Alison Rosamund Katz, CETIM, 12 avril 2020
Si le magnifique projet de justice sociale de l’OMS avait été soutenu, tous les pays du monde aujourd’hui seraient bien équipés pour faire face à la crise sanitaire actuelle ainsi qu’à leurs problèmes sanitaires quotidiens. Mais le projet des soins de santé primaires n’a pas été appuyé. Au contraire, au bout de quelques années, les piliers de ce projet – la justice sociale et économique – ont plus ou moins été détruits et le projet a été démantelé progressivement pendant la décennie qui suivit.
Des Etats membres puissants de l’OMS, leurs sociétés transnationales et les institutions financières internationales ont largement contribué à bloquer le développement et le maintien des systèmes sanitaires équitables dans les pays pauvres et ils ont aussi contribué à l’affaiblissement et au démantèlement des services sanitaires des pays riches. Ils auront bien des comptes à rendre ces prochains mois.
Les soins de santé primaire représentent encore et toujours la solution mais les diverses tentatives de l’OMS pour relancer ce projet ont rencontré une résistance féroce de la part des intérêts privés. Il n’a jamais été aussi important pour les citoyen-ne-s de soutenir et de se réapproprier le mandat constitutionnel de l’OMS qui est un mandat de justice sociale, en se rappelant que l’OMS – pour le meilleur et pour le pire – demeure l’autorité sanitaire des peuples.
La justice sociale en matière de santé : une menace pour les intérêts privés
La Déclaration d’Alma Ata en 1978 à la Conférence sur les soins de santé primaires (SSP), était un projet révolutionnaire de justice sociale dont le slogan était La Santé pour Tous en l’an 2000. Le projet identifiait la pauvreté et l’inégalité comme déterminants majeurs des maladies et des morts prématurées et évitables (qu’elles soient épidémiques ou endémiques).
La Conférence d’Alma Ata se tient à la fin des Trente Glorieuses (1945-1975) – 30 années de progrès vers un monde un plus un peu plus juste et équitable, et donc plus sain. Ce fut également l’ère de la décolonisation ; la nécessité d’une redistribution du pouvoir et des richesses était largement reconnue, y compris le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et à contrôler leurs ressources naturelles. A cette époque, l’engagement pour des services sanitaires publics et universels pour subvenir aux besoins sanitaires de base était sincère.
La Santé pour Tous était fondée sur le Nouvel ordre international économique proposé par le Groupe des 77 et pour cette raison, elle représentait une menace significative à l’ordre existant. Au bout de deux ans, le projet fut réduit à quatre interventions prioritaires et toute mention de justice sociale fut rayée.
Depuis, sous pression des Etats membres riches, l’OMS s’est progressivement écartée de son mandat de santé publique au sens large, de développement, d’équité et de systèmes sanitaires durables pour se diriger vers des approches biomédicales, verticales et de visée à court terme.
En gros, cela implique de ne tenir aucun compte des causes profondes (les conditions de vie misérables) et se consacrer aux solutions technologiques de court terme, de négliger la prévention des maladies et la promotion de la santé en faveur des traitements (invariablement, pharmaceutiques) ; et passer sous silence le fait que tous les pays riches avaient amélioré la santé de leurs populations de manière significative en s’attaquant aux conditions de vie misérables et par la mise en œuvre des travaux publiques et l’adoption des mesures sanitaires.
Qu’est-ce qu’un système de santé fonctionnel ?
Il est important de noter que les soins de santé primaires ne se résument pas à un niveau de service sanitaire. Il s’agit d’un système intégré et multisectoriel, dans lequel les Etats (et non le secteur privé ou les philanthrocapitalistes) détiennent la responsabilité première envers les citoyens de fournir des conditions essentielles pour la santé, c’est-à-dire, la nourriture, de l’eau, des systèmes sanitaires, l’éducation, le logement, un travail décent, un environnement sain et bien sûr des services de santé de base.
Des décennies d’expérience et de recherche en santé publique ont montré la nécessité de systèmes de santé financés publiquement avec la plupart des services fournis par des institutions publiques, si, en tout cas, l’objectif est d’établir et de maintenir des systèmes de santé intégrés, équitables et accessibles. L’accessibilité exige en plus que les services de soins de santé soient gratuits. Ceci est particulièrement important pendant une crise, telle qu’une épidémie de maladie infectieuse.
Un système de santé qui fonctionne correctement et dans la durée, requiert des Etats souverains et solvables – un fait qui était pleinement reconnu en 1978 d’où l’importance accordée au Nouvel ordre économique international. Bref, aucun pays dont l’économie nationale est étranglée par la dette, les règles de commerce injustes, le pillage continuel de ses ressources naturelles et qui est déstabilisé par des flux financiers incontrôlés, des prix de denrées fluctuants et l’ingérence dans les affaires relevant de la souveraineté nationale, ne peut développer et maintenir un système de santé qui fonctionne correctement. Ce sont des Etats souverains et solvables qui vont réaliser la Santé pour Tous, non l’aide internationale, qui fait partie intégrante de l’architecture financière mondiale.
Etant donné la référence explicite à la justice économique internationale, il était peu probable que le projet des SSP allait recevoir l’approbation de l’élite mondiale.
Les soins de santé primaires non souhaités par les puissants
L’opposition au projet de justice sociale de l’OMS se révéla puissante et rapide. Le projet fut immédiatement qualifié de « non réaliste », ce qui veut dire, le plus souvent, « non souhaités par ceux qui décident ». Qu’est-ce exactement qui n’était pas souhaité par les pays puissants et les intérêts privés ? Afin de répondre à cette question, il suffit de rappeler les valeurs et les principes des SSP énoncés dans la Déclaration d’Alma Ata.
« La santé est un droit fondamental de l’être humain »
« Les inégalités flagrantes dans la situation sanitaire des peuples, aussi bien entre pays développés et pays en développement qu’à l’intérieur même des pays, sont politiquement, socialement et économiquement inacceptables. »
« Le développement économique et social, fondé sur un nouvel ordre économique international, revêt une importance fondamentale si l’on veut donner à tous le niveau de santé le plus élevé possible et combler le fossé qui sépare sur le plan sanitaire les pays en développement des pays développés. »
« Les gouvernements ont vis-à-vis de la santé des populations une responsabilité dont ils ne peuvent s’acquitter qu’en assurant des prestations sanitaires et sociales adéquates. »
« Les SSP comprennent au minimum : l’éducation, la promotion de bonnes conditions alimentaires et nutritionnelles, un approvisionnement suffisant en eau saine et des mesures d’assainissement de base » etc.
« Les SSP font intervenir tous les secteurs et domaines connexes du développement national et communautaire, en particulier l’agriculture, l’élevage, la production alimentaire, l’industrie, l’éducation, le logement, les travaux publics et les communications »
« La pleine participation des familles et de la communauté dans un esprit d’autoresponsabilité et d’autodétermination ».
L’utilisation « de façon plus complète et plus efficace des ressources mondiales dont une part considérable est actuellement dépensée en armements et en conflits armés. »
Imaginez la consternation dans les coulisses du pouvoir ! Une des agences de l’ONU, parmi les plus vénérables et respectées, était en train de promouvoir un projet qui ressemblait au socialisme. Le contrecoup fut féroce. Non seulement le projet des SSP n’était pas souhaité, il n’allait en tout cas pas être mis en œuvre. Et il fallait ramener l’OMS sous contrôle.
Un marché de la santé qui vaut des milliers de milliards de dollars
Depuis 1978, l’autorité sanitaire des peuples est devenue une victime de la restructuration néolibérale, tout comme la plupart des institutions sociales et économiques au service de l’intérêt public, y compris, bien sûr beaucoup d’agences et de programmes de l’ONU. L’OMS aujourd’hui est à genoux, profondément compromise… et obligée d’entrer dans le « business » de la santé.
A titre d’exemple, en 2019, le Directeur-Général de l’OMS, le Dr Tedros, a présenté ainsi le « business case » du Plan d’action globale de son organisation : « L’investissement initial de US$14,1 milliards pour la période 2019-2023 représente un excellent rapport qualité prix et va engendrer un retour sur investissement de 2-4 % de croissance économique. Aucune marchandise au monde n’est plus précieuse ».
Pourquoi le Dr Tedros s’est-il trouvé obligé de vendre le secteur sanitaire aux investisseurs plutôt que de discuter son plan quinquennal avec ses 194 Etats membres ? Parce qu’aujourd’hui, l’OMS est plus ou moins privatisée. Elle contrôle à peine 20 % de son budget. Le 80 % restant se compose de « contributions volontaires extrabudgétaires » provenant des (riches) Etats membres et de fondations privées, dont la quasi-totalité est affectée à des priorités et des programmes spécifiques, déterminés par les donateurs.
La santé représente un marché des milliers de milliards de dollars, comme le Forum économique mondial ne cesse de le rappeler à ses constituants (US$10 mille milliards en 2020). Les « dons » à l’OMS ou la participation dans les partenariats public-privé, représentent de précieux investissements pour des multinationales en quête de nouvelles sources de profit pour leurs activités. La santé n’est plus conçue comme un droit humain, comme la Constitution de l’OMS le déclare, mais comme une marchandise ou, au mieux, un facteur de productivité – comme le préconisait Jeffrey Sachs en 2001 dans le rapport de l’OMS « Investir dans la santé pour le développement économique ».
D’Alma Ata à Davos
En janvier 1999, dans le cadre du Forum économique mondial à Davos, Kofi Annan proposait aux dirigeants du monde des affaires et à l’ONU d’« instaurer un Pacte mondial de valeurs et principes partagés afin de donner un visage humain au marché global». Sans aucun mandat, le Secrétaire général de l’ONU a ainsi offert le soutien onusien « à un environnement propice au commerce et à l’ouverture des marchés » en échange d’un engagement (sans aucun mécanisme d’application) de la part des multinationales à respecter neuf principes dans les domaines des droits humains, du travail, de l’environnement et de la lutte contre la corruption.
De la même manière dans les années 1990, l’OMS, sous l’égide de Gro Harlem Brundtland, a adopté un business model dirigé par le secteur privé et a lancé de multiples partenariats public-privé pour mettre en œuvre des programmes verticaux ciblant des maladies spécifiques. Ces arrangements ont encore accru le pouvoir des multinationales d’orienter les politiques de la santé et ont miné et fragmenté l’offre des services de santé.
Aujourd’hui, la quasi-totalité du travail entrepris dans le domaine de la santé internationale est mis en œuvre par des partenariats public-privé, des arrangements qui représentent un mécanisme de plus pour l’extraction des richesses (du 99 % au 1%) en attelant le secteur public à la production de bénéfices privés. Une seule raison explique l’adoption de ces arrangements par les organisations qui ont des responsabilités publiques : elles perçoivent ces arrangements avec le secteur privé comme l’unique source aujourd’hui de financement, ce qui est, en partie, vrai. Mais cela est dû au fait que sous des régimes néolibéraux, les budgets du secteur public ont été coupés et la base fiscale détruite. Ces développements sont eux-mêmes le résultat de l’influence exercée par les sociétés transnationales sur les gouvernements et sur les institutions financières internationales.
Que les institutions publiques soient obligées de quémander auprès du secteur privé ou de philanthropes célèbres (eux-mêmes complètement identifiés au capitalisme transnational) ne résout en rien les problèmes des ressources pour la santé. La solution aujourd’hui (comme à Alma Ata en 1978) passe par la justice économique, une base fiscale solide aux niveaux national et international, et aussi par le soutien public et adéquat des institutions publiques telles que l’OMS pour qu’elles puissent remplir leurs responsabilités internationales indépendamment des intérêts privés.
La couverture universelle sanitaire : une importante régression par rapport aux soins de santé primaires
L’OMS a tenté plusieurs fois de relancer les Soins de santé primaires (SSP), ou du moins, certains aspects de ce projet de justice sociale, notamment en 2008 avec la publication du rapport « Les soins de santé primaires : maintenant plus que jamais ». Une lecture attentive de ce rapport révèle une version des SSP amputée des valeurs et principes d’Alma Ata. Il est surprenant de constater que la santé comme droit humain, les déterminants sociaux et économiques de la santé, la responsabilité première de l’Etat dans la santé de la population, le développement émancipateur, l’esprit d’autodétermination – encore moins le besoin de s’attaquer à la pauvreté et aux inégalités par le biais d’un Nouvel ordre économique international – ne figurent pas dans ce rapport.
Les efforts ultérieurs entrepris par l’OMS pour relancer les Soins de santé primaires ont apporté un soutien de façade aux droits humains et font référence de temps en temps aux inégalités au sein des pays (mais jamais entre des pays) mais aucun de ces efforts ne mentionne le pilier central de la Santé pour Tous qui est un ordre économique international qui soit juste et rationnel.
Depuis 10 ans à peu près, étant donné le manque de soutien de la part de ses bailleurs de fonds pour une véritable relance des Soins de santé primaire, l’OMS a radicalement freiné ses ambitions. Elle lutte aujourd’hui pour quelque chose qui s’appelle la Couverture sanitaire universelle (CSU). Dans sa mouture actuelle, et malgré des invocations de « l’esprit d’Alma Ata » ce nouveau projet a quelques aspects en commun avec les Soins de santé primaires mais à plusieurs points de vue, il représente une régression importante vis à vis du projet de justice sociale de l’OMS de 1978.
Rappelons d’abord que la santé des populations dépend largement des facteurs extérieurs aux services de santé, d’où la priorité accordée par le projet des SSP aux déterminants sociaux et économiques. La CSU se réfère presque exclusivement aux services de santé, donc si on la compare avec les SSP, sa portée est restreinte. En plus, à l’origine, l’acronyme UHC en anglais désignait Soins universels et non pas Couverture universelle (Care en anglais et non pas Coverage). Avec ce changement, le projet s’est réduit à la question encore plus étroite du financement des services de santé. Dans sa dilution la plus récente, réalisée grâce à l’intimidation de l’OMS par les Etats-Unis, il semble que le but de la CSU est surtout de garantir un rôle central aux services de santé privés et à l’assurance maladie privée.
Les décennies de recherche sur les systèmes de santé montrent que la privatisation implique des coûts importants pour l’Etat et pour les citoyens (en termes de frais à la charge des ménages), un manque de transparence et de responsabilité, une inefficacité dans la fourniture des services, le transfert des maigres ressources du secteur public au secteur privé, et bien sûr des inégalités au regard des indicateurs de santé.
Oxfam International observe que les seuls pays à faible revenu qui ont réalisé la couverture sanitaire universelle et équitable l’ont fait par le biais des impôts, plutôt que par l’assurance maladie. Les systèmes basés sur l’assurance maladie peuvent fonctionner correctement dans les pays à haut revenu, mais dans les pays à faible revenu, même des systèmes socialisés d’assurance maladie ont tendance à exclure la majorité des gens et à laisser pour compte les pauvres.
Dans les pays de l’OCDE, l’épidémie de Covid 19 sert de révélateur aux citoyen-ne-s sur le rôle joué par les mesures d’austérité dans l’affaiblissement des systèmes de santé. Dans les pays pauvres, où les systèmes de santé ont été gravement endommagés par les programmes d’ajustement structurel imposés par le FMI, le virus risque de submerger les capacités au bout de quelques jours. Pour la moitié de l’humanité qui n’a pas accès aux services de santé de base, l’accès aux soins sera inexistant.
Les Etats membres défendent les intérêts
Sous les régimes néolibéraux, les Etats membres puissants ont tendance à représenter les intérêts de leurs sociétés transnationales (STN), aux assemblées annuelles de l’OMS, plutôt que la santé de leurs citoyen-ne-s. Par exemple, ils soutiennent leurs géants de l’agroalimentaire quand la question des maladies non transmissibles ou la nutrition est à l’ordre du jour ; les compagnies Big Pharma, en relation avec l’accès aux médicaments ; et le secteur de santé à but lucratif (fabricants d’équipement médical, fournisseurs de services de santé privés et compagnies d’assurance maladie privées), en relation avec la Couverture sanitaire universelle.
Selon le groupe Deloitte Consultancy, le marché de la santé devrait croître de 5 % par année. Le secteur de la santé à but lucratif est dominé par les Etats-Unis, suivi par le Royaume-Uni et d’autres pays de l’OCDE. Dans les économies de beaucoup de pays, c’est un des secteurs qui se développe le plus rapidement. Etant donné ces intérêts économiques colossaux, toute initiative de l’OMS cherchant à promouvoir les soins de santé en tant que droit humain et bien public se trouvera confrontée à l’opposition de l’élite mondiale.
La pauvreté et l’inégalité aujourd’hui
La Banque mondiale fait état régulièrement du « progrès » en termes de réduction de la pauvreté mais un examen attentif des données révèle de multiples manipulations. On arrive à un constat déconcertant suivant lequel, si on exclut la Chine du tableau, il n’y a quasiment pas eu de progrès. Dans certains pays d’Afrique subsaharienne, la pauvreté a même augmenté.
D’importantes inégalités en termes de richesse continuent de s’accélérer (aujourd’hui le 1 % des plus riches possèdent plus du double de la richesse de 6,9 milliards de personnes). En quoi est-ce pertinent pour la santé des populations ? Les relations inégales de pouvoir sont en soi une cause profonde de la pauvreté – et donc de mauvais indicateurs de santé. Les inégalités – au-delà de la richesse ou de la privation matérielle – sont en soi mauvaises pour la santé et pour la cohésion et la sécurité des sociétés.
Les rapports publiés par l’OMS et l’UNICEF montrent que de grandes inégalités en matière de santé entre et au sein des pays persistent.
En 2018, la mortalité des enfants de moins de 5 ans en Afrique subsaharienne était 14 fois plus importante que dans les pays à haut revenu (1 sur 13 comparé à 1 sur 185). Plus de la moitié de ces décès sont parfaitement évitables. On peut les prévenir avec des interventions simples et abordables, y compris l’immunisation, une nutrition adéquate, de l’eau propre et des soins appropriés fournis par des professionnel-le-s de la santé.
En 2017, le taux de mortalité maternelle dans les pays à faible et moyen faible revenu était de 462 pour 100 000 naissances vivantes, comparé à 11 dans les pays à haut revenu. Le risque de mourir durant l’accouchement est de 1 sur 45 dans les pays à bas revenu et de 1 sur 5400 dans les pays à haut revenu. L’OMS rappelle que moins de la moitié des accouchements dans plusieurs pays de faible et moyen faible revenu, sont assistés par un-e professionnel-le de la santé (infirmière, sage-femme ou médecin).
Selon un rapport de l’ONU publié en 2019, l’espérance de vie en Afrique subsaharienne est de 61 ans, 70 en Asie centrale et du sud, 79 en Europe et en Amérique du nord, et 83 en Australie et en Nouvelle Zélande. Les différences de l’espérance de vie au sein des pays sont aussi très importantes : en France, elle est de 13 ans entre les plus riches et les plus pauvres. Notons que même de très petites différences en pourcentage traduisent des inégalités sociales et économiques significatives.
La gouvernance ploutocratique de la santé
L’OMS a petit à petit perdu le contrôle de son budget et donc de son programme de travail. Cela est dû en partie au fait que l’organisation est devenue (pendant un bref moment) trop socialiste, et en partie parce que sous l’impératif capitaliste, il s’est révélé intolérable de laisser inexploité un secteur si profitable.
La santé internationale aujourd’hui est dirigée par la Banque mondiale, le G8 (peut-être le G20), leurs sociétés transnationales, les fondations des philanthrocapitalistes (notamment la Fondation Gates) et le Forum économique mondial. L’OMS semble réduite au rôle de courtier des partenariats public-privé, appelé souvent aujourd’hui des partenariats entre multiples groupes d’intérêt.
Quel est le problème avec ces arrangements ? Dans le domaine de la santé :
- Ils permettent aux intérêts privés de décider/ influencer les politiques de santé publique
- Ils sacrifient de larges objectifs de santé publique : la prévention des maladies, la protection et la promotion de la santé, et ils ne s’attaquent pas aux déterminants sociaux et économiques des maladies et des morts évitables.
- Ils donnent la priorité aux interventions technologiques, qui sont cosmétiques et de courte visée mais qui génèrent des bénéfices pour une minorité.
- Ils soutiennent des approches verticales, de courte durée et la privatisation des services publics essentiels plutôt que des services publics horizontaux, intégrés et durables.
- Ils accordent une légitimité aux activités des sociétés transnationales par association avec l’ONU (bluewashing), en brouillant les rôles et les intérêts réels.
- Ils compromettent les institutions publiques, y compris les agences de l’ONU, les obligeant à « donner le ton » pour les intérêts privés d’une petite minorité au lieu des intérêts de plus de 7 milliards de personnes.
A travers son initiative Global Redesign, le Forum économique mondial propose de remplacer la prise de décision intergouvernementale (dans 8 domaines y compris la santé) par des partenariats entre les multiples groupes d’intérêts, fortement influencés, si ce n’est pas dirigés, par les intérêts du secteur privé. Donc, il prône un gouvernement par les STN plutôt que par le multilatéralisme entre entités publiques.
Il ne faut pas se tromper. Dans ces partenariats, il n’y a qu’un groupe d’intérêt – la société transnationale, et un sponsor – le pays d’appartenance, le plus souvent un parmi ceux que compte le G8. Tous les autres « partenaires » ne servent qu’à légitimer le contrôle des biens publics par les transnationales. A noter en particulier que les STN ne sont pas des partenaires de l’OMS ni d’autres agences onusiennes, pour la simple raison qu’elles ne partagent pas les mêmes objectifs. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’interaction avec le secteur privé, cela a toujours eu lieu. Mais le secteur privé n’a aucun rôle à jouer dans l’élaboration des politiques de santé publique.
« L’injustice sociale tue à grande échelle »
Dans les rares occasions où l’OMS opère sans influence du secteur privé, elle accomplit un travail remarquable. En 2005, La Commission des déterminants sociaux de la santé a rapporté que « la répartition inégale des facteurs qui nuisent à la santé n’est en aucun cas un phénomène « naturel » : elle résulte de la combinaison toxique de politiques et programmes sociaux inadéquats, d’arrangements économiques injustes et de mauvaises stratégies politiques. »
Empêcher la mise en place et la maintenance des systèmes de Soins de santé primaires dans les pays pauvres, et l’affaiblissement et le démantèlement des systèmes de santé dans les pays riches, font partie des « facteurs qui nuisent à la santé ». Le taux de mortalité du Covid 19 risque d’être élevé, peut-être très élevé, dans les pays pauvres. Il va falloir reconnaître et dénoncer la responsabilité des acteurs économiques puissants pour ces morts.
La seule issue positive d’une pandémie de maladie infectieuse, telle que le Covid 19, est que les peuples du monde pourront exiger l’indépendance de l’OMS des sociétés transnationales et une vraie relance des Soins de santé primaires, par le biais de la main visible de la justice sociale, plutôt que par la main invisible du marché.