Quels systèmes alimentaires… Demain ?

Photo de Ryan Brown, UN Women - CC

Laurent Delcourt, pour le CETRI, Alternatives Sud; Un système alimentaire à transformer

Plus que jamais, la convergence des crises et leur aggravation obligent à repenser nos systèmes alimentaires. Un consensus a émergé sur l’urgence d’une telle révision. Mais la portée des réformes à adopter suscite de vives controverses. Contre les solutions technologiques des grandes firmes, vieilles recettes emballées dans une nouvelle rhétorique verte et transformiste, la société civile appelle à un changement radical de cap.

« La pandémie de coronavirus est venue tout différer, tout éclipser et tout révéler. C’est peu de l’écrire » note Bernard Duterme, en introduction d’un récent numéro d’Alternatives Sud consacré à l’urgence écologique (2020). Il en va de même de la lutte contre la faim et la malnutrition. En septembre 2015, après deux ans d’âpres négociations, la communauté internationale, sous l’égide des Nations unies, adopte l’Agenda 2030 : les dix-sept Objectifs de développement durable. Elle s’engage alors solennellement à éradiquer la faim, l’insécurité alimentaire et toutes les formes de malnutrition d’ici 2030. Moins de dix ans avant l’échéance, l’heure n’est plus à l’optimisme.

« Le monde connaît un moment critique : la situation est très différente d’il y a dix ans », écrivent les auteurs du dernier rapport sur l’état de la sécurité alimentaire et la nutrition dans le monde. « À l’époque, si nous étions conscients de l’importance des défis à relever, nous étions également optimistes quant à la possibilité d’accélérer […] les progrès accomplis jusqu’alors, en adoptant les bonnes approches transformatrices […]. Les quatre dernières éditions de ce rapport ont cependant révélé une triste réalité. D’une manière générale, le monde n’a progressé ni vers la cible 2.1 de l’objectif de développement durable (ODD), qui consiste à assurer l’accès de tous à une alimentation saine, nutritive et suffisante tout au long de l’année, ni vers la cible 2.2 de l’ODD, qui consiste à éradiquer toutes les formes de malnutrition.
Le rapport de l’année dernière prévoyait que le covid-19 allait avoir un impact dévastateur sur l’économie en provoquant une récession sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale et que la sécurité alimentaire et le statut nutritionnel de millions de personnes allaient se détériorer […]
 » (FAO et al., 2021).

Dévastateur, assurément, le covid-19 l’a été. Dans les pays du Sud, en particulier. Et, bien au-delà de son impact sanitaire. Plus qu’ailleurs, les mesures adoptées pour endiguer l’épidémie (fermeture des frontières, restrictions de circulation interne, etc.) ont laminé leur économie, déstructuré leur tissu productif, accentué les pénuries et provoqué une chute brutale du niveau de vie de la plupart des ménages, lesquels n’ont pu compter sur des filets sociaux appropriés et pas même sur des aides sociales d’urgence pour amortir le choc. La vulnérabilité alimentaire et nutritionnelle d’une population déjà précarisée (paysan·nes, migrant·es, saisonniers et saisonnières, travailleurs et travailleuses des secteurs informels, etc.) et ne disposant d’aucun revenu de remplacement pour faire face à la crise, s’en est ainsi trouvée fortement aggravée (FIAN, 2020 ; Berthelot, 2020 ; Clapp et Moseley 2020).

Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Mi-2020, la FAO estimait que la crise sanitaire avait fait basculer entre 83 et 132 millions de personnes dans une situation d’insécurité alimentaire aiguë, tandis que le PAM (Programme alimentaire mondial) prévoyait pratiquement au même moment que ce chiffre allait doubler d’ici la fin de cette année, passant de 135 millions à 265 millions de personnes (Clapp et Moseley, 2020). Le dernier rapport de la FAO (2021) le confirme, la faim et la malnutrition ont atteint un nouveau sommet. Du jamais vu depuis la crise alimentaire de 2008-2009. Fin 2020, entre 720 et 820 millions d’êtres humains souffraient de sous-nutrition, et quelque 2,37 milliards supplémentaires n’avaient pas accès à une nourriture adéquate. Soit, respectivement, 161 millions et 320 millions de plus qu’en 2019 (FAO et al, 2021).

Reste que l’épidémie n’explique pas seule cette hausse. En réalité, le nombre d’affamés n’a cessé de progresser depuis 2015, au rythme de dix à quinze millions de nouveaux « ventres creux » dans le monde chaque année. Rendant toujours plus illusoire la réalisation des ODD, la tendance était donc amorcée en amont. Le covid-19 l’a accélérée et amplifiée (Clapp et Moseley, 2020 ; Delcourt, 2021).

« Bien avant la pandémie de covid-19, avouent ainsi les auteurs du rapport, nous n’étions […] pas en mesure de respecter nos engagements d’éliminer la faim et la malnutrition dans le monde sous toutes ses formes d’ici 2030. Aujourd’hui la pandémie a rendu cette tâche encore plus difficile ». Terrible aveu d’échec, mais pertinence du diagnostic. L’épidémie, écrivent-ils, « continue d’exposer les faiblesses de nos systèmes alimentaires, qui menacent la vie et les moyens de subsistance des populations du monde entier, et en particulier des plus vulnérables et de celles qui vivent dans des contextes fragiles » (Ibid.).

De fait, à l’instar de la crise alimentaire de 2008-2009, qui s’était caractérisée par une brusque hausse des prix des denrées alimentaires sur les marchés internationaux, faisant basculer tout aussi soudainement des millions de personnes dans l’extrême pauvreté, la crise sanitaire – quoique d’une tout autre nature – a à nouveau été un puissant révélateur des faiblesses et des limites du système mondial de production, de transformation et de distribution de nourriture (Cetri, 2010 ; FIAN, 2020 ; Clapp et Moseley, 2020).

En désorganisant les longues chaînes d’approvisionnement mondiales, elle a d’une part révélé leur forte vulnérabilité aux chocs externes. Et en aggravant la situation alimentaire et nutritionnelle dans de nombreux pays, elle a à nouveau jeté une lumière crue sur leur caractère intrinsèquement excluant et inégalitaire : alors que la production globale permet aujourd’hui de nourrir correctement la population mondiale, et bien davantage encore [1], plus de trois milliards de personnes (40% de l’humanité) n’ont toujours pas accès à une alimentation suffisante, saine ou adéquate, faute de revenu pour se la procurer (Clapp et Moseley, 2020 ; Unmüssic, 2021).

Mais le covid-19 a également mis à nu les interdépendances multiples entre précarisation alimentaire et nutritionnelle, destruction de la biodiversité et changement climatique. Autant de tendances lourdes et interconnectées que le système alimentaire mondial, ultraspécialisé, industrialisé, financiarisé, intégré et dominé par une poignée de grandes firmes, a coproduites et aggravées (Ibid.).

Basé sur l’utilisation de l’énergie fossile (pour la production d’engrais, le fonctionnement des machines, etc.), son modèle d’agriculture, productiviste, standardisé et extraverti, est aujourd’hui responsable, avec l’élevage industriel, d’environ un quart des émissions globales de gaz à effet de serre (et même de 34% si l’on inclut dans le calcul l’ensemble des émissions produites tout au long des chaînes d’approvisionnement). Et son expansion, aux dépens des cultures traditionnelles et des milieux naturels, est la première cause de l’effondrement de la biodiversité dans le monde.

Hyper intensif, il participe aussi activement à la dégradation des sols et à l’épuisement des ressources, en eau notamment. Un double phénomène qui, avec la perte de la biodiversité génétique, affaiblit les capacités de résilience des systèmes agricoles locaux aux effets du changement climatique et aggrave donc l’insécurité alimentaire : chute des rendements, réduction des surfaces productives, diminution des réserves alimentaires disponibles, en particulier dans les régions sensibles au stress hydrique et aux aléas climatiques, etc.

Que dire enfin des conséquences sanitaires liées à la généralisation du modèle agroproductiviste : création de terrains propices à l’apparition de nouvelles maladies en raison de substitution des espaces naturels par les monocultures industrielles et l’élevage extensif ; pollutions générées par l’utilisation massive de produits phytosanitaires ; changements rapides de diète liées à la consommation, croissante, notamment dans les pays du Sud, de produits alimentaires transformés néfastes pour la santé ? (Altieri et Nicholls, 2020 ; Clapp, 2020 ; Clapp et Moseley 2020 ; Unmüssic, 2021).

Croissance de la faim et de la malnutrition, dégradation de l’environnement, changement climatique et émergence de nouvelles maladies apparaissent comme les symptômes d’un dérèglement systémique qui appelle des réponses systémiques. Tels de pressants rappels à l’ordre, ils imposent un changement de cap urgent qui passe nécessairement par une transformation en profondeur des systèmes alimentaires – du champ à l’assiette, des modes de production aux habitudes de consommation.

Si l’urgence et la nécessité d’une transformation des systèmes alimentaires ne fait plus débat aujourd’hui face à la convergence des crises, en revanche, la direction et la portée d’une telle refonte suscite de vives controverses, comme l’ont montré les tensions qui ont entouré la préparation et l’organisation du premier Sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires (United Nations Food Systems Summit – UNFSS). De manière schématique, elles opposent deux visions diamétralement opposées et irrémédiablement inconciliables du devenir de l’alimentation et de l’agriculture.

Un sommet COOPTÉ

Éveiller les consciences. Impulser des réformes urgentes et nécessaires. Et synchroniser, pour ce faire, toutes les énergies pour transformer les systèmes alimentaires. Telles étaient les ambitions affichées par les promoteurs du Sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires. Annoncé en octobre 2019, reporté ensuite en raison de la pandémie et finalement organisé en septembre 2021, l’événement se voulait historique : il devait présider au lancement d’une nouvelle décennie « d’actions audacieuses pour progresser dans la réalisation des ODD ».

S’appuyant sur le constat, désormais largement partagé, que la réalisation de l’Agenda 2030 dépend de « la mise en place de systèmes alimentaires plus sains, plus durables et équitables  », il se proposait de réunir « des acteurs clefs des mondes de la science, des affaires, de la politique et de la santé avec des universitaires, des agriculteurs, des membres de communautés autochtones, des organisations de jeunes, des groupes de consommateurs, des militants écologistes et d’autres parties prenantes essentielles », pour « susciter  », avant, pendant et après l’évènement, des «  modifications tangibles et positives de nos systèmes alimentaires ».

« Destiné à éveiller le public mondial au fait que nous devons tous ensemble travailler à modifier la façon dont nous produisons, consommons et voyons les aliments », le Sommet se voulait également inclusif et participatif : « Il s’adresse à tous les habitants de la planète. Il entend être un sommet du peuple et également un sommet porteur de solutions, qui exigera que chacun(e) prenne des mesures pour transformer les systèmes alimentaires mondiaux » [2].

Loin de ces effets d’annonces et de l’unanimisme de façade que ses organisateurs ont cherché à lui donner, le Sommet s’est cependant très vite trouvé, avant même de débuter, au centre d’une avalanche de critiques venues aussi bien d’organisations représentatives du monde paysan et de mouvements sociaux ruraux que d’ONG et d’expert·es. Les unes fustigeant son manque de légitimité démocratique, son verticalisme ou encore son caractère « élitiste » et « régressif », les autres dénonçant la captation des débats par de puissants intérêts privés. Regrettant un processus biaisé dès le départ et une occasion manquée, toutes appelèrent à boycotter l’événement [3].

A l’occasion du pré-Sommet, tenu en juillet 2021, le Panel international des expert·es sur les systèmes agricoles durables (Sustainable Food Systems – IPES-Food), justifiait ainsi son retrait du processus : « Le Sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires (UNFSS) a suscité de grandes inquiétudes dès le départ. Ses origines étaient opaques, sa relation avec les forums mondiaux existants peu claire et sa gouvernance mal définie […]. Depuis sa création, le Sommet a menacé de remplacer un débat démocratique par des modes de prises de décision de moins en moins transparents […] les règles d’engagement du Sommet ont été déterminées par un petit groupe d’acteurs. Le secteur privé, les organisations du secteur privé (notamment le Forum économique mondial) et une poignée d’experts scientifiques ont lancé le processus et défini l’ordre du jour […] les groupes de la société civile ont été invités à une table déjà dressée. Ces préoccupations n’ont pas été prises en compte et des développements récents suggèrent des risques accrus que le Sommet soit capturé par un ensemble étroit d’intérêts » [4].

D’emblée, en effet, la signature d’un partenariat stratégique entre les Nations unies et le Forum économique mondial (FEM) et la mise à l’écart ou à distance d’institutions clés, telles que la FAO et le CSA (Comité de la sécurité alimentaire), du processus de préparation et d’organisation du UNFSS au profit d’une structure ad hoc, dite « multi-parties prenantes » (multistakeholders), davantage ouverte aux secteurs privés, avaient suscité une levée de boucliers de la part de la société civile.

« Nous estimons, protestèrent ainsi près de 400 organisations de la société civile dans une lettre commune adressée au secrétaire des Nations unies, que le Sommet ne s’appuie pas sur l’héritage des précédents sommets mondiaux qui étaient clairement ancrés dans l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation (FAO) et qui ont abouti à la création de mécanismes innovants, inclusifs et participatifs dans le but de réaliser le droit à l’alimentation pour tous. L’accord de partenariats stratégique ONU-FEM signé en juin 2019 jette un doute sur l’intégrité des Nations unies en tant que système multilatéral […]. Il accordera aux sociétés transnationales un accès préférentiel au système des Nations unies et associera de manière permanente l’ONU aux sociétés transnationales, dont les activités ont causé et/ou aggravé les crises sociales, économiques et environnementales auxquelles le monde est confronté » [5].

Avec la nomination quelques mois plus tard au poste d’« envoyée spéciale des Nations unies auprès du UNFSS » d’Agnes Kalibata, présidente de l’AGRA (Alliance for a Green Revolution in Africa), pour ses « efforts » dans la lutte contre l’insécurité alimentaire en Afrique, le doute n’était plus permis, selon Anuradha Mittal de l’Oakland Institute : « À mesure que le Sommet prend forme, il apparaît de plus en plus évident qu’il n’est pas dans son intention de produire les profonds changements nécessaires pour surmonter les énormes défis auxquels nous faisons face. [Il] fera toujours la même chose – du simple greenwashing – pour préserver et perpétuer les intérêts de l’agrobusiness et des multinationales agrochimiques aux dépens des gens et de la planète » (2020).

Contredisant l’esprit novateur du Sommet, cette désignation et d’autres nominations à des postes clés n’avaient en effet rien d’anodin [6]. Pour les gros acteurs de l’agrobusiness, elles représentaient une victoire décisive. Une opportunité unique de tempérer les ambitions « transformatrices » du Sommet, de dicter l’agenda, d’orienter les débats au mieux de leurs intérêts et d’imposer finalement leurs priorités, moyennant quelques aménagements « verts » et « pro-pauvres » de surface.

Une « mise à jour opérationnelle »

Principal fer de lance de l’agro-industrie sur le continent africain, l’Alliance pour la révolution verte en Afrique (AGRA) fondée en 2006 et financée par les Fondations Gates et Rockefeller, promeut un modèle d’agriculture plutôt conventionnel. S’il se veut pionnier, plus durable et davantage centré sur les petits producteurs, son projet de relance de la révolution verte sur le continent africain s’inscrit dans une perspective des plus classiques. Axé principalement sur la promotion de semences commerciales à haut rendement et de l’usage « raisonné » de pesticides et d’engrais de synthèse, il s’inscrit dans la droite ligne de son « aînée » [7], s’inspirant de ses méthodes et poursuivant un même objectif d’intensification de la productivité et des rendements.

Avec d’autres projets « philocapitalistes » initiés après la crise alimentaire de 2008-2009, comme la « Nouvelle vision de l’agriculture » lancée par le Forum économique mondial avec le soutien d’un consortium d’entreprises transnationales, ou l’« Initiative pour une agriculture durable » fondée par Danone, Nestlé et Unilever, de nombreux gouvernements et agences de développement, l’AGRA partage une même obsession « technoproductiviste » et une même vision prométhéenne de la science et des nouvelles technologies comme principaux catalyseurs et moteurs du changement (Alonso-Fradejas et al., 2020).

Pour ces acteurs dominants, les causes de la persistance de la faim et la malnutrition sont d’abord à trouver dans les faiblesses chroniques des agricultures des pays du Sud : manque de productivité, sous-investissement, faible intégration au marché (et dans les chaînes de valeur internationales), déficit de maîtrise technologique, etc. Le système international de production, d’échange, de transformation et de distribution de nourriture ne constitue nullement un problème en soi. Au contraire, il doit faire partie de la solution [8]. D’où leurs appels répétés à poursuivre l’intégration mondiale des systèmes alimentaires, à faciliter l’insertion des petits producteurs dans les chaînes d’approvisionnement internationales, à libéraliser davantage les échanges agricoles, à accroître les investissements dans le secteur de la recherche et développement et à relancer la croissance agricole dans les pays du Sud à travers l’établissement de partenariats publics-privés.

Certes, les effets du changement climatique combinés aux projections de croissance démographique imposent de nouveaux défis. Mais ceux-ci peuvent être surmontés, selon cette optique, par une meilleure gestion des systèmes de production ; et, surtout, grâce aux progrès scientifiques et à l’innovation technologique (Clapp, 2020 ; Clapp et Moseley, 2020). Produire plus de nourriture avec moins de ressources, en atténuant les effets pervers du système productiviste sur l’environnement. Intensifier la production pour répondre à la croissance démographique et aux conséquences du changement climatique, sans pour autant empiéter sur les espaces naturels. Telle est l’ambition de l’« intensification agricole durable », nouvelle panacée et principal leitmotiv du discours « transformiste » porté désormais par les acteurs dominants du système alimentaire globalisé, tous plus ou moins acquis à l’économie verte, cette manière écologique de faire des affaires (voir Duterme, 2013).

La chose est entendue. L’indispensable transition passera nécessairement par l’introduction de technologies et de méthodes dites intelligentes face au climat (climate smart), présentées tout à la fois comme efficientes, productives, adaptées aux conditions climatiques extrêmes et à des sols ingrats, et peu émettrices de gaz à effet de serre. Et par la diffusion de nouvelles semences à haut rendement, moins gourmandes en intrants et plus résistantes aux aléas climatiques. Elle devra aussi s’appuyer sur l’introduction, à tous les maillons de la chaîne d’approvisionnement, des nouvelles technologiques numériques déjà éprouvées dans l’agriculture dite de précision. Et, cette transition, bien sûr, devra être pilotée par les grandes firmes privées qui y injecteront leur savoir-faire technologique et leurs capitaux (Prause, Hackfort et Lingren, 2020 ; Clapp, 2020 ; Alonso-Fradejas et al., 2020 ; FIAN, TNI et FGS, 2020 ; Grain 2021).

Signée par les dirigeants de quelques-unes des principales entités privées qui ont façonné et façonnent le système alimentaire mondial actuel [9], la « Déclaration des entreprises sur la transformation des systèmes alimentaires » du World Business Council for Sustainable Development (WBCSD), partie prenante du UNFSS, résume bien le projet : « Nous, leaders du monde des affaires, nous nous engageons à contribuer à la transformation des systèmes alimentaires, en mettant en œuvre dans nos sociétés, nos chaînes de valeur et secteurs, des actions qui : 1) encouragent la recherche de solutions fondées sur la science et axées sur la transition vers des modèles commerciaux (business models) d’alimentation et d’agriculture durables, permettant à des millions d’agriculteurs d’adopter des pratiques agricoles régénératrices et intelligentes sur le plan climatique et de bâtir des systèmes alimentaires sans émission et positifs pour la nature ; 2) stimulent les investissements en recherche et développement qui favorisent la transformation des systèmes tout au long de la chaîne de valeur : production de semences et d’engrais, agriculture, transformation, vente, commerce, transport et consommation d’aliments, en veillant à ce que tous les agriculteurs aient accès aux technologies numériques et aux innovations » [10].

Innovations, technologies, investissement, numérisation et incorporation des petits producteurs dans les chaînes de valeur internationales. Telles sont les propositions mises sur la table des discussions par ceux-là mêmes qui contrôlent l’économie alimentaire. Telles sont aussi les « solutions » mises en œuvre par l’AGRA pour relancer la révolution verte en Afrique, avec des résultats plus que mitigés sur la réduction de la faim et de la malnutrition, comme le relève une récente étude dont un résumé est publié dans cet ouvrage. Tel est, enfin, le menu retenu par les organisateurs de l’UNFSS.

En définitive, ce qui est proposé n’est non pas une transformation structurelle, mais, selon les propres mots du Forum économique mondial, une « mise à jour opérationnelle » des systèmes alimentaires. Un projet qui s’appuie sur les mêmes vieilles recettes de l’agrobusiness, emballées désormais dans une nouvelle rhétorique « transformatrice », dernier avatar de la Green Economy. En réalité, il s’agit tout au plus « d’atténuer les pires répercussions environnementales et sociales de l’actuel système alimentaire et de l’utilisation des ressources naturelles axées sur l’industrie, mais sans transformer radicalement les relations injustes, socio-économiques, idéologiques, politiques et écologiques qui le sous-tendent » (Alonso-Fradejas et al., 2020).

Pistes pour une refonte radicale des systèmes alimentaires

Dans une note commune, l’IPES-Food et l’ETC Group ont tenté d’imaginer l’évolution des systèmes alimentaires d’ici à 2045 si rien ne change fondamentalement. Ils y décrivent des systèmes complètement métamorphosés par l’introduction des nouvelles technologies, submergés par les conséquences du changement climatique, la dégradation de la biodiversité et les pandémies, et régis par une poignée de grandes firmes privées, de géants du numérique et de grandes puissances agro-industrielles engagés dans une lutte sans merci pour le contrôle de ressources.

« Au cours des années 2020, les progrès de la numérisation, de la biologie synthétique et des technologies moléculaires promettent de rendre les systèmes alimentaires sans risques (et sans présence humaine). De nouveaux acteurs affirment que produire des protéines de laboratoire, laisser l’intelligence artificielle gérer nos fermes, influencer subrepticement le comportement des consommateurs, inventer de nouveaux aliments ultra-transformés, ou soutenir la géo-ingénierie, constituent des moyens pour parvenir à la résilience (tout en étant très rentables). Les années à venir verront les systèmes alimentaires ravagés par les changements climatiques, la dégradation de l’environnement et les pandémies. Ces ‘solutions miracles’ finissent ainsi par séduire les décideurs politiques en détresse. Les clés du système alimentaire sont remises aux méga-entreprises du bionumérique, aux plateformes de données et aux sociétés financières privées qui, grâce à la multiplication des opérations de fusion d’entreprises, deviennent les géants de l’agroalimentaire de demain. […] Contrairement aux précédents accords de libre-échange (ALE) qui ont ouvert de nouveaux marchés, les ALE des années 2020 et 2030 servent principalement à sécuriser l’accès aux ressources, à protéger les droits d’exploitation des données par les entreprises, et à geler les réglementations favorables. Étant donné que la nourriture est considérée comme un atout stratégique, une nouvelle vague d’accaparement des terres, des océans et des ressources se profile, et les goulets d’étranglement du commerce international deviennent de plus en plus militarisés » (2021).

Bien entendu, rassurent les auteurs, ce scénario catastrophe n’est pas une fatalité. Le cours des choses peut être inversé. D’autres voies peuvent être trouvées. À condition toutefois que la société civile reprenne le flambeau, dévoile les rapports de pouvoir incrustés au cœur des systèmes alimentaires et s’oppose activement et radicalement aux nouvelles logiques d’accumulation à l’œuvre. Afin d’éviter ce scénario du pire, les mouvements qui militent en faveur de la souveraineté alimentaire et de la justice sociale et climatique proposent plusieurs pistes d’action, lesquelles sont autant de conditions pour une refonte en profondeur de nos modes de production et de consommation. Nous les regroupons ici en quatre volets, librement inspirés des propositions de l’IPES-Food pour la transformation des systèmes alimentaires dans les deux prochaines décennies.

Amorcer la transition agroécologique

Plus que jamais, la convergence des crises sanitaire, alimentaire, sociale et environnementale appelle à un changement radical de paradigme agricole. Aux antipodes des méthodes d’« intensification agricole durable », succédané « vert » et instrument de légitimation de l’agriculture conventionnelle, l’agroécologie s’impose comme la seule véritable alternative.

À la fois « science » écologique appliquée à l’étude, à la conception et à la gestion d’« agroécosystèmes durables » et catalogue de pratiques, méthodes et techniques (agroforesterie, agriculture de conservation, polyculture, contrôle biologique des parasites) qui permettent d’optimiser les systèmes agricoles en imitant les « processus naturels », en réduisant les apports externes et en préservant les processus « immunitaires, métaboliques et régulateurs clés des agroécosystèmes », l’agroécologie prend le contre-pied de l’agriculture conventionnelle.

La diversification des cultures dans le temps et dans l’espace en lieu et place de monocultures standardisées, le recyclage des éléments nutritifs et de l’énergie sur place pour limiter au maximum les apports externes et l’intégration des cultures et de l’élevage comptent ainsi parmi ses principes clés, gages d’une agriculture à la fois plus diversifiée et plus résiliente, beaucoup moins gourmande en ressources (eau notamment), non dépendante de l’énergie fossile et plus adaptée aux environnements naturels, avec lesquelles se développent des interactions complexes, le plus souvent positives (Delcourt, 2014).

Contrairement aux idées reçues, l’agroécologie se veut également tout aussi productive que l’agriculture conventionnelle. Calculée à l’échelle de l’ensemble des cultures, et non plus sur base du rendement d’une seule variété individuelle, la productivité de l’agroécologie est en effet identique, voire supérieure, en particulier dans les petites et moyennes exploitations. Comme l’ont montré une série d’études qui remettent en question le poncif – largement véhiculé par ses détracteurs – selon lequel elle serait inefficace sinon archaïque, l’adoption de pratiques agroécologiques permet ainsi de sécuriser et même d’accroître les revenus des familles paysannes, tout en leur garantissant un meilleur apport nutritionnel [11].

La diversification des cultures atténue également l’impact des maladies, des ravageurs et des événements climatiques extrêmes sur les cultures, en maintenant une plus grande diversité biologique et fonctionnelle. Associée à d’autres méthodes, elle permet en outre de préserver les ressources non renouvelables et la fertilité des sols, et partant la durabilité des exploitations. « En ce sens, écrit Stéphane Parmentier, les systèmes agroécologiques se doublent de systèmes intégrés d’assurance pour les petites exploitations qui les rendent moins vulnérables aux chocs économiques, naturels, climatiques, etc. » (cité in Ibid.).

Écologiquement performantes, productives, plus résilientes aux chocs externes, relativement faciles à mettre en œuvre et peu coûteuses, les méthodes et pratiques de l’agroécologie apparaissent ainsi comme les mieux adaptées à l’agriculture paysanne et aux petites exploitations, lesquelles fournissent l’essentiel des denrées alimentaires consommées sur place [12].

Mais l’agroécologie a d’autres atouts. En plus de leur fonction alimentaire, nutritionnelle et écosystémique, les méthodes et les pratiques de l’agroécologie permettent de rompre le cercle vicieux de dépendance des petits producteurs – et donc des consommateurs – vis-à-vis des fournisseurs du marché international, encourageant ainsi « une dynamique endogène de développement qui valorise l’usage de ressources locales, et appuie une agriculture à petite échelle et plus durable sur le plan social et environnemental (cité in Ibid.) ».

Vue sous cet angle, l’agroécologie s’inscrit donc pleinement dans un horizon de souveraineté alimentaire, nutritionnelle et énergétique. En encourageant la relocalisation de la production, elle répond de surcroît aux préoccupations suscitées par la désorganisation des chaînes d’approvisionnement et par les risques de pénurie qui s’en sont suivis au plus fort de la pandémie de covid-19 (Altieri et Nicholls, 2020).

Pour autant, il est illusoire de croire que les « cultures agroécologiques » se substitueront complètement à l’agriculture conventionnelle et aux importations alimentaires. D’abord parce que de nombreux pays ne disposent pas de suffisamment de terres arables pour assurer leur autonomie protéinique. Ensuite, parce que leurs populations urbaines croissantes sont dépendantes, en totalité ou en partie, des grands canaux internationaux de production et de distribution [13].

« La question [de la relocalisation] est très complexe, note ainsi Marc Dufumier, et il faut bien différencier les produits, par exemple frais, pondéreux tels que le lait, les fruits et les légumes des autres, les céréales notamment. Ces dernières nécessitent des surfaces de culture très vastes afin d’alimenter les villes et les régions périurbaines. Il ne faut donc pas rêver au tout local ! Je suis d’ailleurs surpris que certains semblent découvrir aujourd’hui cette réalité » (cité in Veillard, 2020).

À l’avenir, les grandes monocultures et les marchés internationaux demeureront une source d’approvisionnement indispensable. Et ils le seront d’autant plus que les conséquences du changement climatique risquent d’amenuiser les capacités de production locale dans nombre de pays pauvres. Un arbitrage devra donc être fait entre relocalisation et extraversion, entre souveraineté désirée et dépendance obligée pour éviter les pénuries dans les pays importateurs nets de nourriture ou bien la chute brutale des exportations de pays « historiquement spécialisés », ce qui reviendrait en fait à pénaliser davantage le Sud. Il faudra dès lors trouver, estime l’agroéconomiste Nicolas Bricas, « un compromis entre le besoin écologique de diversification à la plus petite échelle possible et l’intérêt économique d’une forme de spécialisation agroéconomique qui permet de réduire les coûts de l’alimentation » (cité in Ibid.).

La transition agroécologique nécessitera enfin un changement radical des habitudes de consommation. Comme le rappelle en effet la commission Lancet, il est certes possible d’offrir un régime alimentaire sain à près de dix milliards de personnes, mais à la seule condition qu’on accroisse la consommation de fruits frais, fruits secs et légumes et que l’on diminue de 50% la consommation de sucre et surtout de viande (Unmüssic, 2021). N’oublions pas qu’entre 70 et 80% des terres agricoles dans le monde sont actuellement dédiées à la production d’aliments pour animaux ou utilisées comme terrain de pâture.

Mettre en place des politiques redistributives

Tout projet de relocalisation de la production et de renforcement de la souveraineté alimentaire devra aussi nécessairement s’accompagner de politiques redistributives audacieuses. Car il est une évidence que les défenseurs du « solutionnisme technologique » ne semblent pas avoir intégrée : les gens ont faim ou souffrent de carences nutritionnelles non pas tellement parce que la nourriture manque, mais parce qu’ils sont trop pauvres pour se nourrir. Ils n’ont tout simplement pas les moyens financiers de se procurer une alimentation suffisante, saine et adéquate. Ou ils cultivent des terres trop pauvres ou des surfaces trop petites pour assurer leur survie.

Il faut le redire, le problème de la faim et celui de la malnutrition sont bien davantage liés à l’inégale distribution des revenus (et des ressources productives) qu’à un problème d’« efficience ». Il importe donc de prendre ces inégalités à bras-le-corps. Et, avant toute chose, de s’attaquer aux inégalités foncières, en améliorant l’accès des ruraux aux ressources productives, et d’abord à la terre, de plus en plus concentrée entre les mains de puissants acteurs privés.

Par le biais, notamment, de réformes agraires ambitieuses, de mesures de sécurisation des territoires des communautés paysannes et indigènes ou encore de mécanismes visant à protéger les communs et à prévenir l’appropriation privative de ces ressources.

Autant de mesures cruciales qui ont été snobées par les promoteurs de l’UNFSS, alors que la « réappropriation des terres et l’assurance d’un contrôle réel sur celles-ci, écrit dans cet ouvrage Arnold Padilla, coordinateur du programme pour la souveraineté alimentaire de PAN (Pesticide Action Network) Asie-Pacifique, constituent le prérequis nécessaire à une refonte intégrale des systèmes alimentaires et à un développement qui se veut authentique et pérenne ».

Pour réussir et apporter une réelle plus-value sociale et environnementale, ces réformes devront cependant être associées à d’autres initiatives publiques susceptibles de garantir aux petits producteurs et productrices agricoles, dans un contexte de transition agroécologique, des revenus plus élevés et stables : accompagnement technique, mécanisme de stabilisation des prix, compensations financières pour éponger d’éventuelles pertes durant la période de transition, rémunérations spécifiques pour les services environnementaux rendus à la société (protection de la biodiversité, préservation des sols, des ressources et des paysages, diminution des émissions, conservation des variétés locales), promotion des circuits courts, constitution de stocks villageois avec prix minima offerts aux producteurs et productrices, mesures de protection des cultures indigènes à finalité alimentaire, programmes d’achats publics des produits de l’agriculture familiale, appui à la mise en place de coopératives de production, de transformation et de distribution, etc. (Delcourt, 2014 ; Berthelot, 2020).

En plus de ces mesures de soutien à l’agriculture familiale, il appartiendra aussi aux États de mettre en place une véritable couverture sociale qui puisse à la fois assurer le maintien d’un niveau de vie décent, et compenser la perte de revenu en cas de chocs externes : allocations diverses, soutiens à l’emploi, aides alimentaires ou financières, revenus alternatifs, rémunération de services utiles à la société, allocations spéciales versées aux catégories sociales les moins favorisées, etc.

Durant la pandémie, ces filets de sécurité ont montré toute leur importance en amortissant les effets sociaux de la crise sanitaire. Là où ils sont pratiquement inexistants en revanche, ce sont des millions de personnes qui ont basculé en quelques mois dans l’extrême pauvreté et l’insécurité alimentaire. Étroitement articulée à d’autres réformes de nature redistributive (dans le domaine des soins de santé, de l’éducation, etc.), la construction de ces filets sociaux constitue également un prérequis à la reconstruction de systèmes justes, durables et résilients (Cetri, 2014 ; Clapp et Moseley, 2020 ; Berthelot, 2000).

Fonder l’architecture économique internationale et le système alimentaire mondialisé sur les droits humains

Mais il faudra aussi repenser l’architecture économique internationale, basée sur le libre-échange et la liberté totale des investissements, corriger ses asymétries et s’attaquer surtout au pouvoir croissant des grandes multinationales de l’agroalimentaire, conditions sine qua non d’une transformation en profondeur des systèmes alimentaires [14]. Comme l’écrivait Eric Holtz Giménez peu après la crise alimentaire de 2008, « il faut enrayer le monopole des grandes multinationales qui contrôlent actuellement l’ordre alimentaire […] il faut empêcher Wall Street et les bourses financières de spéculer avec nos aliments ; il faut constituer des réserves de grains placées sous le contrôle de la communauté internationale : il faut autoriser les pays à protéger leurs paysans […] il faut rompre avec le modèle de production alimentaire, extrêmement dépendant des énergies fossiles que l’ordre alimentaire des multinationales nous a donné, car n’oublions pas que les firmes qui vendent les pesticides et les engrais chimiques sont aussi celles qui contrôlent le commerce mondial des aliments […]. En d’autres termes, nous avons besoin de lois et de cadres réglementaires qui promeuvent la souveraineté alimentaire basée sur une démocratisation de toute la chaîne, ce qui va complètement à rebours des politiques mises en place » (cité in Robin, 2012).

L’adoption d’une législation internationale qui réglemente les activités des multinationales serait un premier grand pas dans cette direction. Car « il n’existe actuellement aucune loi internationale contraignante spécifique pour prévenir les dommages causés par les activités des sociétés transnationales (STN) et des entreprises connectées au sein de leurs chaînes d’approvisionnement ou de production mondiale, note Sofia Monsalve Suárez dans cette livraison d’Alternatives SudEn outre, le droit international présente une lacune supplémentaire en ce qui concerne la responsabilité juridique de ces entités. Les réglementations volontaires existantes sont vagues, et dans certains cas ambiguës. Elles n’ont pas réussi à assurer une protection efficace des droits humains […]. Au contraire, les crimes et les abus en matière de droits humains commis par les STN se sont généralisés dans le contexte de libéralisation ».

Lutter contre les abus des transnationales et de leurs filiales, les obliger à internaliser leurs coûts sociaux et environnementaux, telles devraient être les objectifs de cette réglementation. Elle devra s’inspirer des conventions existantes relatives aux droits humains et s’appuyer sur les futures conventions qui articuleront plus étroitement encore droits humains élargis, droits de la nature (reconnaissance de la notion d’écocide notamment) et droits des peuples. Afin de s’affranchir des réglementations commerciales actuelles, les accords de libre-échange et les investissements internationaux devraient également y être conditionnés, en veillant toutefois à ne pas entraver les besoins de développement des pays les plus pauvres. Cette nouvelle architecture juridique internationale devra enfin se construire en rupture avec les mécanismes de domination qui conditionnent également les rapports entre États et se doter d’institutions, dotés de pouvoirs contraignants, qui puissent garantir la mise en œuvre de ces conventions internationales.

A l’échelle internationale, ou bien régionale, d’autres mesures fortes permettraient également de remodeler le système économique et de rebâtir le système alimentaire global sur de nouvelles bases : loi antitrust, taxation de la malbouffe et du profit des transnationales, réglementation des marchés financiers, impôts mondiaux sur les dividendes des entreprises, mesures de lutte contre l’évasion fiscale, suppression des subventions à l’agriculture conventionnelle, des paradis fiscaux et de la spéculation sur les denrées alimentaires, réaffectation des budgets en recherche et développement vers la transition agroécologique, refinancement des instituts de recherche publics, annulation des dettes odieuses des pays les plus pauvres, etc. La réorientation, enfin, de ces flux financiers (aides publiques, recettes liées à une nouvelle fiscalité internationale, etc.) vers les pays en développement et/ou les plus dépendants des importations agroalimentaires sera également déterminante pour leur permettre d’assurer leur propre transition sociale et écologique, dans des conditions d’équité [15].

Transformer les structures de gouvernance

Ces changements nécessiteront enfin une réforme en profondeur du système de gouvernance. Car les forces qui ont façonné le système alimentaire (libéralisation des échanges, expansion du modèle industriel, financiarisation, etc.) n’ont pas seulement renforcé le poids économique et le pouvoir de marché des grandes firmes transnationales. En favorisant la dynamique d’expansion et de concentration de ces dernières, à l’échelle mondiale, et en permettant leur croissante mainmise sur les chaînes d’approvisionnement, elles les ont dotées aussi d’une énorme capacité d’influence politique. Fortes de leur position structurelle dominante dans le système, les transnationales ont ainsi été en mesure non seulement de façonner les normes, les règles et les institutions qui les gouvernent, de bloquer certaines réformes susceptibles de contrarier leurs intérêts et d’orienter les choix de consommation, mais aussi d’imposer leurs thèmes et leurs priorités dans les agendas publics en se retranchant derrière le langage onusien des droits humains (FIAN Belgium, 2019 ; CETRI, 2019, Clapp, 2020 ; Clapp et al, 2021).

Promues tant par le secrétariat des Nations unies que par le Forum économique mondial, les initiatives « multi-parties prenantes », comptent aujourd’hui parmi les principaux mécanismes qui permettent aux grandes firmes de capter les débats internationaux. Importé du secteur privé, ce mode de gouvernance constitue aujourd’hui un puissant instrument de légitimation à leur service.

En supposant l’existence d’un terrain d’entente possible entre les acteurs dotés de toutes les ressources (politiques, économiques, institutionnelles) et ceux qui en sont presque totalement dépourvus, entre victimes et bénéficiaires du système, entre dominants et dominés invités à s’asseoir autour d’une même table pour trouver des solutions communes, elles tendent à masquer les rapports de force asymétriques qui caractérisent les systèmes alimentaires. En se présentant comme inclusives et participatives, ces initiatives donnent une caution morale aux acteurs les plus puissants. Elles leur permettent en quelque sorte de se maintenir dans le coup, de projeter à l’extérieur l’image d’agents de changement et de faire oublier leurs responsabilités dans la conjonction des crises.

En fait, la multiplication de ce type d’initiatives participe d’un effort de neutralisation des réformes les plus radicales et de contournement des institutions les plus progressistes du système des Nations unies. Fondée sur cette même idéologie du « multistakeholderisme », la préparation et l’organisation du UNFSS en est l’illustration sans doute la plus convaincante : « Bien que les promoteurs de ce Sommet utilisent le langage des systèmes alimentaires, de la transformation et de l’inclusivité (allant même jusqu’à le qualifier de Sommet des gens (« People Summit »), il est devenu clair qu’il s’agit plutôt d’un effort entrepris par une puissante alliance de multinationales, fondations philanthropiques et pays agroexportateurs pour saper le pouvoir croissant du Comité pour la sécurité alimentaire – l’arène qui s’est imposée après la crise alimentaire de 2007-2008 comme la première institution publique en charge de la gouvernance alimentaire – et accaparer le récit de la ‘transformation des systèmes alimentaires’ […] » (Canfield et al., 2021).

La société civile, qui a boycotté massivement le Sommet, n’est pas dupe. Pour elle, la véritable transformation du système alimentaire devra d’abord passer par une reprise en main du débat par le Comité de la sécurité alimentaire, voire par sa reconnaissance comme seul organe habilité à piloter le changement, car il est le plus légitime, le plus inclusif et le plus représentatif des acteurs institutionnels qui participent au façonnement des systèmes alimentaires.

Il en va d’ailleurs de l’avenir des populations qui en dépendent. Car, préviennent l’IPES-Food et l’ETC Group, « il est clair que si l’agro-industrie reste aux commandes, il sera impossible de ramener la planète et ses systèmes alimentaires dans un espace de fonctionnement sécurisé. […] elle continuera à générer de profondes inégalités, à exercer une pression sur les moyens d’existence, à aggraver l’insécurité alimentaire et à nuire à l’environnement. À l’inverse, les quatre voies interdépendantes que la société civile pourrait emprunter pour transformer les systèmes alimentaires permettraient de réaffecter 4000 milliards de dollars de la chaîne industrielle à des initiatives visant à soutenir la souveraineté alimentaire et l’agroécologie, de réduire de 75% les émissions de GES provenant des systèmes alimentaires, et de garantir des avantages inestimables pour la vie et les moyens d’existence de milliards d’individus au cours des vingt-cinq prochaines années » (2021).

Notes

[1Ainsi la production mondiale de blé a atteint un niveau record en 2020-2021. Théoriquement, elle pourrait nourrir près de 14 milliards de personnes (Unmüssic, 2021).

[2https://www.un.org/en/food-systems-summit/about.

[3Voir notamment McVeigh, 2021 ; Lakhami, 2021 ; Kroff et al., 2021.

[4http://www.ipes-food.org/_img/upload/files/UNFSSStatementFR.pdf.

[5https://www.foodsovereignty.org/wp-content/uploads/2020/02/EN_Edited_draft-letter-UN-food-systems-summit_070220-4.pdf.

[6Lire dans cet Alternatives Sud, l’article de Frédéric Mousseau.

[7La première « révolution verte » est lancée dans les années 1960. Elle touche principalement le Mexique, le Brésil, l’Inde, l’Afrique du Sud et plusieurs pays d’Asie du Sud-Est. Voir notamment Clapp, 2020.

[8Les défenseurs de cette vision considèrent par ailleurs que le système alimentaire mondial a plutôt bien résisté à la gravité de la crise et s’est même montré plutôt performant en assurant l’approvisionnement, en dépit de la forte perturbation des chaînes de valeur, de nombreux marchés. Voir Clapp et Moseley, 2020 ; et l’article de Bello dans cet ouvrage.

[9Parmi celles-ci, citons l’AGRA, Google, Bayer, Kellogg, Gargill, BASF, Rabobank, Syngenta Group, Louis Dreyfus Company, l’International Seed Federation, l’International Fertilizer Association, Boston Consulting Group, Sodexo, Cybernated Farm Systems, la Global Roundtable for Sustainable Beef, Barry Callebaut, Bayer CropScience, Nestlé et le SUN Business Network.

[10https://foodsystems.community/fr/business-declaration-for-food-systems-transformation/.

[11Lire Altieri et Nicholls, dans cet Alternatives Sud.

[12On estime à 2,5 milliards le nombre de personnes investies dans l’agriculture et la production alimentaire à petite échelle (dont 350 millions dans les communautés indigènes), et à 500 millions le nombre de petites exploitations. Ensemble, elles seraient responsables de 30-35 (évaluation basse) à 70-80% (évaluation haute) de l’approvisionnement alimentaire mondial (Clapp, 2020).

[13Conséquence de plusieurs décennies d’intégration des systèmes alimentaires mondiaux, aujourd’hui, 80% de la population mondiale est dépendante, au moins en partie, des importations alimentaires. Celles-ci représentent en outre 20% de l’apport calorique (Voir Clapp et Moseley, 2020).

[14Cette question fondamentale du pouvoir et de la croissante concentration des acteurs de l’agrobusiness n’a pas même été abordée dans les débats organisés dans le cadre du processus de préparation du UNFSS. Sur les raisons et les objectifs de ce « silence stratégique », voir Clapp et al, 2021.

[15Voir notamment Leterme, 2019.