Gaëlle Guehennec, collectif Jeunesse du FSMI 2025
“We cannot underestimate the significance of moments like these, when every day we are bombarded with news about what we’re losing.”1 Kimberlé Crenshaw, le 30 mai 2025
Alors que les offensives autoritaires se multiplient contre les libertés, les minorités, les concepts critiques et les solidarités, Kimberlé Crenshaw, juriste et théoricienne, nous rappelle que l’intersectionnalité est une arme pour comprendre et combattre les systèmes de domination imbriqués auxquels nous faisons de plus en plus face aujourd’hui.
Penser ce qui est rendu invisible
L’intersectionnalité est née d’un manque, d’un effacement dans les structures juridiques. Crenshaw revient sur l’affaire General Motors aux États-Unis : des femmes noires y dénoncent une discrimination à l’embauche, mais la justice refuse d’enregistrer leur plainte au motif que l’entreprise emploie des femmes (blanches) et des personnes noires (hommes). Ce que le droit ne parvient pas à saisir, c’est la double oppression vécue par ces femmes à l’intersection du sexisme et du racisme.
“Intersectionality is a framework that gives people the opportunity to tell a story they weren’t able to tell.”2
Crenshaw montre que l’intersectionnalité vient combler un vide dans les représentations mentales et politiques : elle permet de penser plusieurs oppressions simultanément, sans les hiérarchiser ni les séparer artificiellement. C’est une méthode pour rendre visible ce qui est systématiquement occultéSupprimer l’image mise en avant.
Mais ce que Crenshaw défend surtout, c’est l’enjeu politique de ce cadre théorique : permettre l’avènement d’une démocratie réellement multiraciale et égalitaire. Et ce projet suscite une hostilité farouche :
“Intersectionality is something they’re barking at, but dogs don’t bark at parked cars.”
Autrement dit, si l’intersectionnalité dérange, c’est qu’elle avance. Elle offre une boussole pour transformer les institutions en profondeur.
Un concept confronté à la récupération… et au refoulement
Initialement forgée pour penser la violence spécifique faite aux femmes noires, ignorée à la fois par le féminisme blanc (centré sur le genre) et par les mouvements antiracistes masculins (centrés sur la race), l’intersectionnalité a été perçue comme une menace. Menace de faire éclater les récits dominants. Menace de désigner les oppressions qui se jouent aussi au sein même des mouvements.
Crenshaw le rappelle : les priorités politiques des femmes racisées étaient souvent ignorées. Par exemple, leur volonté de protéger leurs enfants avant d’engager des poursuites contre leurs agresseurs était invisibilisée dans les combats féministes souvent bourgeois.
“Intersectionality traveled like a migrant without a passport : deeply interrogated wherever it went.”3
En Europe, l’importation du concept s’est heurtée à des résistances : déni de son utilité (“ce n’est pas un problème ici”), réduction à une abstraction académique ou application mécanique, sans lien avec les contextes locaux. Crenshanw se moque des personnes qui lui posent la question : “How many intersections are there?”, une manière de critiquer avec ironie la théorisation à l’infini du concept, coupée du terrain.
“It’s not because people theorize intersectionality that they actually think it in their spaces.”4
En effet, dans de nombreux milieux militants français, une volonté sincère d’intégrer l’intersectionnalité existe notamment en réaction à l’aveuglement racial de l’État. Mais elle reste trop souvent abstraite, désincarnée, appliquée comme un logiciel préconçu, sans prise réelle sur les contextes ni transformation des pratiques. Or, c’est justement dans les expériences concrètes, les rapports de pouvoir vécus, que l’intersectionnalité puise sa force politique.
Exemple concret qui n’était pas posé par Kimberlé Crenshaw mais avec lequel on peut faire le lien : la criminalisation de la solidarité avec la Palestine
La vague de répression qui a frappé les mobilisations contre le génocide à Gaza en est un exemple frappant. En France, alors que les manifestations étaient interdites, les soutiens à la Palestine criminalisés, les arrestations et sanctions ont ciblé en priorité des personnes racisées, en particulier arabes et musulmanes. Celles qui étaient en première ligne dès le départ, lorsque la solidarité était encore illégale, marginale, et exposée.
Les travaux de la Legal Team Antiraciste montrent clairement la surreprésentation de ces militant·es parmi les personnes poursuivies. Cette répression ne peut être lue uniquement comme une atteinte aux libertés politiques : elle doit être analysée dans son articulation à des logiques racistes et islamophobes structurelles.
Une lecture intersectionnelle devient alors indispensable, non seulement pour nommer cette violence, mais pour imaginer des alternatives. Peut-on juger de la même manière une personne palestinienne ayant recours à la désobéissance civile dans un contexte de déni de justice systémique ? Le droit peut-il continuer à fonctionner sur le mythe d’une égalité abstraite, alors même qu’il est traversé d’inégalités réelles ?
L’intersectionnalité, ici, ne sert pas à additionner des catégories d’oppression. Elle permet de comprendre comment les structures de pouvoir opèrent conjointement, et surtout, comment les transformer.
Réactiver le potentiel subversif de l’intersectionnalité
Pour Crenshaw, l’un des obstacles majeurs à l’émancipation est la persistance de discours de neutralité : refus de voir la race, le genre, la classe, ce qui revient à maintenir l’ordre établi.
“Color-blindness and gender-blindness allow people to perpetuate an inegalitarian system.”5
Ce refus d’assumer les différences alimente un système profondément inégalitaire, où les élites blanches protègent leurs privilèges tout en brandissant l’universalisme comme alibi. Le trumpisme, dit-elle, incarne cette politique identitaire blanche sous stéroïdes : s’il avait été noir, Trump aurait vu sa carrière politique anéantie à la première faute.
“How do we challenge this?”6
Crenshaw propose plusieurs leviers :
- Historiser les inégalités : montrer qu’elles sont construites, pas naturelles.
- Déconstruire l’effacement des oppressions imbriquées dans les discours dominants.
- Résister aux contre-offensives qui visent les concepts critiques comme la Critical Race Theory (CRT) ou l’intersectionnalité.
Et pour la France et probablement l’Europe, plusieurs questions s’imposent :
- Comment dépasser la “course à l’intersection”, où empiler les oppressions devient un jeu de légitimité, plutôt qu’un outil pour penser les rapports de pouvoir ?
- Pourquoi les mouvements français peinent-ils à faire de l’intersectionnalité un levier de transformation, et non une posture théorique ?
- Comment faire en sorte que les personnes concernées reprennent la main sur les récits, les analyses, les stratégies politiques ?
“Intersectionality is a tool, but it changes depending on how people use it.”7
Un outil vivant pour des luttes ancrées
L’intersectionnalité n’est ni un mot-valise, ni un principe moral. C’est un outil vivant, né de luttes concrètes, qui ne cesse de se réinventer à mesure qu’il est utilisé pour interroger les structures de pouvoir, dans la rue, dans les tribunaux, dans les mouvements.
Elle ne doit pas devenir un ornement théorique, ni un passage obligé des formations militantes. Elle doit nous aider à repenser nos pratiques, nos solidarités, nos institutions et parfois nos propres impensés. Il ne suffit pas de reconnaître les oppressions. Il faut démanteler les structures qui les produisent, y compris quand elles traversent nos propres rangs.
- 1. « Nous ne pouvons pas sous-estimer l’importance de moments comme ceux-ci, alors que chaque jour, nous sommes bombardés d’informations sur ce que nous sommes en train de perdre. »
- 2. « L’intersectionnalité est un cadre qui donne aux gens la possibilité de raconter une histoire qu’ils ne pouvaient pas raconter auparavant. »
- 3. « L’intersectionnalité a voyagé comme un migrant sans passeport : elle a été profondément interrogée partout où elle est allée. »
- 4. « Ce n’est pas parce que les gens théorisent l’intersectionnalité qu’ils y pensent réellement dans leur quotidien. »
- 5. « Le daltonisme et l’aveuglement au genre permettent aux gens de perpétuer un système inégalitaire. »
- 6. « Comment pouvons-nous contester cela ? »
- 7. « L’intersectionnalité est un outil, mais elle change selon la manière dont les gens l’utilisent. »