Samar Yazbek, avec HATZFELD Jean, NOIVILLE Florence, Le Monde, 14 avril 2016
De la guerre qui ravage son pays, l’écrivaine syrienne rapporte un récit terrible. Elle ramasse les bribes d’une histoire qui raconte ce que l’on pourrait nommer la satanisation du Mal, écrit Jean Hatzfeld.
Les Portes du néant (Bawabât ard al-adâm), de Samar Yazbek, Stock, « La cosmopolite ».
Les Portes du néant, à la frontière turque, s’ouvrent une première fois sur la route qui mène à la région d’Idlib, dans le nord-ouest de la Syrie. Samar Yazbek les franchit en août 2012, en se faufilant dans un trou creusé sous des barbelés. Une voiture l’attend, qui traverse la nuit sur un fond sonore de bombardements, avec à l’intérieur Maysara et Mohammed, deux frères d’armes rebelles : ses anges gardiens.
A Saraqeb, le véhicule stoppe devant une vaste demeure envahie de familles, qui sera désormais le sweet home de Samar Yazbek où, de retour de ses chaotiques expéditions, elle retrouve une douceur complice auprès de gens un peu en vrac, notamment deux gamines, Rouha et Aala, dont elle écrit, une nuit de frappes aériennes : « Une nouvelle famille se joignit à nous dans l’abri. Aala, qui insistait toujours pour raconter une histoire chaque soir (…), me les montra du doigt : “Leur mère est de notre côté, mais le père soutient Bachar. (…) Mais ça fait rien. Elles doivent se cacher ici avec nous pour ne pas mourir.” Ma petite Schéhérazade avait les plus beaux yeux noirs que j’ai jamais vus. (…) Elle observait attentivement le monde autour d’elle mais paraissait toujours plus fragile chaque fois que nous descendions dans l’abri. Elle s’occupait de sa petite sœur Tala qui souffrait d’un déséquilibre hormonal causé par la peur et l’angoisse. (…) Peu de temps avant que les frappes ne s’interrompent, elle saisit le morceau d’obus que tenait Tala en lui disant d’un ton calme : “Ça, ce n’est pas pour les enfants.”Elle avait à peine 7 ans. »
Pas de néant à l’horizon, mais une guerre, soudaine, contre Bachar Al-Assad, que les rebelles mènent à la kalachnikov tandis que l’armée attaque du ciel en hélicoptère. Samar Yazbek la rejoint pour vivre l’après-Bachar : aider les femmes à monter des ateliers, distribuer des journaux, discuter à longueur de nuits, écrire.
Espoir d’une Syrie libre
Samar Yazbek est née dans une grande famille alaouite, à Lattaquié, dans la Syrie d’Hafez Al-Assad, le chef alaouite. Elle a vécu une enfance insouciante sur les bords de l’Euphrate. Caractère trempé, elle quitte les siens à 16 ans pour Damas, pour se vouer à la littérature. Aussi, naturellement, chaque vendredi du printemps 2011, elle a marché dans la foule pacifiste, qui après celle de Tunis, du Caire, a célébré les révolutions arabes. Elle a publié des articles sur le vent de la liberté, dénoncé les violences de la répression. Les policiers l’ont tabassée en prison. Sous la menace des moukhabarat [services de renseignements], elle s’est réfugiée à Paris.
L’espoir d’une Syrie libre l’attire donc dans les bras de la guerre un an plus tard. Elle écrit un hymne à la dignité des Syriens, note les graffitis des murs : « O Temps que tu es traître ! » Elle accompagne les combattants en expédition. Puis la guerre sombre dans un chaos radical qui imprègne son écriture.
Février 2013, deuxième porte : cette fois, Samar franchit la frontière à travers un village bédouin. Elle décrit magnifiquement les zones frontalières. Elle repart dans les villages. Les barils de poudre jetés d’hélicoptères remplacent les obus, les cadavres sentent fort sous les décombres. Les gamines Aala et Rouha sont parties. L’auteure observe les nouveaux visages : « Une fille de 16 ans était assise à l’entrée, coiffée d’un hijab. Elle était amputée des deux jambes, l’une coupée à la cuisse, l’autre au genou. Son regard était serein cependant. Elle me dit qu’elle apprenait à dessiner à ses frères et à ses sœurs, mais qu’elle manquait de matériel. (…) Après nous avoir regardés descendre vers le caveau où vivaient les siens, la tête penchée, elle continua à tracer des lignes dans la terre humide. »
Atrocité
Le temps presse terriblement. Samar Yazbek choisit un style qu’elle veut efficace, parfois rude. Elle rapporte ainsi les mots d’un déserteur de l’armée : « On entre dans un appartement et on casse tout sous les ordres de l’officier qui vocifère et jure. Il décrète qu’on doit violer une fille. La famille s’est réfugiée dans la chambre à côté. Il nous passe en revue le doigt pointé avant de s’arrêter sur mon ami Mohammed. Il lui donne une tape dans le dos (…). Mohammed tombe à genoux,baise les godasses du type : “Pitié, commandant ! Ya sidi ! Je ne peux pas.S’il vous plaît.” (…) L’officier lui a saisi les couilles en criant : “Tu veux que je t’apprenne comment faire ?” Alors mon ami s’est redressé et s’est rué sur lui, et c’était un costaud, je vous le jure. (…) L’officier a tiré sur Mohammed, il l’a tué. Vous voulez savoir où il a visé ? »
Samar Yazbek s’impose sur scène : « Je poussai un hurlement en croyant avoir touché une main douce et délicate sous les débris. Mon cri me trahit. (…) Un garçon de vingt ans à peine qui portait au front un bandeau noir sur lequel était écrit “Il n’y a de Dieu qu’Allah !” s’exclama : “Eloignez cette femme ! Sa place n’est pas avec les hommes. Dieu nous pardonne !” Je lui aurais obéi si je n’avais pas su qu’il n’était pas syrien. Je le défiai du regard. C’était l’un des combattants étrangers de Daech. Je ne reculai pas d’un pouce comme il s’avançait vers moi. Au même instant, la voiture de mes amis s’arrêta devant nous (… ). »
L’écrivaine défie le lecteur ; à travers lui, elle maltraite la communauté internationale. Les brigades de combattants se multiplient ; Ahrar Al-Sham, Jabhat Al-Nosra, Daech. Le lecteur souffre par moments, il perd un peu le fil sous l’emphase, sans oser le lâcher. Peut-être pressent-il que ce vocabulaire de l’atrocité, qui martèle à l’excès les pages comme les bombes au dehors, le prépare au passage d’une dernière porte.
Eté 2013, revenue à Paris, on imagine Samar Yazbek à sa table, écrivant ses mois de guerre, le désespoir d’un pays perdu, le déracinement. Mais elle repart là-bas, à « la frontière où m’attendaient Abdallah et son frère Ali, qui venait de perdre un œil à cause d’une balle. (…) Chaque fois que je les quittais, j’avais le sentiment que je ne les reverrais plus, puis je revenais, et là, c’était comme si j’allais passer le reste de ma vie avec eux. » L’adrénaline a-t-elle « accroché » la romancière ? Non. Elle ne se prend pas non plus pour la nouvelle égérie du grand reportage, ni pour Justine de Sade, ou Jeanne d’Arc.
Une petite voix intérieure
Dans la Syrie en guerre, les journalistes ne voyagent plus comme au Liban ou en Bosnie. Leur tête, mise à prix, repose sur un cou fragile. Ils arpentent la frontière, parfois s’aventurent en de rapides incursions. Les réseaux sociaux pervertissent l’information qu’ils ne ramènent plus. En Syrie, les villes sont écrasées, les champs dévastés ; la guerre détraque les esprits. Elle dérobe la révolution.
Alors, Samar Yazbek fonce en voiture se colleter aux rafales, à la sueur de la peur, dont elle se protège en théâtralisant le chaos. « Je m’assis au pied du cyprès. “Comment vais-je pouvoir écrire toute cette dévastation ?” marmonnai-je alors que l’odeur était insoutenable. Un jeune homme derrière moi m’avait entendue, il se pencha et me dit d’une voix douce : “Madame, je vous assure que vous n’avez pas besoin de voir ces horreurs. Venez, rentrons.” »
Elle recommence à interroger les combattants – une centaine, dit-elle – avec une mystérieuse patience, entre autres pour entendre ce qu’une petite voix intérieure lui souffle ; pour qu’elle, l’alaouite, entende des lèvres d’un ancien rebelle laïque : « Il faut que vous disiez au monde entier que nous sommes en train de mourir seuls. Que les alaouites nous ont tués et que le jour viendra où ils seront tués à leur tour (…), ces chiites mécréants et leurs putains de femmes. »
Elle recueille les déchets d’illusions, croise des « humains errant dans les entrailles de la terre », ramasse les bribes d’une histoire qui ne raconte plus le Bien contre le Mal, mais ce que l’on pourrait nommer la satanisation du Mal. Samar Yazbek se remet en jeu pour qu’au moins le récit de sa guerre résiste à la dislocation. Il en sort formidable.