Salvador : l’angle mort d’une politique sécuritaire antidémocratique

Salvador - Manifestaiton au Salvador en 2023 contre la manoeuvre du président pour sa réélection @ La Prensa Gráfica, CC BY 3.0 vis wikicommons

Nayib Bukele s’est adressé au peuple salvadorien dans la soirée de son élection du 12 février dernier, fier de les avoir remportées une seconde fois, malgré les appels de l’opposition qui réclamait l’annulation des résultats. En effet, la constitution salvadorienne empêche le président de se présenter deux fois consécutives. Après une manœuvre légitimée par un conseil constitutionnel, Bukele a démissionné de ses fonctions six mois avant la présidentielle, pour ne pas être élu successivement.

Nayib Bukele et son épouse Gabriela Rodriguez @CC0 via wikicommons

Nayib Bukele contrôle son image. À la tête d’un pays majoritairement jeune, le président se présente comme un homme d’État décontracté. Il s’immisce dans le quotidien des Salvadorien.es par les réseaux sociaux durant le repas des fêtes, avec un selfie pris à l’Assemblée des Nations Unies. Avec sa fidèle casquette et son polo, il est décrit comme le «dictateur cool» par les journaux étrangers, cassant les codes de l’homme politique élitiste.

Una verdadera democracia1

Du haut du balcon du palais national, le président élu annonce les résultats des élections. Avec plus de 85 % des voix, le Salvador est le premier pays «de l’hémisphère occidental» à accorder démocratiquement et aussi uniformément ses voix à son président, marqueur ultime d’un régime démocratique selon lui. À l’Assemblée nationale, son parti Nuevas Ideas (Nouvelles Idées) a obtenu 58 des 60 sièges.

Son parti n’a pas vraiment de programme politique. Libéraliste sur le plan économique, le Salvador est devenu le premier pays à ajouter le Bitcoin comme monnaie nationale en 2021. Sa politique internationale répond aux besoins de faire passer le Salvador comme un pays développé et moderne. Bukele veut instaurer une amitié avec les puissances occidentales, notamment les États-Unis, l’Espagne, les pays latino-américains américains.

Lutter contre le «cancer» de la drogue

Bukele a cependant un programme sécuritaire fort. Ce petit pays d’Amérique latine était décrit comme le plus prospère du continent, mais la violence des cartels depuis 2017 avait considérablement augmenté. Le 27 mars 2022, avec plus de 268 homicides en 24 h, le Salvador connaît la journée la plus meurtrière depuis des décennies. Suite à cela, Nayib Bukele déclare l’état d’exception, déployant militaires et policiers dans tous les coins de rue du pays.

La guerre contre les maras (MS-13 gang criminel) est lancée. Les perquisitions spontanées sont autorisées, les arrestations sans motifs s’enchaînent, les prisonniers s’entassent. Plus de 2 % de la population salvadorienne se trouverait aujourd’hui en prison dans des conditions indignes. Le but est d’éliminer le cancer de la drogue, même si cela doit entraver les droits humains. Bukele est clair : les délinquants n’ont pas de droits, c’est la sécurité des citoyen.nes qui prime. Mais à quel prix?

Les policiers ont des quotas d’arrestation à respecter. Par conséquent, la majorité des personnes incarcérées au Salvador sont innocentes. Les jugements collectifs se suivent et les résultats sont sans appel. En déployant l’armée dans tout le pays, surveiller permet plus facilement de traquer toute opposition au régime.

Éliminer au lieu de guérir

En lançant la guerre d’extermination contre les gangs criminels, Bukele détourne l’attention sur les causes réelles de l’instabilité sociale. Et pour ce faire, il instrumentalise un récit de la guerre froide pour légitimer ses actions : l’instabilité et la montée des gangs résultent de la compétition bipolaire selon lui. Le modèle démocratique occidental est un modèle qui ne peut pas être appliqué partout. Au Salvador, il faut une «démocratie» forte, capable de gérer le pays face à sa propre réalité, marquée par les gangsters déportés aux États-Unis, puis revenus dans le pays.

Mais le président Bukele oublie que les politiques d’austérité ultralibérales, mises en place par le gouvernement salvadorien depuis plusieurs années, provoquent une crise économique et sociale dans tout le pays. Face à l’abandon des institutions et la pauvreté ancrée, les jeunes salvadoriens se sont tournés vers le narcotrafic, qui offre une source de revenus rapide et concrète.

Malgré le déploiement massif des forces de l’ordre, le gouvernement n’a pas réussi à éliminer tous les cartels des rues, qui se sont réfugiées dans les montagnes. Cette réorganisation territoriale est rendue possible par le désengagement des institutions dans les zones rurales. Certes la situation au Salvador s’est apaisée, mais la moindre instabilité sociale pourrait marquer un retour intense à la violence.

Le modèle Bukele en inspire plus d’un

Le contrôle permanent des populations et l’efficacité des mesures attirent les régimes autoritaires en Amérique latine à faire de même. Au Honduras, l’état d’urgence a aussi été déclaré et la nouvelle dictature nicaraguayenne continue de prospérer. L’Amérique latine reste un territoire massivement militarisé, avec toutes les dérives répressives qui vont avec. Le maintien de Bukele au pouvoir illustre finalement la décision de certains à mettre de côté les libertés au détriment d’une sécurité illusoire. D’autres continuent à se mobiliser pour alerter sur la superficialité de la prospérité au Salvador que Bukele propage.

Pour en savoir plus: Arte, 5 juillet 2023:

  1. « Une véritable démocratie », titre de la rediffusion de son discours sur sa chaîne YouTube []