JEAN-PIERRE PERRIN, médiapart, 6 janvier 2020
Le matin du 24 décembre, le Bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU (OCHOA) avertit les ONG présentes dans la zone d’Idlib – la dernière province syrienne tenue par la rébellion – que Moscou et le régime de Damas ont accepté une « pause » humanitaire pour permettre à la population de fuir le sud de l’enclave et gagner la partie nord, frontalière de la Turquie. Le bombardement sans répit depuis quatre jours de l’autoroute M-5 est donc suspendu jusqu’à 18 heures. Le mail onusien demande aux ONG « de faire circuler l’information aussi largement que possible pour permettre au plus grand nombre de gens de profiter de cette ouverture ».
Des dizaines de milliers de civils, ceux qui ont une voiture, un camion, un tracteur ou une moto ainsi que de l’essence, se précipitent aussitôt sur la M-5 pour gagner le nord de la poche rebelle. Mais trois heures plus tard, les avions sont de retour au-dessus de l’autoroute. Ils la ciblent avec des missiles et à la mitrailleuse lourde. Un carnage.
Toute honte bue, l’OCHOA n’a présenté aucune excuse, ni dénoncé la violation de la « pause » par Damas et Moscou, ni demandé une enquête sur ce qui apparaît comme un nouveau crime de guerre. Comme si le mail, signé pourtant par Annette Hearns, vice-responsable de l’OCHOA pour la frontière turco-syrienne, n’avait jamais existé.
L’ONU sait pourtant à quoi s’attendre : chaque fois qu’elle a transmis les données GPS d’un centre médical ou d’une clinique à l’état-major russe, le site a été ensuite attaqué. Cela s’est produit notamment à Al-Shannan, Kafr-Nabel, Kasanfra…
L’autoroute M-5 est l’un des principaux axes stratégiques de la Syrie. Elle relie ses principales villes, Damas, Homs, Hama, Alep, mais réunit aussi Amman, en Jordanie, à Gaziantep, en Turquie. D’où la nécessité pour le régime syrien d’avoir cette longue artère entièrement sous son contrôle. Elle est donc l’un des enjeux de la bataille d’Idlib.
Cette province s’étend sur 25 000 km2 et abrite une population d’environ 3 millions et demi d’habitants, dont environ 400 000 ont déjà fui les régions reconquises par l’armée syrienne. Elle a pour « parrain » la Turquie, qui approvisionne les combattants en armes et munitions. Pour contrôler le segment de la route qui lui échappe, l’armée syrienne doit s’emparer de Ma’arat al-Nu’man, un grand carrefour commercial, qui fut un des centres du soulèvement syrien, les combattants de cette ville s’opposant aux forces du régime mais aussi aux djihadistes.
Aujourd’hui, la vieille cité de 80 000 habitants, qui abrite un des plus beaux musées de mosaïques du Proche-Orient dont nul ne sait ce qu’il est devenu, s’est vidée de sa population. Des vidéos nous montrent une ville fantôme mais toujours écrasée par les bombardements aériens russes, les barils de 100 kg de TNT largués par les hélicoptères et les obus de l’artillerie de Bachar al-Assad. Même son grand hôpital ne fonctionne plus. Lui aussi a été attaqué à plusieurs reprises par les chasseurs-bombardiers russes.
La ville pourrait dès lors tomber prochainement aux mains des forces syriennes, qui sont à présent à quelques kilomètres. À moins que les rebelles ne décident de la défendre à n’importe quel prix, ce qui rendrait son siège difficile du fait de la concentration d’immeubles disposant de caves.
Dernière grande enclave insoumise dans le nord-ouest de la Syrie, Idlib a plusieurs fois bénéficié de trêves. Négocié en septembre 2018 entre Ankara, parrain des groupes rebelles, et Moscou, principal soutien (avec Téhéran) de Bachar al-Assad, le dernier accord prévoyait aussi des mesures de « désescalade » et la mise en place d’une douzaine de postes de contrôle de l’armée turque dans cette région. En échange de ce cessez-le-feu, le président Recep Tayyip Erdogan s’était engagé à démanteler les groupes djihadistes d’Idlib. Mais s’étant bien gardé de préciser combien de temps lui serait nécessaire, il n’a rien entrepris en ce sens.
Dès mai 2019, les bombardements de l’aviation russe et de l’artillerie syrienne ont repris contre la poche rebelle et se sont intensifiés à partir du mois d’août pour préparer l’offensive terrestre. Celle-ci a finalement commencé le 16 décembre. Cependant, elle ne constitue sans doute pas l’offensive finale contre Idlib mais cherche plutôt à couper l’enclave en deux.
« L’armée de Bachar al-Assad n’a plus les capacités de mener à bien une offensive totale. Celle-ci vise davantage à redessiner les lignes de front. Ce qu’elle essaye de faire, c’est récupérer le contrôle de la route qui va à Ma’arat al-Nu’man, prendre le sud de la province, dégager la grande ville d’Alep, sécuriser le littoral alaouite et la base aérienne russe de Hmeimim, près de Lattaquié, cible de plusieurs attaques de drones depuis la poche rebelle, et procéder à un nettoyage ethnique pour redéfinir la géographie de la région », explique Firas Kontar, chercheur franco-syrien qui travaille notamment sur les droits de l’homme.
« L’armée syrienne, ajoute-t-il, ne peut plus se battre sur deux fronts. Or, le reste de la Syrie n’est pas complètement pacifié. Dans la région de Deraa, par exemple, on voit chaque semaine de nouveaux troubles. Les rebelles ne contrôlent plus les villes mais ils sont passés à la guérilla. »
« L’offensive de Bachar al-Assad, renchérit Michel Duclos, ancien ambassadeur de France à Damas et auteur de La Longue Nuit syrienne (éditions de l’Observatoire, 2019), est mue par un ressort de nature idéologique : il s’agit pour lui de montrer à sa base qu’il s’emploie à reconquérir l’ensemble du territoire syrien. Et donner ainsi l’image que la victoire est une dynamique qui n’est pas arrêtée. Mais dans les faits, son offensive est une cote mal taillée : il s’agit essentiellement de grignoter du terrain. »
Éloigner les rebelles d’Alep est aussi une priorité pour rétablir une liaison routière directe avec Damas et permettre la reconstruction, fût-elle très hypothétique, de ce qui fut la capitale économique de la Syrie – leur présence à proximité de la ville empêchant tout retour à la normale.
Les négociations entre la Turquie et la Russie
Du côté loyaliste, participent à la bataille environ 20 000 soldats, dont la 4e division mécanisée, qui a mené à bien les sièges des principales villes syriennes soulevées, soutenus par les bombardements de l’aviation russe. Peu de forces iraniennes, en revanche. La mort du général Qassem Soleimani n’aura donc que peu d’incidence sur la bataille, même si, souligne Michel Duclos, « il tirait pas mal de manettes ».
Du côté des insurgés, on compte environ 30 000 combattants. Au moins la moitié appartiennent à la formation islamiste Hayat Tahrir al-Cham (HTC, ancien Front Al-Nosra et ex-branche d’Al-Qaïda en Syrie), qui l’a emporté dans les luttes entre factions rebelles pour le contrôle du territoire. Demeurent sur le terrain cependant des groupes islamistes non-djihadistes ou de l’ancienne Armée syrienne libre qui ont survécu aux affrontements internes.
La bataille n’est donc pas facile à gagner pour le camp gouvernemental, qui a également en face de lui deux groupes djihadistes totalement fanatisés, Hourras ad-Din et les Ouïghours du Mouvement islamique du Turkestan (MIT), forts de quelques milliers d’hommes, tous prêts au sacrifice.
La plupart des rebelles sont d’ailleurs des combattants aguerris qui se sont battus tout au long de la guerre civile syrienne et ont pu se réfugier dans la province d’Idlib à la suite d’accords passés avec l’armée syrienne au moment de la reprise des villes soulevées.
Environ 235 000 civils ont fui les bombardements dans la province d’Idlib, entre le 12 et le 25 décembre, selon l’OCHA. Photo prise le 24 décembre 2019. © Reuters
En revanche, du côté gouvernemental, les troupes sont épuisées et leur renouvellement pose problème. « Assad a envoyé aussi les siens à la boucherie – environ 150 000 jeunes Alaouites ont été tués. D’où beaucoup de problèmes de recrutement. Chez les autres minorités, c’est aussi vrai. À Soueida [la « capitale » druze de la Syrie – ndlr], qui est ma ville natale, ce sont des milliers de jeunes gens qui refusent actuellement d’être enrôlés », souligne Firas Kontar.
Du côté de l’allié russe, même si les bombardements aériens sont accablants pour la population, on ne sent pas de véritable détermination.
« On observe deux tendances à Moscou, explique Michel Duclos. L’une estime que la bataille d’Idlib aura un coût très élevé pour des résultats incertains. L’autre, disons les militaires russes, ont une opinion inverse. Ils ont dû faire savoir à Vladimir Poutine qu’il y avait dans l’enclave des milliers de djihadistes en provenance du Caucase et que c’était le moment d’attaquer. »
« Le président russe fait donc de l’arbitrage entre ces deux tendances, tout en prenant en compte un autre critère des plus importants : sa politique à l’égard de Recep Tayyip Erdogan », ajoute-t-il. Car, depuis le 9 août 2016, un tournant stratégique semble s’être produit lors du sommet de Saint-Pétersbourg, qui a vu le président turc sceller une sorte d’alliance avec Vladimir Poutine.
Mais leur entente ne signifie pas que le maître du Kremlin va accepter de négocier un nouveau cessez-le-feu, comme Erdogan s’efforce de l’y convaincre. Une délégation d’Ankara s’est même rendue pendant plusieurs jours en décembre dans ce but à Moscou, mais elle n’a pas été entendue.
Il est vrai que la priorité absolue du président turc n’est décidément pas Idlib, dont il s’est pourtant toujours déclaré le protecteur, mais bien la question kurde. Et la quasi-concomitance entre l’offensive de l’armée turque dans les zones kurdes de Syrie et l’offensive des forces syriennes contre Idlib laisse supposer qu’il y a eu un marchandage cynique entre les deux présidents, dont à la fois les Kurdes et les habitants de l’enclave rebelle sont les victimes.
Résultat des bombardements et de l’offensive terrestre, le sud de la province se vide de sa population, qui cherche à rejoindre le nord, déjà surpeuplé, aggravant une situation humanitaire catastrophique, alors que pluies et froid s’abattent sur la région.
Quelque 400 000 personnes auraient déjà fui, dont une partie se retrouve coincée au fond d’une nasse dans des camps de réfugiés qui n’ont parfois plus de tentes à leur donner, selon des sources humanitaires. Car la frontière turque est fermée, Erdogan arguant que son pays accueille déjà 3,6 millions de réfugiés et ne peut en recevoir davantage.
Pour ajouter de la misère à la misère, Russes et Chinois ont bloqué il y a deux semaines au Conseil de sécurité de l’ONU une résolution renouvelant le programme humanitaire transfrontalier qui permet aux civils d’Idlib depuis 2014 de recevoir une aide d’urgence, de nourriture principalement. Pour le moment, un compromis est en discussion.
Erdogan a aussi un nouveau terrain de jeu, la Libye, où il entend contrer ses rivaux saoudien, égyptien et émirati qui soutiennent le maréchal Haftar. Il avait promis d’y dépêcher des troupes, il vient d’y envoyer des centaines de djihadistes syriens recrutés dans le nord de la Syrie sous occupation turque, à Afrin principalement mais sans doute aussi à Idlib, pour se battre aux côtés des forces de Fayez al-Saraj.
« C’est un rebondissement extraordinaire, commente Michel Duclos. Erdogan s’engage dans un camp qui n’est pas celui de Moscou [qui soutient aussi le maréchal Haftar – ndlr]. » Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme, quelque 500 de ces mercenaires sont déjà à pied d’œuvre et un millier en attente de départ. Ils auraient été transportés notamment par des appareils de la compagnie Al-Ajniha, propriété d’Abdelhakim Belhaj, un célèbre djihadiste libyen résidant en Turquie.
Ankara n’a pas apporté l’ombre d’un démenti. Le Proche-Orient est ainsi devenu un gigantesque marché où l’on troque des combattants, où l’on achète et l’on vend des provinces, des pays, des peuples.