Amélie David, correspondante à Beyrouth, dans le Rojava en Syrie
Dans le Nord-est syrien, une poignée d’agriculteurs teste des semences paysannes pour retrouver une agriculture locale, autonome et adaptée à un territoire ravagé par la guerre et l’industrie pétrolière.
Abdel Kader Ismail Al-Fares arrose ses derniers semis de tomates sur sa parcelle de terre à Hazima, dans le nord-est de la Syrie. Ici, dans l’exploitation familiale, cet ingénieur agricole a mis en terre de nouvelles graines, paysannes et locales, conservées dans une des banques mondiales de graines en Allemagne, et remises en terre par l’association libanaise Buzuruna Juzuruna (nos graines nos racines). Cette association a pour objectif de semer les graines d’une agriculture biologique et durable. Elle a aussi créé sa propre banque de semences paysannes. Aujourd’hui, elle distribue ces graines à travers le Liban et la Syrie. « Les graines que nous avions jusqu’ici, la plupart venaient de Turquie et étaient mauvaises, elles ne donnaient presque rien et il fallait en racheter année après année. Maintenant, nous avons ces graines de l’association qui ont été testées au Liban et que nous testons ici », décrit le spécialiste de l’agriculture, en pointant du doigt son carré de semences.

Abdel Kader Ismail Al-Fares a tout documenté : la provenance, la date de plantation, le type… Objectif : trouver celles qui seront le plus adaptées au contexte local. Les plants seront ensuite distribués à d’autres agriculteurs qui veulent opter pour un modèle agricole alternatif et indépendant des groupes semenciers. « Nous allons commencer le processus de multiplication. Quand les graines sont bonnes, nous les sélectionnons, nous les faisons germer, nous extrayons les graines, nous donnons un nom et nous les préservons. Ensuite, nous en distribuons une partie autour de nous pour avoir un réseau », continue le propriétaire de l’exploitation.
Pour ce dernier, c’est aussi un moyen de s’adapter au changement climatique qui vient s’ajouter aux maux de cette terre, déjà soumise aux ravages de près de 15 ans de guerre civile et de plus de 50 ans de politiques agricoles de la dictature des Al-Assad. « Cette année, il y a eu beaucoup de sécheresse, donc un projet comme celui-ci, à petite échelle et avec ces graines locales, permet de ne pas gâcher d’eau et de ne pas utiliser trop d’engrais sur la plantation », explique l’ingénieur. La région a en effet été lourdement affectée par l’intensification de l’industrie pétrolière (aussi utiliser par l’État islamique Daech présent dans la région entre 2013 et 2017), notamment depuis la guerre. Les nappes phréatiques sont polluées, les terres souillées.
Dépolluer et replanter

En allant vers l’ouest, la route se poursuit à travers les vastes plaines arides. À quelques kilomètres de la ferme de Abdel Kader se trouve la terre de Mahmoud Ahmad al-Jasam. Elle aussi a été ravagée par la pollution de l’industrie pétrolière. L’agriculteur, enseignant de formation, se désole devant une de ses parcelles où plus rien ne pousse. L’agriculture tente de redonner vie à ses plus de 120 hectares de cultures, sur lesquels il compte pour nourrir sa famille.

« La terre est presque inutilisable, en raison des produits qui y ont été déversés et des substances qui y restent. Celles qui viennent de la raffinerie de pétrole qui y a été implantée en 2014 par des trafiquants venus de l’ouest, quand Daech occupait la région », explique l’agriculteur. Juste à côté, le blé est vert. La vie semble avoir repris ses droits. Cette parcelle de terre permet de savoir ce qui fonctionne ou non pour réhabiliter la terre. Il affirme qu’une partie de son domaine a été confisqué pour l’extraction de pétrole, quand la région était occupée par Daech. Plus de 10 ans plus tard, l’agriculteur doit en gérer les conséquences et essaie de dépolluer ses hectares, de la manière plus naturelle possible, avec l’aide d’Abdel Kader Ismail Al-Fares.

Ce dernier lui fournira aussi des graines, dès qu’elles seront prêtes. D’abord pour son jardin familial, afin de commencer sur de petites parcelles et voir ce qui peut pousser, ou non. Les deux hommes veulent semer l’idée qu’une autre agriculture est possible, même après des années de guerre, de pollution et de politiques agricoles qui ont détruit une partie de l’environnement. Mahmoud Ahmad al-Jasam veut y croire, ou du moins essayer. L’ancien enseignant de physique-chimie a perdu beaucoup à la suite du conflit, mais sans jamais quitter sa terre. Pour lui, l’agriculture est bien plus qu’une occupation : « Nous travaillons et nous perdons de l’argent. Mais je le fais pour mes enfants, pour mon pays en général… »