Force est de reconnaître que la droite a eu l’intelligence de se positionner contre le projet proposé par l’Assemblée, mais en faveur – en théorie – d’une nouvelle Constitution, lors du référendum qui a eu lieu en septembre 2022 sur le projet de nouvelle constitution au Chili. Quel chemin doit emprunter maintenant la gauche au Chili ? Quelle relation doit-elle développer avec l’identité et les symboles chiliens ? Comment élargir ses appuis ?

Sebastián Vielmas et Consuelo Veloso, Respectivement politologue et députée de la République du Chili


En septembre 2022, la proposition de nouvelle Constitution chilienne rédigée par l’Assemblée constituante1 élue était rejetée par près de 62 % des suffrages exprimés2 lors du référendum. Ce vote marquait la fin d’un processus né de l’important mouvement social de protestation contre les grandes inégalités persistantes au pays qui a amené la population dans la rue pendant plusieurs mois en 2019 et 2020. La crise s’est globalement résolue par l’adoption d’une feuille de route menant à l’écriture d’une nouvelle constitution, ce qui avait rallié un large éventail politique allant de la droite à la gauche radicale, dont l’actuel président de la République, Gabriel Boric. En octobre 2020, une forte majorité de près de 80 % des voix a approuvé le déclenchement du processus constituant par la création d’une Assemblée constituante dont 100 % des membres seront élus par les citoyens et les citoyennes. Quelques mois plus tard, en mai 2021, l’élection des membres de l’Assemblée avait de quoi étonner.

Sous la pression des organisations sociales, les partis politiques ont établi des conditions assez particulières pour sa composition : d’une part, elle sera paritaire, avec des quotas pour les peuples autochtones et, d’autre part, des listes de candidats indépendants pourraient être créées sans le soutien de partis politiques. En contrepartie, les partis de droite ont imposé un quorum, fixé aux deux tiers (2/3) des membres, afin d’approuver les normes de la nouvelle Constitution. Cette disposition a généré des divisions au sein de la gauche radicale entre les personnes qui ont soutenu l’accord de novembre 2019 et celles qui l’ont rejeté.

Les partis de droite ont obtenu le pire résultat de leur histoire, ayant remporté moins d’un tiers des sièges de l’Assemblée constituante. Pour sa part, la coalition traditionnelle de centre gauche a obtenu des résultats mitigés, le parti socialiste remportant un nombre important de sièges, tandis que les chrétiens-démocrates, autrefois le plus grand parti du pays, n’ont obtenu qu’un seul représentant, le président du parti.

La gauche s’en est bien tirée, en dépit du nombre élevé de représentantes et représentants élus sur des listes de candidats indépendants en dehors des partis politiques. Alors que l’on se réjouissait des résultats qui prévoyaient une nouvelle Constitution écrite sans droit de véto des forces conservatrices, on n’a pas vraiment pris en compte que le taux de participation demeurait inférieur à 44 % des personnes habilitées à voter.

Des élections législatives et présidentielles se sont également déroulées en 2021, portant à la présidence le député Gabriel Boric, ancien leader étudiant des mouvements de 2011-2013 et leader de la gauche radicale, qui a choisi d’adhérer au processus constituant.

Comment expliquer la défaite référendaire ?

Le travail de l’Assemblée constituante n’a jamais été facile. Le gouvernement de droite, ayant tout juste réussi à se maintenir au pouvoir après les grandes manifestations de 2019 et ayant accepté à contrecœur le processus constituant, n’a pas fourni les ressources matérielles nécessaires à son travail. De plus, plusieurs élu·e·s s’étaient fait connaitre pour leurs exploits provocateurs dans le cadre des manifestations sociales, exploits qui ont commencé à perdre de leur pertinence aux yeux d’une opinion publique qui avait des attentes élevées.

Les forces progressistes, selon une définition large du terme, qui ont obtenu plus que les 2/3 nécessaires pour approuver les normes de la nouvelle constitution, ont mené le débat au sein de l’Assemblée. Un fossé s’est alors creusé entre les représentantes et représentants qui recommandaient des propositions maximalistes et symboliques, telles que la dissolution de tous les pouvoirs de l’État et leur remplacement par des assemblées, et ceux qui privilégiaient une approche plus pragmatique.

Dans un contexte marqué par une forte concentration des médias par quelques groupes économiques et un faible pluralisme idéologique, les déclarations et propositions les plus farfelues de représentants de l’Assemblée ont été largement diffusées. La droite, qui s’est retrouvée en situation d’inutilité politique au sein de l’Assemblée, en a profité pour exagérer et pour forger des nouvelles fausses sur les réseaux sociaux, d’une manière évoquant l’expérience du bolsonarisme. On a ainsi inventé que la nouvelle constitution entrainerait la libération des criminels, que l’épargne des travailleurs serait nationalisée ou que le drapeau et l’hymne national seraient modifiés.

Malgré ces difficultés, un projet de nouvelle Constitution a été adopté dans le délai imparti à l’Assemblée constituante. Le texte incarnait une vision progressiste et avancée, celle d’un « État social et démocratique de droit », solidaire et paritaire, reconnaissant de multiples droits fondamentaux et sociaux, tout en prenant en compte le genre, et la création d’un État plurinational incluant des éléments d’autonomie pour les Premiers Peuples.

L’un des facteurs que la gauche chilienne n’a pas encore suffisamment reconnu pour expliquer l’échec de la proposition est le fait que les succès électoraux qui ont marqué l’ouverture du processus constituant se sont déroulés dans un contexte de vote volontaire. Si en 2020 pour le référendum qui a ouvert le processus constituant, un taux de participation bien supérieur à la moyenne de la dernière décennie a été atteint, pour l’élection des représentants de l’Assemblée en 2021, un million de personnes de moins de moins qu’en 2020 ont voté.

Ainsi, le microclimat interne de l’Assemblée constituante ne représentait pas nécessairement la diversité idéologique de la population, même s’il était très représentatif d’autres points de vue. En outre, l’impact social et économique de la pandémie ainsi que la frustration croissante face à la lenteur du système politique à mettre en œuvre des réformes structurelles ont aggravé le décalage entre la proposition de l’Assemblée constituante et les positions de la population.

À partir des informations provenant d’enquêtes et de groupes de discussion qui ont circulé après le plébiscite, on peut identifier deux raisons principales expliquant le vote contre la nouvelle Constitution : une mauvaise évaluation des travaux de l’Assemblée et l’inclusion du concept de plurinationalité.

Sur ce dernier point, il convient de mentionner que même si l’inclusion de la plurinationalité dans la constitution a été une proposition avancée par les représentants.es des Premiers Peuples, les territoires à fort pourcentage de population autochtone ont aussi largement rejeté la proposition. Ce fait empêche la gauche d’adopter une analyse simpliste, car il indique que tant les nations autochtones que la société majoritaire n’approuvaient pas la proposition.

Soulignons également que la gauche semble avoir perdu son adhésion historique aux symboles et à l’identité patriotique, qui avait conduit Salvador Allende à parler d’un « socialisme à la chilienne, avec un gout d’empanada et de vin rouge ». Face à l’éloignement de la gauche du symbolisme et de l’identité chilienne populaire, la droite en a profité pour les déployer en sa faveur afin de les associer au rejet de la nouvelle Constitution.

Comme cela a déjà été mentionné, le déferlement de nouvelles fausses et exagérées a aussi joué un rôle dans le développement de la campagne référendaire qui a commencé très tôt. La droite, marginalisée du débat, a rapidement adopté une position de rejet, tandis que les forces incitant à l’approbation du projet de nouvelle Constitution se sont organisées tardivement.

De plus, la droite a eu l’intelligence de se positionner contre le projet proposé par l’Assemblée, mais en faveur – en théorie – d’une nouvelle Constitution. Cela lui a permis d’associer des personnalités politiques et sociales de centre et de centre gauche à leur campagne et ainsi de figurer comme une option pour l’unité nationale.

Implications pour la gauche chilienne

À court terme, un nouveau processus constituant débutera en 2023 dans des conditions qui reflètent les critiques de la droite à l’égard du processus précédent. Dans un contexte moins favorable et face à une nouvelle assemblée constituante – qui aura un autre nom, à définir – avec moins de membres, la gauche aura le défi de faire pression à la fois sur les institutions et dans la rue pour que le nouveau projet fasse sauter les « verrous » de la Constitution actuelle, héritée de la dictature militaire, qui empêche la mise en œuvre de réformes sociales progressistes.

À plus long terme, et au-delà des vicissitudes de la politique contingente, nous identifions trois défis pour la gauche au Chili : élargir sa base sociale au-delà des grandes villes, reconstruire sa relation avec l’identité et les symboles nationaux de manière pluraliste, et enfin, se pencher sur des questions monopolisées par la droite, comme la sécurité publique.

Il est urgent pour la gauche chilienne d’accroitre sa base sociale au-delà des grandes villes et de s’implanter plus solidement dans les régions rurales et dans les milieux urbains de petite et de moyenne taille. Dans les régions rurales, parce que les positions conservatrices monopolisent la représentation politique, les intérêts des travailleurs ruraux et des petits agriculteurs sont invisibilisés dans la politique chilienne, à quelques exceptions près.

Pour être majoritaire, la gauche doit refaire sa relation avec l’identité et les symboles chiliens. Comme on le sait bien, dans des nations comme le Québec, la gauche perd toujours lorsqu’elle ignore le sentiment national du peuple. Dans le cas du Chili, cela se traduit par la nécessité de construire un pays, un Chili qui inclut les Premiers Peuples avec leurs particularités, ainsi que les « nouvelles et nouveaux Chiliens » issus d’une migration de plus en plus massive.

L’émergence au Chili d’une extrême droite à la droite de la droite traditionnelle, représentée principalement par le Parti républicain, rend d’autant plus important d’empêcher qu’elle s’approprie les symboles et l’identité du pays, comme c’est le cas dans d’autres parties du monde.

Enfin, l’absence d’un véritable programme de gauche sur des questions comme la sécurité publique peut rendre les fausses informations plus crédibles ou les perceptions erronées, en l’absence de propositions claires pour faire face au populisme pénal3 et à la démagogie des solutions faciles de « mano dura » si répandues dans les Amériques.


 

  1. Appelée Convention constitutionnelle en espagnol. []
  2. Pour la première fois au Chili, le vote était obligatoire. []
  3. NDLR. C’est-à-dire d’adopter une loi répressive dans le but de plaire à une frange de son électorat et d’augmenter son bénéfice politique. []