Lundi 15 et mardi 16 février se tient à N’Djamena, le sommet du G5 Sahel qui regroupe le Tchad, le Niger, le Mali, le Burkina Faso, la Mauritanie en présence de la France. L’enjeu : relégitimer à un peu plus d’un an des élections présidentielles en France une opération Barkhane de plus en plus critiquée dans l’Hexagone et largement contestée au Sahel. Toutefois, les chances de réussite sont maigres. En promouvant une réponse exclusivement sécuritaire et en s’appuyant sur des régimes autoritaires et corrompus comme celui d’Idriss Déby au Tchad, l’ingérence militaire française au Sahel continuera durablement à s’enliser.
Le G5 Sahel se tient donc à N’Djaména, où les protestations contre l’investiture à un sixième mandat d’Idriss Déby sont réprimées. L’enjeu : relégitimer à un peu plus d’un an des élections présidentielles en France une opération Barkhane de plus en plus critiquée dans l’Hexagone et largement contestée au Sahel. Le franchissement du seuil symbolique des 50 morts parmi les militaires français en opération a conduit des parlementaires à se saisir, enfin, du sujet et à amorcer un débat trop longtemps mis de côté sur la présence militaire française au Sahel. Dans ce contexte, le gouvernement fait valoir des « succès tactiques » remportés par Barkhane : des centaines de présumés djihadistes « neutralisés » rien que pour ces derniers mois (même si le nombre global n’est jamais communiqué). Mais depuis Paris, on prête peu d’attention aux milliers de victimes parmi les populations civiles, prises en étau entre les exactions des groupes djihadistes, des milices communautaires et des forces armées nationales. Ces dernières comptent également des centaines de morts. Par ailleurs, les « dommages collatéraux » de l’armée française sont systématiquement niés. Peu de voix s’élevaient jusqu’à présent pour dire que l’opération Barkhane a accru la militarisation et la déstabilisation de toute la région.
Huit ans d’intervention, un bilan délétère
Un an après le sommet de Pau en janvier 2020 qui renforçait la seule réponse sécuritaire face aux insurrections djihadistes au Sahel, le bilan de la « guerre contre le terrorisme » est toujours aussi désastreux pour les populations sahéliennes. Après avoir exigé la réaffirmation du soutien des chefs d’États africains à la présence militaire française, Macron avait renforcé les effectifs militaires (envoi de 600 soldats supplémentaires, ce qui montait les effectifs militaires sur place à 5100 et 400 forces spéciales). Les opérations militaires de l’armée française et des armées sahéliennes se sont intensifiées dans les mois qui ont suivi.
Cependant, malgré des centaines de « neutralisations » de djihadistes rien que durant cette dernière année, l’affaiblissement des groupes visés (État islamique dans le Grand Sahara, Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans) n’est que temporaire. Les rapports de l’ONU continuent de décrire une dégradation de la situation sécuritaire et un renforcement de l’emprise des djihadistes sur les populations locales. Les effectifs de ces groupes armés se renouvellent ainsi malgré les pertes sévères qui leur sont infligées. En effet, toutes les études montrent que les motivations des nouvelles recrues ne sont pas d’abord religieuses ou idéologiques. Elles rejoignent les groupes djihadistes poussées par un sentiment d’injustice, un désir de vengeance ou un besoin de protection face aux exactions ou aux stigmatisations dont elles ont été l’objet. Elles se disent victimes des représentants de l’État, des armées nationales, d’autres groupes armés, voire des forces étrangères présentes dans le pays et de leurs modes d’action. L’approche de la situation uniquement sous l’angle du « terrorisme » ignore les revendications sociales et politiques et empêche de traiter les causes de ces insurrections
La présence de l’opération Barkhane elle-même contribue à légitimer le discours des djihadistes et leur posture de résistants face à une armée d’occupation. Les bombardements par drones ou avions de chasse, qui exposent à des risques de « dommages collatéraux », créent un sentiment de peur dans la population. Le bombardement de Bounti, qui a visé un groupe d’hommes célébrant un mariage, en est le dernier exemple récent. Les pratiques policières de fouilles parfois brutales des habitations de personnes suspectées d’être des soutiens des djihadistes et les autres méthodes de la « guerre contre insurrectionnelle » rendent illusoire l’objectif avancé de « conquête des cœurs et des esprits ». Qui plus est, les quelques projets de développement mis en œuvre par les militaires français pour faire accepter leur présence compliquent la tâche des humanitaires et discréditent encore les États qui n’assument pas le rôle qui devrait être le leur.
La communication du gouvernement français a fortement perdu en crédibilité : décalage persistant entre les innombrables « succès » de l’armée française et la dégradation de la situation sur le terrain attestée par les rapports de l’ONU, mensonge martelé sur les « colonnes » de djihadistes qui auraient foncé vers Bamako en 2013 [1] ; déni concernant les témoignages sur le bombardement des civils à Bounti qui ne seraient que le produit d’une « guerre informationnelle », la propagande française ne convainc ni au Sahel ni en France.
Aucune porte de sortie crédible pour Barkhane
Alors que Jean-Yves Le Drian, lors d’un débat au Sénat du 9 février 2021 annonce un « sursaut diplomatique, un sursaut politique et un sursaut du développement » , il laisse entrevoir certaines pistes qui visent principalement à rhabiller l’opération Barkhane pour la rendre plus acceptable dans la durée. Il s’agit d’en finir avec l’inflation incessante des effectifs pour réduire le coût financier et le coût politique de la présence française. Mais il ne s’agit nullement de désengagement ou de retrait. La réduction des effectifs risque d’être compensée par un accroissement des bombardements aériens… et des « dommages collatéraux » associés.
Le gouvernement tente aussi de nous faire croire que la « sahélisation » et l’européanisation constituent la solution et une porte de sortie pour Barkhane. La « sahélisation », à savoir la montée en puissance des armées africaines, annoncée depuis des années, reste poussive et peu suivie d’effets. Sous couvert de les aider à s’autonomiser, les armées africaines sont en réalité de plus en plus encadrées par des militaires étrangers sur le terrain (français et maintenant européens avec l’opération Takuba). Par ailleurs, malgré tous les efforts diplomatiques français, la participation des pays européens à l’opération Barkhane ou au regroupement européen de forces spéciales, Takuba, demeure symbolique. Enfin aucun de ces deux axes ne constitue une rupture avec la logique exclusivement sécuritaire qui prévaut aujourd’hui.
Le gouvernement français réaffirme aujourd’hui son exigence d’un sursaut politique des États africains. Pour le Mali, il s’agit d’abord de l’application des accords d’Alger, perçus comme une condition préalable pour faire front contre les djihadistes. On exige aussi un retour des États dans les zones délaissées mais leur présence reste en réalité très difficile compte-tenu de l’insécurité persistante. Il y a aussi un paradoxe à exiger un renforcement des États africains et à affirmer qu’il faut une solution politique tout en continuant à faire pression pour que la priorité soit uniquement sécuritaire. La présence militaire française dispense en réalité les États africains de traiter les problèmes de fond. L’ingérence française (dans les domaines militaires, politiques, économiques) affaiblit les États africains et renforce leur discrédit aux yeux des populations, perpétuant le terreau sur lequel prospèrent les djihadistes.
Une situation qui fait le jeu des régimes autoritaires
Parmi les États sahéliens, le Tchad fait figure de pays stable, militairement et politiquement fort, sur lequel s’appuie la France. Pourtant, la situation intérieure du pays est tout autre. À N’Djaména, où se tient le sommet, 12 manifestant.es ont été condamné.es le 12 février à 3 mois de prison avec sursis. Leur tort, avoir bravé une énième interdiction de manifester, alors que le président Idriss Déby, autoproclamé Maréchal, a été investi par son parti pour la prochaine élection présidentielle. À N’Djaména, QG de Barkhane, la présence de l’armée française, au Tchad depuis 1986, a contribué à plusieurs reprises à sauver le régime de Déby. Coopération militaire, formation, dons à l’armée, renseignements, l’armée tchadienne bénéficie largement du soutien français. Pourtant, présentée comme une alliée de choix au Mali, la composition de cette armée clanique et ses pratiques parfois violentes représentent un danger pour la population et l’avenir du pays, comme le rappelle dans un rapport récent l’International Crisis Group [2]. Devenu un allié incontournable de la « lutte contre le terrorisme » au Sahel, le régime de Déby bénéficie d’une rente diplomatique et militaire qui rend aveugle aux exactions commises et au marasme dans lequel s’enfonce la population.
La France fait le choix de s’appuyer sur des régimes autoritaires et corrompus pour mener sa « guerre contre le terrorisme », alimentant là aussi dans la population un ressentiment qui ne peut que profiter aux djihadistes. Il est temps d’affirmer que l’ingérence militaire de la France au Sahel fait partie du problème, pas de la solution.
[1] cf. https://www.lopinion.fr/edition/international/mali-colonnes-jihadistes-foncant-bamako-en-2013-legende-236157
[2] Les défis de l’armée tchadienne, International Crisis Group, 22/01/21