Résumé détaillé de la conférence de Kimberlé Crenshaw

Kimberle Crenshaw, le vendredi 30 mai 2025 @ ceédit photo Yvan our le FSMI
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Résumé préparé par Nicolas Descamps, membre du collectif Jeunesse au FSMI 2025

Première partie

Introduction et contexte de l’événement (0 h – 3 h 19)

La session commence par une brève introduction du modérateur, qui se présente comme responsable de la communication pour le Forum Social Mondial des Intersections. Il annonce que la conférence se tiendra en anglais, reconnaissant la modestie de son accent, et précise qu’il interviendra aussi lors de l’événement. Il rappelle ensuite que les activités du Forum débutent, et qu’elles visent à susciter des réflexions approfondies sur le changement systémique à travers le prisme de l’intersectionnalité. Un programme riche est annoncé, et les remerciements sont adressés au public, aussi bien présent physiquement qu’en ligne, notamment des États-Unis et d’autres pays.

Le modérateur souligne que le Forum Social Mondial des Intersections se concentre sur les croisements entre différentes formes de discrimination, comme celles liées à la race et au genre, dans le but de réfléchir à un changement systémique. Il annonce avec enthousiasme la participation de la professeure Kimberly Crenshaw, qui échangera avec le public dans un format de discussion, plutôt qu’une simple session de questions-réponses. Il précise que le temps sera limité, car la professeure doit se rendre à une autre activité à Boston.

Une présentation sommaire de Kimberly Crenshaw est ensuite faite : professeure de droit à UCLA et à Columbia University, elle est connue pour avoir introduit le concept d’intersectionnalité, pour être cofondatrice de la Critical Race Theory (la théorie critique de la race), et co-directrice du African American Policy Program. Elle anime aussi le balado Intersectionality Matters.

Intervention de Kimberly Crenshaw : importance du moment (4 h 14 – 5 h 51)

Kimberly Crenshaw commence en remerciant les responsables de l’ organisation pour cette opportunité d’échanger et d’élargir la communauté autour des idées intersectionnelles. Elle souligne l’importance de ces rencontres dans un contexte mondial marqué par des reculs constants dans l’espace public, notamment en matière de droits civiques. Elle exprime sa joie d’être présente, tout en notant que les discussions sur l’intersectionnalité, en particulier aux États-Unis, sont souvent déformées — parfois de manière délibérée — pour affaiblir les cadres théoriques qui ont permis des avancées démocratiques, inclusives et multiraciales.

L’intersectionnalité comme espace de lutte contesté (5 h 51 – 9 h 11)

Crenshaw développe l’idée que l’intersectionnalité est aujourd’hui un espace de lutte idéologique. Elle est attaquée, ridiculisée, réduite à une forme extrême de « politique identitaire », voire qualifiée de menace pour les privilèges des hommes blancs, cisgenres et chrétiens. Pour elle, ces attaques indiquent la puissance de ce concept. En paraphrasant sa mentore Barbara Einwein — « les chiens n’aboient pas après des voitures à l’arrêt » —, elle insiste sur le fait que si l’intersectionnalité suscite tant de réactions, c’est bien parce qu’elle provoque un changement. Le fait de réaffirmer ce qu’est réellement l’intersectionnalité devient donc un acte politique en soi.

Elle explique ensuite que l’intersectionnalité est née des mouvements pour la justice raciale, le féminisme, et les luttes LGBTQ. Ces mouvements ont posé les bases de l’intersectionnalité en exigeant que toutes les formes d’injustice (raciale, patriarcale, hétéronormative) soient traitées simultanément, et non isolément. Elle partage son propre parcours : en tant qu’étudiante engagée dans des luttes antiracistes et féministes, elle a constaté que les revendications des femmes noires étaient ignorées, car les structures institutionnelles cloisonnaient les questions raciales d’un côté et les questions de genre de l’autre — sans intégrer l’expérience croisée des femmes noires.

Origine conceptuelle et juridique de l’intersectionnalité (9 h 13 – 14 h 10)

Crenshaw revient sur la genèse du concept d’intersectionnalité dans son travail universitaire. Elle évoque un cas juridique emblématique : DeGraffenreid v. General Motors. Dans cette affaire, des femmes noires ont dénoncé une double discrimination de la part de General Motors, en tant que femmes et en tant que personnes noires. Toutefois, les tribunaux ont rejeté leur plainte au motif que l’entreprise embauchait des personnes noires (hommes) et des femmes (blanches), niant ainsi l’existence d’une discrimination combinée. Le tribunal considérait que reconnaître cette double dimension reviendrait à accorder un « traitement préférentiel ».

Crenshaw souligne l’absurdité de cette logique juridique, selon laquelle les femmes noires devaient choisir entre leur identité raciale ou leur genre pour être reconnues comme victimes. Cela révélait une lacune majeure dans la structure même du droit antidiscriminatoire. Elle en conclut qu’un nouvel outil conceptuel était nécessaire pour combler cette faille : l’intersectionnalité.

Métaphore de l’intersection et élargissement du concept (14 h 10 – 17 h 11)

Crenshaw explique qu’elle a imaginé l’intersectionnalité comme une métaphore visuelle, utile pour montrer comment deux axes de discrimination peuvent se croiser, créant une zone spécifique de vulnérabilité. Elle compare cette situation à un carrefour où survient un accident : si on ne peut dire si l’impact vient de la gauche ou de la droite, cela ne signifie pas qu’il n’y a pas eu d’accident.

Ce concept, bien que né dans un contexte juridique américain et centré initialement sur les femmes noires, s’est considérablement élargi. Il ne concerne plus seulement la loi, la discrimination, ou les États-Unis. L’intersectionnalité est aujourd’hui un cadre d’analyse permettant de raconter des histoires jusqu’alors invisibles ou indicibles, offrant des outils pour comprendre et dénoncer des formes complexes d’injustice.

Réaction de l’animateur (17 h 18 – 18 h 5)

Le modérateur remercie chaleureusement Crenshaw pour ses propos éclairants, en insistant sur l’importance de rappeler les origines et le sens réel du concept d’intersectionnalité. Il note qu’il est souvent mal interprété ou vidé de sa dimension raciale, et évoque une conversation précédente où ce phénomène avait été discuté. Il conclut en soulignant à nouveau la pertinence du rappel offert par la professeure.


Deuxième partie 2 — (18 h 6 – 36:35)

L’intersectionnalité face à la douleur historique et contemporaine (18 h 6 – 19 h 5)

La discussion se poursuit avec une réflexion sur la manière dont on peut construire des récits ouverts, capables de rendre compte de réalités profondément douloureuses, enracinées dans des histoires coloniales et patriarcales. Le modérateur évoque la violence continue que subissent les personnes noires, notamment les enfants et les femmes noires, y compris les femmes autochtones, qui sont tuées ou portées disparues. Cette souffrance actuelle, inscrite dans l’histoire, souligne la nécessité d’une grille d’analyse comme celle de l’intersectionnalité.

Il rappelle également une anecdote partagée précédemment par Crenshaw au sujet de la réception du concept d’intersectionnalité à l’étranger, notamment en France ou en Allemagne, où des débats parfois absurdes ont émergé autour de la question : « combien d’intersections existe-t-il ? ». Cela introduit la thématique du « voyage » du concept à l’international.

Intersectionnalité et violence : un angle aveugle des mouvements sociaux (19 h 6 – 25:52)

Kimberlé Crenshaw revient sur l’évolution de son travail intersectionnel après ses recherches sur la discrimination juridique. Sa réflexion s’est alors tournée vers les violences faites aux femmes, en particulier aux femmes de couleur. Elle critique les angles morts dans les mouvements antiracistes, qui se concentrent surtout sur les hommes racisés, et dans les mouvements féministes, qui tendent à adopter une approche « colorblind » (indifférente à la race).

Dans les années 1980, alors que des campagnes politiques sur les violences envers les femmes gagnaient en visibilité, Crenshaw tenta d’accéder à des données sur la vulnérabilité spécifique des femmes noires à la violence conjugale. Elle se heurta à un paradoxe troublant : ni les activistes antiracistes ni les féministes ne souhaitaient que ces données soient rendues publiques. Les premiers craignaient de renforcer les stéréotypes racistes sur la violence dans les communautés de couleur, tandis que les secondes redoutaient de perdre leur légitimité en tant que mouvement s’adressant à « toutes les femmes », au-delà des considérations de race ou de classe.

Cette censure tacite avait des conséquences concrètes : le financement des centres d’aide aux victimes de viol ou de violence conjugale reposait sur une image unique de la victime, souvent blanche, anglophone et de classe moyenne. Les femmes racisées, souvent sans-abri ou en situation d’instabilité, étaient exclues de ces dispositifs, car leurs priorités différaient (sécurité, logement, stabilité économique, etc.). Les structures d’intervention, en étant non intersectionnelles, reproduisaient ainsi des vulnérabilités au lieu de les atténuer.

Crenshaw introduit ici le concept d’échec intersectionnel : lorsque l’analyse d’un problème n’intègre pas les dimensions multiples de l’injustice, les solutions proposées échouent à répondre aux besoins réels de nombreuses personnes.

Le voyage problématique de l’intersectionnalité à travers le monde (25:52 – 30:09)

Elle raconte ensuite un épisode révélateur de la manière dont l’intersectionnalité a été accueillie en Europe. En 2008, elle est invitée à une conférence intitulée « Celebrating Intersectionality ». À son arrivée, elle découvre que le titre a été modifié : un point d’interrogation y a été ajouté. Elle se retrouve donc littéralement à faire une présentation sous un titre incertain, reflet d’un scepticisme implicite.

À la suite de son intervention, un débat intense éclate entre universitaires sur le nombre exact « d’intersections » existant : certains affirment qu’il y en a 17, d’autres 11. Crenshaw, déconcertée, souligne que ce genre de discussion abstraite est à côté de la plaque : l’intersectionnalité n’est pas une théorie prédictive ou une modélisation mathématique, mais un outil d’analyse, un prisme permettant de comprendre les mécanismes d’inégalités dans des contextes spécifiques.

Elle constate que le concept avait franchi non seulement des frontières géographiques, mais aussi disciplinaires. Dans certains cercles académiques, pour qu’un cadre théorique soit reconnu, il doit répondre à des critères très précis (par exemple : être compatible avec Habermas ou Durkheim, avoir une valeur prédictive). L’objectif initial d’intersectionnalité, à savoir agir concrètement sur le terrain, se perd dans ces abstractions académiques.

Détournement et effacement du contexte dans les adaptations européennes (30:10 – 32:04)

Crenshaw insiste sur le fait que les idées peuvent voyager sans leur intentionnalité d’origine, et que leur réarticulation dans un nouveau contexte peut être problématique, surtout lorsque les hiérarchies locales ne sont pas reconnues comme des objets d’analyse légitimes. En Europe, selon elle, l’un des problèmes est que l’intersectionnalité y a été adoptée dans des contextes où la discussion sur les hiérarchies raciales est refusée. Elle résume cette attitude par l’argument circulaire suivant : « nous n’avons pas de problème racial, la preuve en est qu’il n’y a pas de littérature académique à ce sujet » — alors même que cette absence de littérature est en réalité un symptôme de l’exclusion des scientifiques racisés des institutions académiques.

Une scène révélatrice a lieu dans les toilettes de la conférence : une réunion impromptue entre les six rares femmes noires présentes permet à Crenshaw de comprendre la situation. Le manque de diversité dans le milieu académique empêche que certaines réalités soient reconnues et documentées. Elle conclut que l’usage d’un langage théorique ne garantit pas une réelle prise en compte des dimensions intersectionnelles de l’oppression.

L’intersectionnalité face à la montée de l’autoritarisme mondial (32:05 – 36:35)

Le modérateur pose ensuite une question sur le rôle potentiel de la pensée intersectionnelle dans la lutte contre la montée de l’autoritarisme, tant aux États-Unis que dans d’autres régions du monde. Crenshaw répond que cette question est absolument centrale. Elle admet que ses réflexions à ce sujet sont parfois inachevées, parfois désespérées, mais aussi empreintes d’espoir.

Elle insiste sur la nécessité de raconter clairement l’histoire de l’effritement des principes démocratiques des 75 dernières années. Pour elle, la montée de l’autoritarisme ne s’est pas produite soudainement : elle est le résultat d’un terrain préparé depuis longtemps, un peu comme un feu de forêt qui ne se déclenche qu’après des mois de sécheresse. Cette « sécheresse » est, selon elle, l’échec collectif à raconter et reconnaître les inégalités structurelles.

Elle critique la vision dominante dans le droit américain qui exige de trouver un individu explicitement raciste ou misogyne pour reconnaître une discrimination. En l’absence d’un « coupable évident », les structures inégalitaires sont perçues comme naturelles et donc intouchables. Cela alimente la rhétorique de l’ultradroite (par exemple : « les politiques d’inclusion sont une discrimination inversée »), et contribue à la fragilisation des initiatives de justice sociale, accusées d’être inefficaces ou trop « woke ».

L’intersectionnalité face à l’autoritarisme émergent

(32:05 – 36:34)

Dans cette section, la conférencière réfléchit aux manières dont l’analyse intersectionnelle peut jouer un rôle essentiel dans la résistance aux tendances autoritaires croissantes, tant aux États-Unis qu’à l’échelle mondiale. Elle commence par rappeler que pour comprendre notre moment historique, il faut savoir raconter comment nous en sommes là. La montée de l’autoritarisme est facilitée, selon elle, par un échec collectif à reconnaître les histoires de luttes structurelles et à identifier les inégalités enracinées.

Elle qualifie ces échecs de « défaillances intersectionnelles » : l’incapacité des mouvements progressistes, mais aussi des institutions juridiques, à adopter une approche pleinement intersectionnelle a laissé des vulnérabilités exploitables par les forces réactionnaires. Par exemple, le refus de reconnaître les inégalités institutionnelles a pavé la voie à la réinterprétation de la justice sociale comme une forme de discrimination inversée, une idée largement répandue dans les cercles conservateurs. Elle met en évidence comment la Cour suprême des États-Unis a contribué à ce renversement en invalidant des approches basées sur les impacts différenciés (disparate impact) au profit d’une vision colorblind, qui nie les structures historiques de pouvoir.

L’instrumentalisation de la « méritocratie » et les effets de l’aveuglement structurel (36:35 – 38:32)

La conférencière poursuit en exposant la manière dont la méritocratie, dans un cadre institutionnel non interrogé, sert à perpétuer les exclusions raciales et de genre. Elle donne l’exemple du monde académique : pour devenir professeur à Harvard ou Yale, il faut y avoir étudié, mais ces établissements étaient historiquement fermés aux femmes et aux personnes racisées. L’argument de la méritocratie devient ainsi un instrument d’exclusion dissimulé sous un vernis d’égalité.

Cette logique permet à ceux et à celles qui bénéficient de ces systèmes de croire qu’ils ont mérité leur place, sans reconnaître que leur trajectoire a été facilitée par l’exclusion historique d’autres groupes. Ce cadre produit une forte résistance aux tentatives de réforme ou d’inclusion, ce qui alimente un ressentiment réactionnaire. Elle insiste sur le fait que ce phénomène n’est pas propre à la droite conservatrice : elle l’a aussi rencontré dans le corps professoral libéral refusant l’embauche de personnes racisées sous prétexte de préserver l’excellence académique.

La nostalgie autoritaire et la promesse de restauration (38:33 – 44:09)

La discussion s’élargit alors sur les stratégies politiques autoritaires contemporaines, notamment aux États-Unis. La conférencière explique que le ressentiment envers les politiques d’inclusion est attisé par des récits nostalgiques : l’idée qu’il existait un passé glorieux, « une grande Amérique », où chaque personne « connaissait sa place ». Ces récits effacent les réalités de l’esclavage, du colonialisme et des luttes sociales. Ils promettent un retour à un ordre social hiérarchisé, où certaines identités dominent sans avoir à se soucier des autres.

Elle cite Toni Morrison pour rappeler que les dérives autoritaires, comme le fascisme, ne se produisent pas d’un coup, mais en étapes : d’abord on cible un groupe, ensuite on efface son histoire, puis cette capacité à effacer devient un outil pour gommer toute mémoire collective. C’est pourquoi, selon elle, le véritable antidote est de préserver, raconter et défendre les histoires de résistance, aussi difficiles soient-elles à entendre.

Résister à l’effacement et bâtir de nouveaux récits

(44:10 – 46:54)

En réponse à cette lecture sombre, mais lucide, les responsables du FSMI présentent les trois piliers du forum comme réponse à cette crise systémique. Le premier est l’intersectionnalité, comprise comme la reconnaissance des oppressions croisées (race, genre, classe, caste, etc.) et de leurs effets dans le présent et sur l’avenir. Le second est la création d’espaces de dialogue et d’action, permettant aux personnes issues d’horizons multiples de croiser leurs vécus, leurs savoirs et leurs luttes. Le troisième repose sur des principes féministes : le respect, l’écoute, le soin, et l’amour, comme bases d’une nouvelle culture politique plus humaine et inclusive.

Les responsable du FSMI affirment que ces piliers sont les fondements pour construire des alternatives démocratiques véritablement multiraciales et égalitaires, à l’opposé des projets autoritaires qui prospèrent sur la division et l’exclusion.

Le pouvoir de l’espace partagé et des mouvements incarnés

(46:55 – 54:07)

La conférencière conclut cette portion en saluant la pertinence du processus engagé dans le forum. Elle insiste particulièrement sur l’importance de l’espace partagé — un espace physique, incarné — pour construire une résistance durable. Contrairement au pouvoir, qui peut circuler de manière abstraite et impersonnelle à travers des institutions, la résistance nécessite des corps, des rencontres, du lien. Elle cite son expérience dans le cadre du balado Intersectionality Matters et d’un projet nommé The United States of Amnesia sur l’histoire de la théorie critique de la race. Elle y souligne que les mouvements naissent non seulement d’idées, mais de relations humaines : apprendre à connaître les autres, à reconnaître leurs talents, leurs limites, et à construire un collectif à partir de cette diversité humaine.

Elle critique la tendance contemporaine à substituer les débats politiques par des échanges brefs sur les réseaux sociaux, soulignant qu’aucune plateforme numérique ne pourra jamais remplacer l’engagement incarné dans des espaces partagés. Pour résister efficacement à l’effacement et au révisionnisme historique, il faut raconter une autre histoire — celle des luttes venues d’en bas, enracinées dans des expériences concrètes.

La nécessité du lien réel : lutter contre les exclusions dans des espaces incarnés

(54:08 – 55:46)

Kimberlé Crenshaw insiste sur le caractère irremplaçable des espaces physiques pour aborder sérieusement les oppressions et construire des solidarités durables. Selon elle, les exclusions ne peuvent être combattues efficacement dans des environnements virtuels ou abstraits. C’est à travers des rencontres réelles, humaines et incarnées que les convergences entre les luttes peuvent se former et être approfondies. C’est cette conviction qui l’a poussée à accepter l’invitation du forum malgré un emploi du temps chargé entre la Virginie et Boston. Ce genre de rassemblement est précieux, car il permet à différentes communautés et à plusieurs points de vue de dialoguer de manière authentique.

Réactiver le potentiel subversif de l’intersectionnalité

(55:47 – 57:06)

Interrogée sur la manière de redonner à l’intersectionnalité sa force transformatrice initiale, notamment dans les contextes où elle est à la fois célébrée et neutralisée, Crenshaw reconnaît l’ampleur du défi. Elle avoue que répondre à des questions du type « comment faire » n’est pas toujours son point fort, car elle-même cherche encore des réponses. Elle propose néanmoins un point de départ méthodologique : historiciser. Revenir à l’histoire des oppressions, comprendre comment elles ont été normalisées au fil du temps est essentiel pour faire émerger une conscience critique. Une grande partie du problème réside dans la naturalisation des inégalités. Or, affirmer que ces dernières sont construites et non naturelles est aujourd’hui, paradoxalement, une idée controversée.

Censure, effacement historique et retour du mythe racial

(57:07 – 59:31)

Crenshaw partage une action menée par son organisation, l’AAPF, le 3 mai à Washington D.C., dans le cadre du Freedom to Learn Day. Cette initiative visait à dénoncer les attaques menées contre l’alphabétisation critique, en particulier les tentatives de censure de l’histoire afro-américaine. Elle évoque une directive de Trump visant les musées, et en particulier l’attaque contre le National Museum of African American History and Culture, accusé de raconter une histoire dérangeante : celle d’un pays bâti sur l’esclavage. Pour Crenshaw, l’objectif de telles attaques est clair : effacer l’histoire pour éviter d’en assumer les conséquences. Pire encore, Trump critique le concept même de construction sociale de la race, en suggérant que la race serait naturelle — et donc, par extension, que les inégalités raciales le seraient aussi. Cette logique vise à rendre tout effort de justice sociale suspect ou illégitime.

Démystifier le discours anti-woke et reconstruire la pensée critique

(59:32 – 1:01:31)

Crenshaw décrit ensuite comment les campagnes contre le « wokisme » cherchent à diaboliser toute tentative de remise en question des inégalités. Le terme « woke » devient un mot fourre-tout, vidé de sens, utilisé pour désigner toute critique du statu quo. Ce glissement sémantique est profondément stratégique : il permet de rejeter les interventions critiques en les réduisant à des postures idéologiques. Elle souligne la difficulté de combattre ce phénomène dans une culture de l’instantanéité où tout doit être expliqué en 20 secondes. Pourtant, l’essence du travail intersectionnel est précisément de complexifier, de contextualiser, d’historiciser. Pour cela, on doit s’engager dans cette démarche, que ce soit autour de la table familiale ou dans des espaces militants.

La métaphore de la soupe collective : co-construire un savoir nourrissant

(1:01:31 – 1:03:13)

Crenshaw partage une métaphore qu’elle affectionne particulièrement : celle de la soupe faite à partir d’une pierre. Dans ce conte, un voyageur promet de nourrir tout un village avec une simple pierre, mais petit à petit, chaque personne ajoute un ingrédient : un peu de pommes de terre, une carotte, un os… À la fin, tout le monde mange ensemble une soupe nourrissante. Elle utilise cette histoire pour illustrer le processus collectif de production des savoirs, de capacité d’agir et de solidarité. Si chacun ou chacune apporte sa perspective, son expérience, sa compétence, alors le collectif devient capable de produire une résistance cohérente et puissante face aux systèmes oppressifs.

Vers une résistance intersectionnelle collective et soutenable

(1:03:14 – 1:05:49)

La discussion s’oriente ensuite vers la manière de renforcer une résistance collective, intersectionnelle et durable, sans tomber dans les écueils de la fragmentation. Crenshaw insiste sur le fait que son apport n’est qu’une pièce du puzzle. Si chawque individu accepte d’apporter la partie de « l’éléphant » qu’il perçoit — en référence au célèbre conte sur les aveugles touchant une partie d’un éléphant —, alors nous pouvons mieux comprendre et affronter la réalité dans son ensemble. La modératrice poursuit en posant une question centrale : comment surmonter les divisions internes aux mouvements progressistes tout en restant conscient·es des dynamiques de pouvoir qui s’y jouent ? C’est un enjeu crucial pour construire une alliance authentiquement intersectionnelle.

L’interpellation féministe sur l’invisibilisation raciale dans les mouvements

(1:05:50 – 1:08:06)

Une participante, impliquée dans le Conseil des Montréalaises et fondatrice de La Maison Turquoise, prend la parole pour partager son expérience dans l’implantation d’approches intersectionnelles au sein des mouvements féministes. Elle décrit ces 15 années comme à la fois enrichissantes et violentes, notamment pour les femmes racisées et noires. Elle souligne le fossé persistant entre la théorie et la pratique dans les milieux féminins blancs où la race est souvent traitée comme un simple « ajout » ou un concept abstrait, déconnecté de l’expérience vécue. Elle interroge alors Crenshaw sur ce phénomène de « blanchiment de l’intersectionnalité » dans des secteurs dominés par des femmes blanches. Crenshaw, reconnaissante, s’apprête à répondre, mais le temps presse.

Troisième partie

Le futur des sciences sociales

(1:08:07 – 1:10:01)

Une dernière participante, Victoire, étudiante en sociologie, interroge Crenshaw sur l’avenir des sciences sociales. Elle reconnaît l’impact révolutionnaire de l’intersectionnalité et s’interroge sur la prochaine grande théorie à venir : quel pourrait être le prochain tournant intellectuel majeur, et comment contribuer à son émergence ? Bien que le temps soit limité, la pertinence de cette question souligne l’intérêt collectif pour continuer à renouveler les outils critiques face aux injustices systémiques.

Intégrer l’intersectionnalité dans les politiques publiques

(1:10:12 – 1:12:14)

Yolande Pierre, vice-présidente de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec, partage l’importance qu’elle accorde à l’intersectionnalité dans le traitement des inégalités, notamment au sein de son institution. Elle interroge Kimberlé Crenshaw sur les moyens d’intégrer plus systématiquement cette approche dans la conception des politiques publiques. En soulignant que la Commission applique déjà une grille d’analyse intersectionnelle à ses études et plaintes, elle plaide pour une généralisation de cette méthode dans l’ensemble du secteur public. Il est crucial, selon elle, que les gouvernements adoptent ce prisme afin de concevoir des réponses plus justes et adaptées aux inégalités sociales, raciales et de genre.

L’urgence de penser l’intelligence artificielle à travers le prisme des inégalités

(1:12:35 – 1 h 14 min 57 s)

En réponse à une question précédente sur l’avenir des sciences sociales, Crenshaw évoque la montée en puissance de l’intelligence artificielle comme l’un des plus grands défis contemporains. Elle alerte sur le fait que les algorithmes sont nourris par des données issues d’un monde profondément inégalitaire, ce qui risque de perpétuer, voire d’amplifier, ces inégalités si aucune vigilance critique n’est exercée. À l’image du coton gin — une innovation censée mettre fin à l’esclavage, mais qui, en réalité, l’a renforcé —, elle rappelle que toute technologie peut servir à exacerber les dominations en place si elle n’est pas guidée par des valeurs d’équité. Le défi est donc d’encadrer l’usage de ces outils pour éviter leur instrumentalisation à des fins discriminatoires.

Le blanchiment de l’intersectionnalité : entre appropriation et dépolitisation

(1 h 14 min 57 s – 1 h 17 min 17 s)

Crenshaw revient ensuite sur la question du « blanchiment » de l’intersectionnalité, soulevée un peu plus tôt. Elle constate que, comme pour toute idée circulant dans un monde structuré par des hiérarchies de pouvoir, l’intersectionnalité peut être réappropriée de manière dépolitisée. Lorsqu’une partie des institutions choisit de ne retenir que les aspects qui les arrangent, en ignorant ou en niant la dimension raciale, cela produit une version édulcorée et inoffensive de la théorie. Elle insiste sur l’importance de toujours revenir aux conditions de production du savoir : qui a le pouvoir de dire ce qui compte et ce qui peut être ignoré ? C’est à cette structure qu’il faut s’attaquer.

L’intersectionnalité comme outil, pas comme entité autonome

(1 h 17 min 18 s – 1 h 18 min 1 s)

Avec humour, Crenshaw utilise une référence aux Pierrafeu (The Flintstones), une série télévisée de son enfance, pour illustrer une idée importante : l’intersectionnalité n’est pas une machine autonome qui « fait des choses ». Comme le dinosaure-lave-vaisselle qui dit « je ne fais pas les fenêtres », l’intersectionnalité ne fonctionne que si des personnes l’utilisent consciemment, avec une intention politique claire. Elle est un outil, un cadre d’analyse, une méthodologie, mais sa portée dépend entièrement des usages qui en sont faits — pour le meilleur comme pour le pire.

Vers une bibliothèque d’outils intersectionnels : appel à la mutualisation

(1 h 18 min 2 s – 1 h 19 min 30 s)

Crenshaw exprime son intérêt pour les initiatives concrètes menées avec une intention intersectionnelle. Elle constate l’absence d’une base de données ou d’une « bibliothèque » des stratégies ayant intégré cette approche dans différents contextes institutionnels. Elle invite donc les participant·es à documenter et à partager leurs expériences, notamment celles du secteur public comme la Commission québécoise. En parallèle, elle avertit des résistances croissantes à l’égard de l’intersectionnalité, souvent accusée de diviser ou de promouvoir une forme d’« identité politique ». Pourtant, selon elle, poser les bonnes questions — sur le sexisme, le racisme, la transphobie, etc. — est précisément ce qui permet de développer des politiques vraiment inclusives.

Dénoncer l’inversion du discours : l’identité politique comme stratégie conservatrice

(1 h 19 min 30 s – 1 h 21 min 20 s)

Crenshaw critique fermement la manière dont l’attention portée aux identités marginalisées est attaquée sous l’accusation d’« identity politics » (politique identitaire), alors même que la politique dominante est elle-même profondément identitaire. Pour illustrer son propos, elle compare l’indulgence médiatique et politique dont bénéficie Donald Trump — malgré ses multiples inculpations et comportements scandaleux — à l’hypersurveillance imposée à des figures comme Kamala Harris. Ce double standard, selon elle, est la véritable politique identitaire, portée par une majorité privilégiée qui refuse de remettre en cause sa propre position de pouvoir.

Conclusion engagée : rester éveillé·es face à la régression

(1 h 21 min 20 s – 1 h 21 min 51 s)

Crenshaw conclut sur une note déterminée. Face à une époque marquée par la montée des conservatismes, des censures et des reculs démocratiques, rester « woke » — c’est-à-dire éveillé et attentif aux injustices — n’est pas un luxe, mais une nécessité. À ceux et à celles qui dénoncent le wokisme comme un problème, elle répond que le vrai danger réside dans l’endormissement collectif. Elle appelle chacun·e à rester lucide, critique et engagé·e dans cette période charnière.

Clôture et suite du Forum

(1 h 21 min 52 s – 1 h 23 min 46 s)

Alors que la conférence touche à sa fin, Carminda Mac Lorin annonce les prochaines étapes du Forum social mondial des intersections. Les activités se poursuivront à l’UQAM, à l’Afro-Musée et au parc Joseph François Perreault. Le public est remercié pour sa participation, dans une ambiance chaleureuse et militante. Des applaudissements nourris accompagnent le départ de Kimberlé Crenshaw, saluant la puissance de son intervention et l’importance des dialogues qu’elle a su susciter.