Gwenaelle Lenoir, article publié dans Médiapart
Khartoum (Soudan) – La civière avance à toute allure dans la cour de l’hôpital Royal Care. L’homme allongé dessus est jeune, très jeune. Il ballote un peu. Pas un gémissement. Juste un trou rond et net au niveau du ventre, d’où s’écoule un sang très rouge.
Derrière lui, un autre blessé, lui aussi amené là par une voiture particulière, lui aussi touché par une balle.
« Nous n’avons que ça, aujourd’hui, des blessures par balle réelle », lâche un médecin. Un mort, dix-neuf blessés, dont cinq en état critique. C’est le bilan de la « Marche du million » dans cet établissement privé du quartier de Buri, à Khartoum. Le total, selon le Comité central des médecins, s’élève à sept morts et cent vingt-deux blessés à Khartoum.
Faute d’internet, coupé depuis le 25 octobre, il était impossible, dimanche 14 novembre, d’obtenir le bilan des manifestations qui se sont déroulées dans huit autres villes dans tout le pays.
Pour les opposants au coup d’État du 25 octobre dernier mené par le général Abdel Fattah al-Bourhan, cette journée a un goût amer. Ils n’ont pas réussi à réitérer l’exploit du 30 octobre avec les cortèges immenses sur les grandes avenues de la capitale et dans vingt-cinq villes de province.
La junte était bien décidée à empêcher la prise d’images de forte mobilisation qui avaient alors circulé sur les réseaux sociaux malgré la coupure d’internet. Les « comités de résistance », fer de lance de la résistance au coup d’État, avaient tout prévu : des caméras GoPro disséminées sur toute l’avenue de l’Afrique, point de convergence des cortèges de toute la capitale, des lieux de diffusion avec internet filaire. Ils n’ont pu filmer que les attaques des forces armées contre les manifestants.
Traditionnellement, les marches, dites « du million » depuis la révolution de 2019, sont désormais organisées quartier par quartier par les « comités de résistance ». De petits cortèges se mettent ainsi en branle et se rejoignent, formant une seule et même manifestation, énorme.
Ce 13 novembre, les différents rassemblements organisés dans les quartiers n’ont pas pu faire la jonction, attaqués sitôt formés par les forces de police, l’armée et, selon les témoins, les forces paramilitaires de la Force de soutien rapide (FSR), les anciens janjawid responsables de massacres au Darfour.
Au jeu du chat et de la souris, ce sont les balles réelles des forces armées qui ont gagné.
Les militaires ont tiré les leçons
« On n’est pas étonné, on savait que ça allait être très difficile, aujourd’hui », souffle Jawad, d’un comité de résistance de Khartoum Centre, au terme de la journée. Il a été de l’organisation de la révolution contre Omar al-Bachir dès décembre 2018 et a repris du service après le coup d’État du 25 octobre : « C’est encore plus difficile maintenant, car les forces contre nous sont plus nombreuses. En 2019, nous étions pourchassés par le NISS [Service national de renseignement et de sécurité – ndlr], les renseignements militaires et FSR. Aujourd’hui, tu rajoutes l’armée et une milice du Darfour. Ça commence à faire beaucoup. »
Son camarade Hassan ajoute : « Et puis les militaires ont tiré les leçons de la révolution. Ils savent comment nous agissons et ils prennent les mesures en conséquence. »
Plus tôt dans la journée, avant même le début des mobilisations du jour, devant les grilles de l’hôpital Royal Care, Salman, un médecin, confirmait : « La répression est plus violente qu’en 2019. Entre le 25 octobre et le 2 novembre, nous avons reçu quatre-vingt-six blessés et quatre morts, tous par balle sauf un. Deux d’entre eux, des homme jeunes, ont été victimes d’exécution sommaire : une balle dans la tête presque à bout touchant, et un troisième a été percuté par un véhicule de l’armée après une véritable chasse à l’homme. Ils l’ont pourchassé, coincé contre un mur, et écrasé. Il y a des viols, et des gens tabassés. »
La junte montre qu’elle n’a nullement l’intention de lâcher. Tôt le matin de ce 13 novembre, tous les ponts reliant Khartoum et ses villes jumelles d’Oumdorman et de Bahri ont été fermés par des blindés. Les grands axes, notamment l’avenue de l’Afrique, ont été bloqués par des pick-up armés de mitrailleuses légères et des barrages de barbelés coupants. Un hélicoptère de la police survolait la ville.
De leur côté, pour empêcher, ou au moins ralentir, la circulation des forces armées, les protestataires ont coupé les avenues dans chaque quartier par de petites barricades de briques, troncs d’arbre et gravats. Derrière ces fragiles protections se sont formés un peu partout des rassemblements de quelques dizaines, ou centaines, de personnes selon les endroits. Certains ont réussi à converger, mais jamais pour très longtemps, vite dispersés à coups de grenades lacrymogènes, grenades assourdissantes et surtout par des tirs de balles réelles.
Sur le bitume, au milieu des drapeaux soudanais, la détermination des protestataires est intacte. Hommes, femmes, enfants, jeunes, vieux, adolescents, les foules sont bigarrées. Certaines femmes sont maquillées et portent le pantalon, qui leur était interdit sous le régime d’Omar al-Bachir, d’autres ont le visage enserré dans un foulard, d’autres encore, les plus âgées, ont le corps enroulé dans un tob, voile léger et coloré. On voit même, ici ou là, des femmes portant le niqab, voile intégral, marque des islamistes, pourtant alliés des militaires.
Chez les hommes, la tenue va du jean slim à la gallabiyah, robe blanche traditionnelle, en passant par le bermuda. Des jeunes arborent des coupes de cheveux afro, ce qui, par les temps qui courent, est un manifeste politique : dans les premiers jours du coup d’État, des militaires ont rasé de force les cheveux de jeunes révolutionnaires.
Nous avons renversé al-Bachir, nous renverserons ceux-là ! – Hanane, 61 ans
À côté des slogans de la révolution de 2019 – les « Thawra » (« Révolution ») et « Madaniya » (« Le pouvoir aux civils ») –, de nouveaux mots d’ordre sont chantés à tue-tête : « Bourhan est mauvais, Bourhan est mauvais, et qui l’a mis là ?, les kaizan, les kaizan », évoquant le général auteur du coup d’État considéré comme une marionnette des profiteurs de l’ancien régime ; ou « le menteur [Bourhan – ndlr] veut nous gouverner, mais nous nous gouvernons nous-même ».
« Nous avons renversé Omar al-Bachir, nous renverserons ceux-là !, s’exclame Hanane, 61 ans, qui travaille dans l’aviation civile. Nous continuerons jusqu’à la libération de notre premier ministre Hamdok et de tous les prisonniers ! » À ses côtés, Jad, un employé d’une entreprise de téléphonie mobile de 42 ans, se dit « très optimiste » : « La nouvelle génération croit en la démocratie et veut la démocratie. Nous avons assez souffert comme ça : notre système éducatif est épouvantable, nous avons été isolés du monde entier pendant des années, ça suffit, nous ne reviendrons pas en arrière ! »
Malgré les balles, le général Bourhan est moqué : « Il essaie de faire croire que ce n’est pas un coup d’État, il dit que c’est pour sauver la révolution, mais qui le croit ? Personne ! Il est ridicule, assène Inas, 33 ans, ingénieure en informatique, qui tient un panneau « le peuple est le plus fort, et tout retour en arrière impossible » écrit à la main. On s’en fiche de ses nominations, tout ce qu’il fait est illégal ».
Jeudi 11 novembre, le général Bourhan a nommé un nouveau Conseil de souveraineté. Cette présidence collégiale, créée par l’Accord constitutionnel d’août 2019, signé entre les militaires et les révolutionnaires, chargée de représenter le pays jusqu’aux élections démocratiques, était constituée à parité de généraux et de civils.
Son nouveau visage vide le Conseil de tout son sens premier : les quatre représentants des partis qui réclamaient le transfert du pouvoir aux civils ont été limogés. Comme le général al-Bourhan affirme vouloir donner la voix au peuple soudanais tout entier, il y a nommé des représentants de la « société soudanaise » : une influenceuse, par exemple, et le dirigeant du SPLM-North, un groupe armé du Sud du pays signataire de l’accord de paix avec Khartoum en octobre 2020. Celui-ci n’avait pas été consulté. Il a refusé.
« Bourhan ne sait plus quoi faire : il nomme des gens sans leur demander leur avis parce qu’il veut absolument faire croire qu’il tient les manettes. Mais beaucoup refusent. C’est le cas pour l’instant avec tous ceux qu’il a voulu nommer ministres, analyse un observateur soudanais. C’est dangereux aussi, parce qu’il ne lui reste que la répression, les arrestations et les balles. »
Les voitures du NISS sont de retour dans les rues de Khartoum, et ses agents en civil. Les vieilles méthodes également. Ce dimanche matin, le directeur de la chaîne de télé Al-Jazeera à Khartoum a été arrêté à son domicile. Une arrestation de plus.