 cas, dont 96 personnes blessées par des armes de dissuasion et 27 arrestations. En outre, ces violations constituent une grave atteinte au droit à l’information de la population chilienne.
À ces données s’ajoutent celles du rapport de la Fondation Datos Protegidos (Données protégées) et de l’Observatoire du droit à la communication du Chili, relatives à la période du 18 octobre au 22 novembre 2019, qui recensent 138 cas d’attaques, menaces et intimidation. À ceux-ci s’ajoutent d’autres cas de censure sur les médias sociaux (fermeture ou invisibilisation de comptes).
Enfin, nous avons pu constater que les violations des droits humains se produisent quotidiennement jusqu’à aujourd’hui. Les cas suivants en sont des exemples :
1. À Valparaiso, au petit matin du Nouvel An, le jeune professeur d’éducation physique Matías Orellana a perdu un œil et a subi une fracture crânienne après avoir reçu une grenade lacrymogène lancée par les forces policières ;
2. Le 11 janvier, Nicolás Ríos Verdugo (20 ans) a été arrêté au centre-ville de Santiago, supposément par des policiers en civil. Selon le témoignage de sa famille, le jeune homme a été battu et menacé de torture et de viol. Il est maintenant en détention préventive pour 60 jours ;
3. Le vendredi 17 janvier 2020, 4 nouvelles victimes de traumatisme oculaire ont été signalées ;
4. Le lundi 20 janvier 2020, Matías Yáñez, 16 ans, a été arrêté aux alentours d’une manifestation à Valparaiso. Selon son témoignage, il a été détenu dans un véhicule des forces policières, où il a été battu et menacé d’être jeté à la mer. La police a nié qu’il était détenu lorsque sa mère est allée au poste de police pour s’informer à son sujet.
Les données recueillies lors des entretiens révèlent qu’il s’agit d’une répression systématique et massive. Le niveau de systématicité est difficile à évaluer avec précision, mais les données et les témoignages recueillis indiquent la présence de pratiques répressives récurrentes et similaires d’un endroit à l’autre, ce qui suggère l’existence d’un schéma commun. Au-delà des cas les plus visibles, la systématisation se révèle également dans la multiplication des violations des droits humains moins perceptibles qui installent progressivement une logique antidémocratique. Par ailleurs, il y a un phénomène de réactivation des traumatismes dans la mesure où l’on revit des pratiques héritées de la dictature.
Malgré le nombre élevé de plaintes, de recours en justice, d’enquêtes internes et de procédures administratives pour violations des droits humains, il n’y a eu pour l’instant que très peu de mises en accusation et de jugements.
Face à cette situation extrêmement critique, nous nous interrogeons sur la volonté, le leadership et les démarches concrètes du gouvernement pour freiner et mettre fin aux violations des droits humains.
Les rapports des organisations internationales ont déjà fermement dénoncé ces violations et formulé une série de recommandations. Que faudrait-il encore pour que le gouvernement chilien les mette en œuvre ? En quoi les nouvelles lois antipillage, antibarricades et anticagoules ainsi que de protection des infrastructures critiques pourraient-elles améliorer la situation des droits humains au Chili ? D’autre part, comment le gouvernement va-t-il répondre aux demandes sociales que la population a exprimées massivement et fermement et qui sont à l’origine de l’explosion sociale ?
De notre point de vue, la priorité du gouvernement chilien semble être de criminaliser la protestation sociale afin de démobiliser la population, au lieu de vraiment faire face à la brèche sociale et aux grands problèmes d’injustices sociales et de graves inégalités observés dans un contexte de privatisation des services publics de base (santé, éducation, eau, etc.) qui semblent constituer une des causes endémiques profondes de l’éclatement social actuel.
Nous ne sommes pas optimistes face à ce contexte. Les données et les témoignages que nous avons recueillis indiquent un dysfonctionnement des institutions chiliennes qui alimente une impunité systémique et la perte de confiance de la population. D’ailleurs, les termes « crimes contre l’humanité » et « terrorisme d’État » reviennent de façon récurrente dans nos entretiens pour qualifier la situation.
En même temps, le processus de création d’une nouvelle constitution ouvre de nouveaux horizons pour le Chili. Malgré les contraintes existantes, la nécessité de clarifier ce processus et les diverses critiques qui ont été formulées, nous constatons qu’il traduit une profonde aspiration à davantage de démocratie et de justice.
Pour cette même raison, nous considérons qu’il est essentiel d’exprimer notre solidarité à l’égard du peuple chilien et de dénoncer le silence déconcertant et inacceptable de notre propre gouvernement, le gouvernement du Canada. Contrairement au gouvernement du Québec, qui a au moins exprimé sa solidarité avec le peuple chilien, le gouvernement fédéral de Justin Trudeau fait preuve jusqu’à présent d’une discrétion excessive. Nous nous demandons si cette timidité de la part du gouvernement canadien a quelque chose à voir avec les investissements financiers importants du Canada au Chili, en particulier dans le secteur minier.