Samir Saul, 14 août 2018
Aussi mineure qu’elle soit sur le fond, l’altercation canado-saoudienne comporte des enjeux qui dépassent les deux protagonistes. Participant des péripéties des relations bilatérales entre deux États, elle n’est pas foncièrement originale. Cependant, tel l’accident qui appelle une enquête sur les circonstances qui l’entourent, elle est révélatrice des incongruités des positions des deux parties en cause. Enfin et surtout, elle s’inscrit sur une ligne de fracture internationale parue il y a 40 ans et qui n’a cessé de s’élargir au point de devenir la ligne de démarcation des relations internationales contemporaines, celle entre le mondialisme et la souveraineté nationale. Là se situe le véritable intérêt de cet incident insolite survenu sous les rayons de soleil d’un chaud été.
L’étincelle est connue: la ministre des Affaires étrangères Chrystia Freeland intime aux autorités saoudiennes de «libérer immédiatement» tous les activistes pacifiques des droits humains. Indigné, Riyad réplique par des mesures de rétorsion diplomatiques et économiques. L’affrontement symbolise jusqu’à la caricature la dissemblance entre les deux parties, chacune transposant au plan international ses croyances, discours et pratiques en politique intérieure.
Non sans ingénuité, la Canadienne débite une rituelle profession de foi, tout en administrant un ordre à un État étranger concernant ses affaires intérieures. Excédé, le Saoudien réplique en faisant entendre ses gros sabots et en laissant parler les sacs d’or. À la fée canadienne donnant de sa baguette magique répond le coup de patte de l’ogre saoudien. Au manque de discernement fait écho l’absence de finesse.
Excédé, le Saoudien réplique en faisant entendre ses gros sabots et en laissant parler les sacs d’or.
Quel que soit le mérite d’un dossier, et la situation en Arabie saoudite est détestable, une prescription administrée à un État étranger sur la manière de conduire ses affaires intérieures est une ingérence attentatoire à sa souveraineté. Tous comprennent le sous-texte du litige, du reste transparent: ulcérée, l’Arabie saoudite fait un exemple du Canada à l’intention des Européens qui pourraient s’aviser d’enfourcher le cheval de bataille des droits humains et avec lesquels elle a des rapports économiques plus substantiels. Avec le Canada, ceux-ci sont modestes, rendant supportable une rupture, si l’affaire aboutit à cela. En prime, le Canada fournit pour cette démonstration un cobaye de choix puisqu’il s’évertue à être en pointe dans le discours idéaliste sur la scène internationale.
Ulcérée, l’Arabie saoudite fait un exemple du Canada à l’intention des Européens qui pourraient s’aviser d’enfourcher le cheval de bataille des droits humains (…).
Pris en défaut, le Canada offre à l’Arabie saoudite une occasion inespérée d’adresser à peu de frais son message à de tierces parties. Riyad monte en épingle l’offense ressentie et exige publiquement des excuses qu’Ottawa refuse aussitôt, en en remettant avec un engagement à se faire le champion des droits humains partout et toujours.
Passé l’étape des coups de menton et des effets de manche sur la place publique, les deux gouvernements en démordront discrètement et recolleront les morceaux tant bien que mal. Il n’y aura pas d’humiliantes excuses, mais les mots employés par le gouvernement canadien seront choisis pour concilier sa volonté de s’exprimer, les susceptibilités saoudiennes et le droit international. L’Arabie saoudite, elle, tournera magnanimement la page et laissera reprendre les interactions économiques.
On reste songeur devant l’incohérence dans les idées et les politiques. Les deux parties ont-elles le moindre souci de la conséquence dans leurs actions et leurs propos? N’est-ce pas Freeland qui, il n’y a pas longtemps, défendait bravement la souveraineté du Canada face aux prétentions des États-Unis de lui dicter sa politique?
Quant à l’Arabie saoudite, sourcilleuse pour sa souveraineté, n’a-t-elle pas violé celle du Bahrein par une invasion militaire en 2011, celle de la Syrie pendant sept ans par la voie du djihadisme militarisé à grande échelle, et celle du Yémen par une agression meurtrière, émaillée d’atrocités, depuis mars 2015?
Pourquoi la défense des grands principes par le gouvernement canadien concerne-t-elle les droits humains, mais beaucoup moins les droits des États violentés, alors même qu’il lui est entièrement légitime et parfaitement légal de rappeler le droit international et de condamner sa violation? Pourquoi des réprimandes officielles canadiennes ne sont-elles pas adressées à un pays comme Israël pour son comportement international et domestique? On voit que le recours aux arguments de type principiel peut être sélectif et à géométrie variable selon le désir de l’usager. On voit aussi qu’il est toujours nécessaire de connaître l’historique des acteurs qui se produisent devant le public.
Le gouvernement croit pouvoir mettre les droits humains au centre de sa politique étrangère, tout en poursuivant les affaires avec ceux qu’il condamne et en leur fournissant des armes.
L’Arabie saoudite est un gros pourvoyeur de contrats qui soutiennent les industries militaires occidentales. Premier ou deuxième importateur d’armements au monde, elle récompense ses associés internationaux en leur achetant des armes dont il n’est pas sûr qu’elle ait besoin ou qu’elle soit en état d’utiliser. Le gouvernement canadien croit pouvoir mettre les droits humains au centre de sa politique étrangère, tout en poursuivant les affaires avec ceux qu’il condamne et en leur fournissant des armes. Il n’a pas été de l’avis des Canadiens qui militaient pour la résiliation du contrat de 2016 de vente de blindés légers à l’Arabie saoudite. Ceux-là pourraient voir leur espoir réalisé mais, comble de l’ironie, par décision de l’Arabie saoudite dans le cadre de son bras de fer actuel avec le Canada.
Les relations internationales mettent en rapport États, entités non étatiques et individus divers. Si chaque acteur posait comme précondition que les autres adoptent son système politique, sa vision du monde, sa foi, son idéologie ou ses «valeurs», il n’y aurait plus de relations.
Seraient logiques les tenants d’une telle position qui iraient jusqu’au bout de leur raisonnement et rompraient avec ceux qui ne trouveraient pas grâce à leurs yeux. Or le droit international offre une voie de sortie en mettant de côté les inclinations identitaires et en établissant des règles communes dans l’intérêt de tous, sans égard à leurs différences: non-agression, non-ingérence dans les affaires intérieures des autres, traitement équitable des ressortissants étrangers, etc. Le droit intérieur (la justice tient une balance et ses yeux sont bandés) ne fait pas autre chose puisqu’il est censé tenir compte de la loi et non des traits personnels des justiciables.
Depuis les années 1970, injectant leur idéologie dans les relations internationales, les pays occidentaux ont fait des droits humains un instrument de leur politique étrangère. Les droits individuels sont au cœur de l’idéologie libérale, laquelle entamait sa marche vers la suprématie mondiale. L’insertion du «droit-de-l’hommisme» comme critère des relations internationales a un caractère offensif visant d’abord l’affaiblissement des États du bloc soviétique. Il sert ensuite de levier pour mettre sous pression ou déstabiliser des pays jugés indociles, tout comme les arguments d’ordre «humanitaire». Le mépris mondialiste des souverainetés nationales lui procure une motivation et un cadre stratégique. Le droit international est peu prisé par l’idéologie libérale; seuls les droits individuels ont sa faveur. Se prenant tout naturellement pour norme, elle s’invente un «droit d’ingérence» dans les affaires intérieures d’autrui, sermonne, réprimande et administre des leçons.
Les donneurs de leçons sont toujours à l’Ouest, les destinataires ailleurs.
Le procédé est inamical, loin d’être désintéressé et invariablement à sens unique. Les donneurs de leçons sont toujours à l’Ouest, les destinataires ailleurs. Imagine-t-on le gouvernement chinois pontifier, menaces à l’appui, sur la nécessité de se plier aux préceptes confucéens par le reste du monde? Le russe prêchant l’acceptation universelle du magistère de l’Église orthodoxe? On peut multiplier les invraisemblances pour souligner que le prosélytisme n’est propre qu’au libéralisme occidental.
On comprend donc que la bavure, bévue, gaffe, maladresse ou faux pas de Freeland participe en réalité d’une habitude devenue consubstantielle de la diplomatie occidentale, à laquelle on ne pense même plus tellement elle s’est enracinée, et d’un libéralisme conquérant.
Elle se brûle les doigts en appliquant (par mégarde?) à l’allié saoudien des puissances occidentales et de leur politique au Moyen-Orient, de surcroît cousu d’or, le traitement normalement réservé aux adversaires moins fortunés. Ainsi l’appel à l’aide du gouvernement canadien rencontre-t-il un silence assourdissant. Il est enfin cocasse de voir l’Arabie saoudite tenir des propos sur l’ingérence et la souveraineté que ne renierait aucun des pays que cible régulièrement l’Occident libéral.
Les changements émancipateurs dans le monde viendront des populations concernées, pas des diplomaties étrangères.
À multiples volets, l’empoignade canado-saoudienne est instructive sur les relations internationales et leur évolution. Quant aux changements émancipateurs dans le monde, ils viendront des populations concernées, pas des diplomaties étrangères. Que celles-ci renoncent aux ingérences et s’occupent de ce qui est de leur ressort: cesser les accointances avec les États qui violent le droit. Ce serait faire œuvre utile.