
Un entretien avec Baburam Bhattarai menée par Nehal Kumar Singh
À une époque d’incertitude croissante et de fragmentation politique, peu de voix en Asie du Sud parlent avec une richesse d’expérience et de vision comparable à celle de Docteur Baburam Bhattarai. Ancien Premier ministre du Népal et architecte de la constitution fédérale républicaine ayant derrière lui un long parcours révolutionnaire, Dr Bhattarai a vécu les contradictions du pouvoir, de la transformation et de la réforme.
Dans le cadre d’une conversation qui a couvert beaucoup de terrain, il a réfléchi au passé, critiqué le présent et envisagé un avenir plus équitable pour le Népal, ainsi que pour le Sud global. Le présent article, qui reprend les points essentiels de notre entretien, passe par une exploration des défis les plus pressants de notre époque : la crise de la migration des jeunes, l’effondrement de la réforme agraire et l’appel à une éthique mondiale de la justice et de la coopération.

Dr Bhattarai a insisté sur le fait qu’une révolution n’est pas un événement isolé dans le temps, mais un processus continu. La transformation de la monarchie du Népal en une République démocratique fédérale, jalon de la constitution de 2015, a marqué l’histoire, mais la transition reste incomplète. « C’est comme un verre à moitié plein », a déclaré Dr Bhattarai. La monarchie a été démantelée, mais les inégalités structurelles tenant notamment aux classes sociales, aux castes, au genre et à la géographie ne sont toujours pas aplanies.
Dr Bhattarai fait remarquer que la monarchie a existé au Népal pendant de nombreux siècles, mais que la démocratie n’y est qu’à ses balbutiements ; on peut donc s’attendre à ce qu’une certaine nostalgie de la monarchie, inévitable rémanence, persiste un certain temps. Alors que mon interlocuteur faisait ce constat, une réflexion personnelle m’est venue : n’est-ce pas la beauté de la démocratie que même un petit groupe de personnes puisse avoir voix au chapitre ? Le travail qu’il reste encore à faire, a-t-il poursuivi, consiste à pleinement concrétiser les promesses d’inclusion et de dignité, et c’est à la prochaine génération de prendre le relais.
Sans réforme agraire, il n’y a pas de transformation rurale, et sans transformation rurale, le Népal reste dépendant.
L’un des aspects les plus marquants de l’ère postrévolutionnaire du Népal est l’essoufflement de la réforme agraire. En tant que partisan de longue date d’une « réforme agraire scientifique », Dr Bhattarai a partagé ses réflexions sur les occasions manquées, à commencer par les réformes symboliques de 1964 sous la monarchie, qui visaient davantage à projeter une image favorable qu’à redistribuer des terres. Après l’insurrection maoïste et le processus de paix, une véritable dynamique s’est enclenchée, mais l’establishment politique n’avait pas la volonté nécessaire pour remettre en cause les structures féodales.
En mars 2025, le gouvernement a abrogé une ordonnance relative à la réforme agraire à la suite des réactions négatives des partis de la coalition au pouvoir et en raison des préoccupations environnementales, un nouveau revers dans une longue histoire de rendez-vous manqués (Kathmandu Post, 2025). Dr Bhattarai n’a pas caché sa déception à cet égard : « Sans réforme agraire, il n’y a pas de transformation rurale, et sans transformation rurale, le Népal reste dépendant ».
Cela nous amène au thème le plus important de notre conversation : la migration des jeunes. Dr Bhattarai m’a écouté attentivement pendant que je retraçais mon propre parcours, moi qui ai quitté l’Inde il y a une dizaine d’années à la recherche d’opportunités et ai enduré la renaissance émotionnelle et culturelle qui accompagne la construction d’une vie à l’étranger. « C’est naturel, a-t-il reconnu. La science nous dit que nous faisons partie du règne animal et que l’instinct animal nous pousse à migrer vers des pâturages plus verts, et ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose si c’est fait de manière proportionnée ».
À l’intention de l’actuel président des États-Unis, Donald Trump, il a énoncé à une question non dénuée d’amertume, mais ancrée dans la réalité : « Si vos ressources matérielles peuvent venir dans notre pays pour faire du profit, pourquoi notre peuple ne peut-il pas venir dans le vôtre à la recherche de meilleures opportunités ? » C’est avec ardeur qu’il s’est exprimé en ce sens, dénonçant la mondialisation à deux poids, deux mesures.
Dans un monde où les biens et les capitaux circulent librement, la main-d’œuvre, en particulier celle des pays du Sud, est déclassée. « Ce n’est pas seulement une question de conduite politique, a -t-il fait valoir. Il s’agit là d’une contradiction morale. La migration, a-t-il souligné, n’est pas un échec des nations ; c’est un échec des systèmes mondiaux qui ne parviennent pas à distribuer équitablement les opportunités ».
Le docteur avait une solution prometteuse à nous offrir : « Et si nous pouvions créer ce pâturage ici ? Nous devrions changer d’attitude, cesser de voir les départs de façon romantisée pour considérer le fait de rester comme un choix empreint de dignité. « Les pâturages verts, a-t-il ajouté, nous devrions les cultiver dans notre Sud global ».
La migration n’est pas un échec des nations, c’est un échec des systèmes mondiaux qui ne parviennent pas à répartir équitablement les opportunités.
Dr Bhattarai n’en demeure pas moins optimiste quant à la place du Népal dans le monde. Il pense que l’Asie du Sud et de l’Est est prête pour une résurgence. « Avant la colonisation britannique, nous étions à la source de la majorité du PIB mondial, rappelle-t-il. Aujourd’hui, la part de l’Occident représente les deux tiers de cet agrégat. Mais on assiste à un retour du balancier ».
Cette observation est étayée par des données économiques historiques qui montrent qu’avant la colonisation et l’industrialisation, l’Asie du Sud et de l’Est comptait à elle seule pour près des deux tiers du PIB mondial. Plus précisément, en 1700, la part de l’Inde se chiffrait à 24,4 % et celle de la Chine, à 22,3 %, chiffres qui en disent long sur la domination économique historique de la région (Nayar, 2013).
Cette concentration de la puissance économique mondiale a ensuite changé de pôle du fait de l’extraction coloniale et de l’expansion industrielle occidentale. Dr Bhattarai anticipe un moment où la connaissance, l’investissement et le capital humain pourront converger pour faire de l’Asie du Sud un centre d’innovation, de coopération et de croissance inclusive. Il évoque une proposition qu’il a faite un jour au Bangladesh et à l’Inde : investir dans le potentiel hydroélectrique du Népal et exporter de l’énergie par le truchement d’une collaboration régionale. Dix ans plus tard, cette vision est devenue réalité (Ghimire, 2024). « Voilà une démonstration de ce qui peut être accompli en conjuguant réflexion à long terme et confiance », a dit le docteur avec un sourire.
Nous avons ensuite exploré l’architecture de l’État lui-même. Selon Dr Bhattarai, aucune société démocratique ne peut être véritablement libre si ses citoyens et citoyennes doivent payer pour vivre, apprendre et se soigner. Il a appelé de ses vœux des réformes structurelles profondes telles que l’universalité des soins de santé, la gratuité de l’éducation et la protection sociale publique tout en voulant laisser place au marché dans des domaines tels que l’industrie et les services. « Les soins de santé ne sont pas une activité commerciale. C’est un droit », a-t-il insisté. Il a également critiqué la tendance de l’État népalais à créer de nouvelles politiques sans suffisamment maîtriser celles en vigueur. Au lieu de multiplier les politiques, le Népal a besoin d’évaluer, d’adapter et de gérer de manière responsable celles en place. « Les réformes doivent être fondées sur des données et centrées sur les personnes », a-t-il argumenté.
Son message final, adressé aux jeunes, était aussi profond qu’éminemment personnel. « J’ai parcouru mes cent mètres », a-t-il déclaré en prenant l’image de la course à relais du progrès. « Maintenant, c’est à vous de jouer ». Il a exhorté les jeunes à ne pas baisser les bras face à la bureaucratie, à la corruption ou à l’injustice. Le changement est lent, mais il se construit pas à pas, politique par politique, mouvement par mouvement. « Vous n’avez pas besoin de prendre les armes comme nous l’avons fait, a-t-il déclaré. Vous devez faire preuve de courage, de conviction et de compassion ».
La conversation s’est achevée sur une vérité limpide : la transformation ne se trouve pas, elle se fait. Et pour la jeunesse népalaise, les verts pâturages sont peut-être juste sous leurs pieds, s’ils sont prêts à les arroser. Dr Bhattarai a également souligné l’importance de l’égalité entre hommes et femmes, affirmant qu’aucune société ne peut prétendre à un véritable progrès si la moitié de sa population est maintenue à l’écart. Enfin, il a exhorté les jeunes à créer des espaces significatifs pour les femmes, de manière à leur permettre de diriger, de grandir et de s’épanouir, cela non comme une forme de charité, mais comme une nécessité pour le développement national.
Bibliographie (en anglais)
- Ghimire, P. (2024, 3 octobre). Historic tripartite deal : Nepal to export electricity to Bangladesh. (Entente historique à trois pour l’exportation d’électricité du Népal au Bangladesh) Tiré de The Annapurna Express :
- NAYYAR, D., & UNDP. (2013). The South in the World Economy: Past, Present and Future. Oxford University Press. (Le Sud dans l’économie mondiale : passé, présent et avenir)
- Post, T. K. (2027, 27 mars). Government to dischute disputed land ordinance, bring bill instead (le gouvernement va abandonner l’ordonnance sur les terres contestées et présenter un projet de loi à la place). Tiré de The Kathmandu Post.