Bernard Dreano, Écovêv, janvier 2020
Depuis la fin du siècle dernier, des « Forums » et autres « contre-sommets » internationaux se tiennent régulièrement, soit en contestation de rencontres internationales institutionnelles, soit en totale indépendance. À la fois convergence de mouvements issus des société civiles, lieu de débats et d’expression des altermondialistes, occasions de manifestations, moyen d’influencer les politiques, ces rencontres ont-elles une efficacité ? La voix des ONG, en particulier en marge des conférences onusiennes, a rendu visible des problèmes fondamentaux et proposer des solutions, mais elle est de plus en plus étouffée, voire diffamée. Loin d’être stériles, les Forums ont pourtant permis de mettre en place des campagnes et réseaux internationaux. Mais ils doivent se reconfigurer pour inclure les acteurs des nouvelles formes de mobilisation qui se développent depuis un dizaine d’années dans le monde.
Le dernier « contre-sommet » a eu lieu fin août 2019 au Pays basque à l’occasion du G7 de Biarritz. Il s’agissait d’un forum (conférences et ateliers) de plusieurs milliers de participants, de défilés de rue (près de 15 000 manifestants à Hendaye) et de la présence (évanescente cette fois-ci) des ONG en marge du sommet officiel. Une mobilisation globale relativement faible, inférieure à celle du contre-G8 d’Évian en 2003, mais supérieure à celles opposées au G8 en mai 2011 de Deauville et au G20 de novembre 2011 de Cannes. Un forum relativement réussi, malgré des lacunes dans les thématiques et une faible présence internationale, des difficultés dans l’articulation des différentes formes de débats et d’alter natives, et une présence limitée des mouvements sociaux récents (dont les Gilets jaunes). Une manifestation significative mais un échec des actions de blocage (même symboliques) dans un contexte d’occupation militaro- policière maximum.
Mais depuis quand fait-on des forums et des contre- sommets ? V’est une histoire déjà longue.
ONG, espaces alternatifs, forums et contre-sommets
La forme « forum » des rencontres internationales militantes Organiser des rencontres de mouvements prenant la forme de ce que l’on appelle aujourd’hui « forum », est une pratique déjà ancienne à l’échelle internationale. Il s’agit de rassembler, autour d’une seule ou de plusieurs thèmes, des milliers, ou des dizaines de milliers, de militants d’origines diverses (associatives, syndicales, politiques, etc.), pour débattre, s’informer, échanger des expériences, nouer des relations de coopération, organiser des initiatives. Des rencontres au fonctionnement essentiellement horizontal et autogéré, un cadre ouvert plutôt qu’une structuration de type congrès (avec ses résolutions, motions et votes). Par exemple, dès 1982 (à Bruxelles) et jusqu’en 1991 (à Moscou), les Conventions European Nuclear Desarmament (END) ont rassemblé des milliers de participants, principalement d’Europe occidentale, puis orientale, et aussi du reste du monde, sur les thèmes du désarmement et de la paix, mais aussi des droits humains, du féminisme, du racisme, du colonialisme, etc.
Les espaces de la « société civile » en marge des sommets internationaux Dès l’origine, au sein du système des Nations unies, a été prévu que des Organisations non gouvernementales (ONG) non représentantes des États membres, pouvaient avoir un rôle consultatif (art. 71, chap. 10 de la Charte des Nations unies). Quoique dès 1972, la première Conférence onusienne sur l’environnement à Stockholm eût en parallèle son forum, c’est surtout à la fin du 20e siècle que ces ONG vont prendre toute leur place aux côtés des États, à l’occasion des grandes conférences de l’ONU, et tout particulièrement lors de la 3e conférence mondiale sur l’environnement de Rio de Janeiro en juin 1992 (dite « sommet de la terre »), puis des conférences sur les droits humains de Vienne en 1994, sur les droits des femmes de Nairobi en 1985 et Pékin en 1995, la 2e conférence sur l’habitat d’Istanbul en 1996, celle de Durban sur le racisme en 2001. Dès lors, à l’occasion des principales rencontres internationales (ONU et autres organisations multilatérales, sommets européens, etc.), les organisateurs vont prévoir des « espaces » dévolus à l’expres sion de la « société civile » (des ONG).
Les contre-sommets avec manifestations et blocages Les mouvements sociaux et les ONG vont contester les politiques préconisées par des gouvernements et des organismes internationaux, voire certains sommets internationaux eux-mêmes, et construire des « sommets parallèles » ou des « contre-sommets ». Un exemple spectaculaire est le Gegen-Kongress s’opposant au congrès du Fond monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale à Berlin-Ouest en septembre 1988, combinant une réunion de type « forum » et des manifestations de protestation (dont celles nocturnes au bas des hôtels « pour empêcher les délégations officielles de dormir »… ; certaines iront se réfugier à Berlin-Est, puisqu’il y a encore le mur à cette date).
Une sorte de grammaire est en place 1°) Au sein ou à la marge des conférences ou réunions internationales, des ONG et associations s’expriment, avec plus ou moins de facilité et d’efficacité. C’est pour paraphraser le vocabulaire du festival d’Avignon un « festival in ».) Des initiatives de contre-sommet sont prises comprenant des débats en forum : le « festival off » auquel participent parfois les associations présentes au « in ». 3°) Des manifestations de contestations, auxquelles participent la plupart des forces actives dans les forums, mais aussi d’autres mouvements. Ces manifestations s’accompagnent parfois d’actions de « blocage ».
La situation est un peu différente quand les mouvements organisent des rencontres à leur propre initiative (comme l’étaient les Conventions END, comme le sont les forums sociaux), quand ils créent des espaces parallèles à l’occasion d’une réunion internationale de type conférence thématique des Nations unies ou COP (conférence de suivi des traités, comme celui de Tokyo sur le climat) et quand ils organisent des contre-sommets par rapport à des centres de pouvoir dont l’existence ou la ligne politique (G7, OTAN, FMI) sont contestées.
Des contre-sommets aux forums sociaux Valéry Giscard d’Estaing a créé en 1975 un rendez-vous annuel des dirigeants des principales puissances économiques occidentales ; au départ informel, il s’est institutionnalisé en G7 (G8 avec la Russie de 1997 à 2014). Les réunions annuelles du G20, élargies à d’autres puissances mondiales, ont commencé en 1999 sans faire disparaître le G7 auto- institué en une sorte de « directoire du monde ». Un forum alternatif The Other Economic Summit (TOES, qui signifie doigt de pied en anglais) a été organisé dès 1984.
En juillet 1989, François Mitterrand ayant décidé de placer le G7 de Paris dans le contexte du bicentenaire de la Révolution française, toutes formes de contestation alternatives vont se déployer. Ainsi, la campagne Dettes, apartheid, colonies, ça suffat comme ci ! initiée par le chanteur Renaud, l’écrivain Gilles Perrault, le CEDETIM (1), des militants de la LCR, avec notamment une importante manifestation de rue et un concert géant à la Bastille. Vit aussi le jour un contre-sommet alternatif et pluriel, amplifiant les TOES précédents surtout grâce au « Sommet de sept peuples parmi les plus pauvres », organisé par le CEDETIM, le CRID (2) et Agir ici pour un monde solidaire (3). Une configuration similaire sera réussie en juin 1996 au G7 de Lyon, avec manifestation et contre-sommet autour de « sept résistances ».
En novembre 1999 à Seattle, le congrès de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) suscite un puissant « contre-sommet ». L’OMC est contestée en tant que telle car fondée sur des bases néolibérales et inégalitaires. La manifestation de protestation est importante quantitativement et qualitativement (regroupant, fait très rare aux États-Unis, syndicalistes, étudiants, écologistes, minorités et délégations étrangères), la répression policière est brutale et brouillonne. On considère souvent Seattle comme la première manifestation internationale de l’altermondialisme, que le discours officiel va tenter d’associer aux violences de la « bataille de Seattle ».
Le mot « altermondialiste » va s’imposer progressivement, notamment en France. L’association ATTAC est créée en 1998 (au départ, pour mener une campagne contre un projet d’accord international sur l’investissement et pour une taxation des mouvements de capitaux). Des militants de divers pays, brésiliens et français notamment, réfléchissent à une contestation du Forum économique de Davos, réunion annuelle des puissants du monde dans la petite station de ski suisse. Ce sera le premier Forum social mondial (FSM) de Porto Alegre au Brésil. Par la suite, les FSM et beaucoup des rencontres altermondialistes vont se dérouler, sans le besoin de « répondre » à Davos ou à des rencontres internationales. Ces FSM vont réunir des dizaines de milliers de personnes en Amérique latine, en Afrique, en Asie du Sud, en Amérique du Nord (le dernier FSM a eu lieu en mars 2018 à Salvador de Bahia au Brésil).
Des actions efficaces ?
Occuper les « espaces société civile », plus ou moins laissés aux ONG lors de rencontres internationales, permet de donner de la visibilité à des campagnes de plaidoyer ou de sensibilisation avec l’espoir de peser sur d’éventuelles décisions des États.
Organiser des forums, lors de contre-sommets ou à l’initiative propre des mouvements, a pour objectif de mieux comprendre la situation, les problématiques de mobilisation, les pistes pour les alternatives.
Manifester son opposition aux politiques des gouvernements ou de certaines organisations internationales se traduit par des manifestations de rue mais aussi par des formes de blocages, symboliques ou offensifs, pour dénoncer les rencontres elles-mêmes.
Nous avons vu que ces trois modalités se sont développées (combinées ou séparées) depuis au moins une trentaine d’années.
Avec quels effets ?
Le plaidoyer des ONG La présence des ONG à l’occasion de rencontres internationales a, dans un premier temps, permis de faire apparaître de grands enjeux : la crise écologique, l’impératif d’une autre politique de développement dès le sommet de la terre de Rio 1992, la question mondiale des droits des femmes à Pékin en 1995, celle des habitants à Istanbul en 1996, etc., mais cette « voix des sociétés civiles » a été progressivement étouffée de trois manières : • l’hostilité quasi systématique de certaines grandes puissances, qui vont s’efforcer de limiter la portée des conférences (notamment de l’ONU) et la place des ONG ; • la dilution des mouvements associatifs militants dans une société « civile » dominée par les entreprises lucratives et capitalistes et la multiplication des GONGOS (4), fausses ONG créées par les gouvernements ; • l’inclusion des revendications des ONG dans des discours officiels que pourtant les politiques concrètes contredisent (par exemple celles relevant du « développement durable ») et la réduction croissante des (« espaces » dévolus à la « société civile » lors des sommets. De ce dernier point de vue, la gestion macronnienne du G7 de Biarritz est une caricature : réduction de trois quarts des accréditations des ONG par rapport aux G7 précédents (pourtant très faibles), confinement hors de la conférence, y compris de la presse !
Les protestations dans la rue À l’occasion des G7 ou d’autres sommets, les manifestations ont parfois drainé des foules importantes en quantité ou en diversité, mais parfois ne sont apparues que comme de simples témoignages. Les opérations symboliques ou offensives de « blocage » ont souvent retenu l’attention des médias. Mais elles ont aussi constitué des pièges. Depuis un quart de siècle, les réunions internationales font l’objet de mesures de « sécurité » de type militaire, justifiées par la « menace terroriste ». En 2001, pour la réunion du G8, le gouvernement Berlusconi avait mis le centre de la ville de Gènes en état de siège, provoquant de vives manifestations de protestation et une répression d’une violence extrême (un mort, des milliers de blessés, des scènes de tortures : la « plus grande violation des droits humains et démocratiques dans un pays occidental depuis la Seconde Guerre mondiale », dira Amnesty international). Gènes 2001 servira de prétexte à tous les gouvernements pour, d’une part, justifier des sommets bunkerisés suscitant diverses formes d’état de siège et pour, d’autre part, manœuvrer afin de priver de sens contre-sommets et contestations, pour séparer les « gentils » contestataires (à qui l’on ne prête systématiquement aucune attention) des « méchants » blacks blocs. Cela s’est encore vu à l’occasion du G7 de Biarritz.
Les forums, espaces militants de débats horizontaux Les forums ont souvent été accusés de « n’aboutir à rien de concret » et de manquer d’efficacité politique. Ce qui est loin d’être exact. Le partage des analyses et des expériences a créé des cultures communes, enrichi des modes d’action, formé des générations militantes. Des réseaux internationaux pérennes se sont constitués ou consolidés à l’occasion de forums. C’est le cas par exemple de la Marche mondiale des femmes, initiative au
départ québécoise devenue un réseau mondial après le Forum des ONG de Pékin en 1995 (5) ; du CADTM, créé après le contre-G7 de Lyon en 1988 (6) ; et de No Vox, réseau international de mouvements des exclus qui s’est développé en 2002 après le premier FSM de Porto Alegre. Des forums locaux et régionaux ont vu le jour et connus des succès, surtout de 2002 à 2011, même si les six Forums sociaux européens (FSE) – de Florence en 2002 à Istanbul en 2010 – n’ont finalement débouché sur rien malgré des tentatives de relance. Parmi celles-ci, mentionnons l’altersummit, lancé en 2012 dans le cadre de « Florence 10+10 » (7) par des syndicats, mouvements sociaux, instituts de recherche et organisations écologistes, féministes ou altermondialistes d’Europe. Des forums internationaux thématiques continuent leurs travaux et contribuent à la continuité de mobilisation, comme le FSM des migrations dont la 8e édition s’est tenue à Mexico en novembre 2018. Toutefois, on a aussi pu observer dans les forums et contre-sommets une tendance à la répétition de thèmes galvaudés, à un certain entre-soi militant. Les actions citoyennes et alternatives lors de la conférence de la COP21 à Paris en 2016 ont été importantes (malgré de fortes entraves des pouvoirs publics) et ont contribué à la création de nouveaux réseaux de mobilisation.
De nouvelles formes d’actions, de nouveaux lieux de débats ?
De nouvelles formes de militantisme à l’échelle internationale se sont développées depuis la crise de 2008, avec en 2011 les « occupations de place » du printemps arabe (Le Caire, Sanaa, Bahreïn), des Indignés de Madrid ou d’Occupy Wall Street, le mouvement de Gezi en Turquie en 2013, de Maïdan en Ukraine ou les Parapluies de Hong Kong en 2014, le Nuit debout français en 2016 et bien d’autres comme les actions prolongées de type ZAD (Zone à défendre), héritières des expé riences de longue durée des années 1970 (Larzac, aéroports de Francfort en Allemagne et Narita au Japon). Ces dernières années, enfin, des manifestations répétées de très longue durée sont apparues, comme en Algérie, au Soudan ou, dans d’autres contextes, en France avec les Gilets jaunes pendant l’hiver 2018-2019 et à Hong Kong avec les manifestations de 2019.
Tout cela loin des forums et contre-sommets ? Si l’on débat de ces nouvelles mobilisations dans des forums, si des acteurs de ces mouvements s’y expriment parfois, les forums ne sont pas le produit de ces mouvements, et ces mouvements n’ont pas ou peu, jusqu’à présent, initiés de nouveaux lieux de réflexions et de débats. On a vu des acteurs d’Occupy Wall Street ou des Carrés rouges québécois dans des réunions de Forums sociaux, mais de manière limitée et discontinue. Autre exemple, les « assemblées des assemblées » des Gilets jaunes n’étaient pas des « Forums » au sens propre, quoiqu’un groupe s’en réclamant fût bien présent au contre-G7 d’Hendaye-Irun d’août 2019.
D’autres formes de lieux de socialisation des expériences de luttes, d’échanges militants, d’informations et de débats se développent pourtant. Par exemple en France, à travers des rencontres d’été et autres espaces locaux (les rencontres du plateau des Glières), thématiques (le Camp climat à Kingersheim en Alsace) ou généraux comme l’Université d’été solidaire citoyenne et rebelle organisée en 2018 à Grenoble par le CRID et ATTAC qui doit connaître une nouvelle session en 2020.