Privé de rente pétrolière depuis la sécession de sa partie sud en 2011, rendu exsangue par des dépenses militaires exorbitantes, le Soudan subit la tutelle austéritaire du Fonds monétaire international. Le pays, qui se rêvait en grenier du monde arabe, ne peut plus nourrir ses habitants. Excédée, la population a chassé le dictateur Omar Al-Bachir. Mais l’armée lâchera-t-elle le pouvoir ?
Le 19 décembre 2018, le gouvernement soudanais annonce, parmi d’autres augmentations, le triplement du prix du pain, qui passe de 1 à 3 livres soudanaises (de 2 à 6 centimes d’euro). La mesure s’explique par la volonté des autorités de renforcer une politique d’austérité mise en place en 2013 pour faire face à une inflation galopante (70 % en décembre 2018) et à l’effondrement de la monnaie nationale (1 livre soudanaise valait 0,42 dollar en 2009, et 0,02 dollar à la fin 2018). Déjà affectée par les effets du plan d’austérité adopté par Khartoum en 2017, sous l’égide du Fonds monétaire international (FMI), et par d’incessantes pénuries de produits de base et de carburant, la population réagit dès le lendemain en investissant les rues des principales villes du pays. Les slogans sont simples et clairs : « Tombe et c’est tout ! » (tasqout bass) ; « Liberté, paix et justice ! » ; « La révolution est le choix du peuple » ; « Le peuple veut le renversement du régime » ; ou tout simplement « Révolution ! ».
Depuis 2011 et les « printemps arabes », le Soudan n’a jamais cessé de connaître des flambées de protestation, souvent très localisées et presque toujours réprimées. Le mouvement né en décembre 2018, d’essence révolutionnaire — car visant à abattre le régime —, se distingue quant à lui par son caractère national et unitaire, ainsi que par la convergence en son sein de plusieurs groupes dotés d’une forte légitimité populaire.
« Nous sommes tous Darfour »
Dès le départ, l’Alliance pour la liberté et le changement (ALC) a ainsi joué un rôle moteur dans la contestation, qui a d’ores et déjà abouti, le 11 avril, au renversement de M. Omar Al-Bachir. L’ALC s’inscrit dans la continuation de l’Alliance nationale démocratique (AND), fondée en Érythrée en 1995. Celle-ci regroupait à l’époque les organisations bannies par le régime du président Al-Bachir, qui avait pris le pouvoir en 1989 à la faveur d’un coup d’État militaire orchestré par le théologien et homme politique Hassan Al-Tourabi. Alors ministre de la justice et des affaires étrangères, ce dernier — mort en 2016 — dirigeait aussi le Front islamique national, qui s’inscrivait dans la mouvance des Frères musulmans.
À présent, l’ALC comprend plusieurs formations, dont la très active Association des professionnels soudanais (APS), qui regroupe huit corps de métiers, dont les ingénieurs, les avocats, les médecins et les enseignants du supérieur, et qui se démarque des syndicats officiels, à la solde du régime. À l’origine de la protestation contre la hausse du prix du pain, l’APS a été rejointe par plusieurs coalitions et partis politiques d’opposition légaux. Parmi eux, Nidaa Al-Sudan (« L’appel du Soudan »), auquel appartient notamment le parti Oumma (centriste) de l’emblématique Sadek Al-Mahdi — premier ministre durant la parenthèse démocratique de 1985 à 1989 —, mais aussi les Forces nationales du consensus, un rassemblement de formations de gauche, dont le Parti communiste soudanais.
Dès le 1er janvier, à travers sa Déclaration de la liberté et du changement (DLC), l’ALC faisait siennes les revendications de l’APS. Le programme politique esquissé par ce texte prévoit essentiellement la mise en place d’un gouvernement de transition civile et démocratique pour une durée de quatre ans (1). Le 11 avril, l’arrestation de M. Al-Bachir par l’armée, qui s’est accompagnée de la dissolution du Parlement et de la mise en place d’un régime militaire « transitoire » de deux ans, n’a pas convaincu l’ALC, qui a immédiatement dénoncé un « coup d’État interne au régime » et réitéré ses revendications d’une vraie transition. La détermination des manifestants regroupés devant le quartier général de l’armée ne faiblissant pas, le Conseil militaire de transition a fait plusieurs concessions. Le général Awad Ibn Ouf, éphémère dirigeant de cette instance, et M. Salah Gosh, puissant chef du service national de renseignement et de sécurité (NISS), ont été écartés à la mi-avril. Depuis, le bras de fer se poursuit entre l’ALC et le commandement de l’armée, la première étant toujours capable de mobiliser des centaines de milliers de manifestants pacifiques.
Les causes profondes de la vague révolutionnaire soudanaise actuelle sont à rechercher dans les dégâts provoqués par les trente ans de dictature militaro-islamiste du président Al-Bachir, ainsi que dans l’histoire contemporaine plus longue du Soudan. Premier élément à prendre en considération : la régression multiforme subie par le pays depuis le coup d’État de 1989. Sur le plan politique et culturel, le régime de M. Al-Bachir a exercé une répression généralisée et incessante au sein de la société. Les partis et les syndicats libres furent interdits, les seconds faisant même l’objet par la suite de mesures répressives à travers une loi, le Trade Unions Act, adoptée en 1992. Cependant, les partis et les syndicats libres restèrent très actifs dans la clandestinité et en exil (surtout en France et au Royaume-Uni). La répression toucha aussi les milieux intellectuels, les médias, et n’épargna pas les rangs de l’armée, frappée par plusieurs purges.
À cela, il faut ajouter une application de la charia de plus en plus violente et liberticide. Le code juridique et pénal déjà en vigueur durant la dictature (1969-1985) du président Gaafar Al-Nemeiry, lui aussi déposé par un mouvement populaire (2), fut durci par M. Al-Bachir. La loi soudanaise prévoit ainsi des châtiments corporels stricts (hudud), qui ne peuvent être modulés par le juge, car prescrits par le Coran ou la sunna. C’est le cas de l’amputation pour les « voleurs » et de la peine de mort pour les apostats. La loi instaure aussi une discrimination envers les femmes et les non-musulmans, ces derniers représentant au moins un tiers des citoyens, et tout particulièrement ceux qui pratiquent des religions animistes dans le sud du pays (3). À l’inverse, l’ALC plaide aujourd’hui pour l’établissement d’une Assemblée constituante (« transitional civil statutory council ») dont les membres refléteraient la diversité culturelle, ethnique et religieuse du Soudan, avec un quota d’au moins 40 % réservé aux femmes, afin de fonder un système juridique à caractère « neutre » et « national » (déclarations des 15 et 18 avril 2019).
Dans un contexte autoritariste et répressif, les Soudanais ont aussi été confrontés à d’importants problèmes économiques, symbolisés par la lente dégringolade de leur monnaie et par d’incessantes difficultés budgétaires qui ont obligé le pouvoir à faire appel aux bailleurs de fonds internationaux. Comme nombre de pays arabes, le Soudan se caractérisait jusqu’à la sécession du sud en 2011 par une économie rentière improductive, et notamment par la rente pétrolière, qui fut à l’origine d’un boom économique éphémère entre 2000 et 2008. Durant cette période, le pays attira des compagnies pétrolières du Golfe et d’Asie, ce qui entraîna un pic de croissance en 2008 — 11,5 % de hausse du produit intérieur brut (PIB) grâce aux bénéfices tirés du pétrole, qui représentaient 21,5 % du PIB cette même année, selon la Banque mondiale. Cette manne a profité à une petite oligarchie, et bien peu au reste de la population. Depuis 2011, le chômage touche en moyenne 18 % des actifs, avec un taux qui atteint 33,8 % pour les jeunes, les femmes étant les plus touchées (57,9 % chez les 15-24 ans). Près de 50 % de la population vit sous le seuil de pauvreté (4).
Au-delà des difficultés économiques, de multiples conflits ont ensanglanté le pays depuis près de quatre décennies. De 1983 à 2005, une guerre a opposé le gouvernement de Khartoum au Mouvement/Armée populaire de libération du Soudan de John Garang. Durant ces vingt-deux ans, quatre millions de personnes ont fui leur foyer et plus de deux millions de Soudanais du Sud ont perdu la vie. Garang, tout comme les progressistes du Nord, a toujours été convaincu que la seule issue au conflit était l’unité nationale dans un cadre démocratique et laïque. Il a disparu dans un accident d’hélicoptère en 2005, quelques mois après avoir signé un accord de paix avec le Nord. Ce compromis ne lui a pas survécu : M. Salva Kiir, son successeur, soutenu par les États-Unis et par Israël, a opté pour la sécession du Sud, entérinée en 2011 à la suite du référendum d’autodétermination de janvier, lors duquel 98,83 % des votants se prononcèrent en faveur de l’indépendance (5). Largement imposée par Washington, cette amputation a suscité un sentiment d’humiliation et de frustration chez les Soudanais du Nord. Pour autant, aujourd’hui, la DLC prend implicitement acte de cette partition. Elle prône le respect des droits des réfugiés et souligne l’importance des relations avec le Soudan du Sud, qui devront être fondées sur le respect mutuel et sur la poursuite d’intérêts communs.
Comme le conflit avec le Sud, la guerre au Darfour est à analyser en termes de « question nationale ». La guerre civile opposant des groupes insurgés du Darfour au gouvernement central, ainsi qu’à des milices locales (janjawid) armées par le régime, trouve son origine dans le sous-développement de cette région, délaissée par le pouvoir. En 2009 et 2010, la Cour pénale internationale (CPI) avait émis deux mandats d’arrêt contre M. Al-Bachir pour crimes contre l’humanité, crimes de guerre et génocide commis au Darfour de 2003 à 2008, mais elle a fini par suspendre ses investigations en 2014, en raison de l’inaction du Conseil de sécurité des Nations unies. La vague révolutionnaire de 2018-2019 a aussi eu pour effet de diffuser un sentiment d’unité nationale dans tout le pays. En ce sens, l’un des slogans des manifestants dans la capitale, « Nous sommes tous Darfour », est éloquent, tout comme le premier objectif du gouvernement de transition envisagé par la DLC : s’attaquer aux « causes profondes » des guerres civiles et trouver à ces dernières une solution juste et durable.
Des combats politiques récurrents
Toutefois, la régression politico-économique du pays et les conflits ne suffisent pas à expliquer le mouvement né en décembre 2018. Celui-ci a pu émerger grâce à la mémoire historique du peuple soudanais, marquée par une quête persistante de liberté. Depuis son indépendance du Royaume-Uni et sa séparation d’avec l’Égypte, en 1956, le pays a ainsi connu une alternance de dictatures militaires (longues) et de révolutions populaires pacifiques qui les renversaient et instauraient des régimes démocratiques (éphémères). En 1964, la « révolution d’octobre » abattit la dictature militaire d’Ibrahim Abboud, instaurée en 1958 et soutenue par le Royaume-Uni, et la remplaça par un gouvernement démocratique qui dura à peine cinq ans. En 1985, la « révolution d’avril » mit fin à la dictature militaro-islamiste d’Al-Nemeiry, appuyée cette fois par les États-Unis, mais aussi par l’Égypte et la Libye. Le gouvernement démocratique qui suivit fut renversé en 1989 par le coup d’État militaire de M. Al-Bachir. Aussi bien en 1964 qu’en 1985, la victoire des révolutions pacifiques avait été rendue possible par le refus de l’armée de réprimer le peuple. À la mi-avril, cela restait le cas cette année également.
Ces mouvements de masse successifs, y compris l’actuel, ont pu voir le jour grâce à des combats politiques récurrents et à l’expérience de lutte de classes de nombreux acteurs, tels que les travailleurs des chemins de fer, les agriculteurs de la Jazirah — la province agricole du Soudan centre-oriental —, l’Union des femmes soudanaises — une organisation de défense des droits civiques des femmes cofondée par la militante socialiste et féministe Fatima Ahmed Ibrahim (1928-2017) —, sans oublier un Parti communiste qui fut, de sa création, en 1946, jusqu’à la fin des années 1960, l’un des plus puissants du monde arabo-musulman, au point que son influence perdure même s’il ne joue plus qu’un rôle marginal. S’y ajoute une intelligentsia nationale éclairée, comme le montre le rôle de premier plan joué au cours des derniers mois par l’APS.
Dans l’hypothèse où la contestation populaire triompherait, il est certain que les nouvelles autorités devraient construire un compromis historique entre les partis traditionnels, les confréries religieuses et les segments progressistes modernes de la société. En interne, la conjoncture semble favorable, même si des incertitudes demeurent quant à la position définitive de l’armée. Mais, à l’étranger, de nombreux pays arabes, dont les monarchies du Golfe, verraient d’un mauvais œil le développement d’une vraie démocratie au Soudan, par crainte de ses effets déstabilisateurs sur leurs propres sociétés. Les réactions des diplomaties occidentales et des Nations unies ont été très prudentes. Aucune, pour l’heure, ne reconnaît l’ALC comme la représentante légitime des forces populaires. Cela vaut également pour la Russie et la Chine, qui entretenaient de bonnes relations avec le régime de M. Al-Bachir. Au Soudan, l’élan révolutionnaire ne peut compter que sur lui-même.
Giovanna Lelli
(1) Cf. le texte et la liste des signataires de la DLC sur le site de l’Association des professionnels soudanais.
(2) Lire Alain Gresh, « Le Soudan après la dictature », Le Monde diplomatique, octobre 1985.
(3) Cf. Robert O. Collins, A History of Modern Sudan, Cambridge University Press, 2008.
(4) Enquête nationale sur l’emploi, 2011, citée dans « Profils de pays », 2017, Commission économique pour l’Afrique des Nations unies.
(5) Lire Jean-Baptiste Gallopin, « Amer divorce des deux Soudans », Le Monde diplomatique, juin 2012. Cf. aussi Michel Raimbaud, Le Soudan dans tous ses États. L’espace soudanais à l’épreuve du temps, Karthala, coll. « Hommes et sociétés », Paris, 2012.