Migrations, un horizon qui se dérobe · En mars 2019, la guerre syrienne achevait sa huitième année. Fin 2017, on recensait 6,2 millions de Syriens sur un total de 18,5 millions d’habitants ayant subi des transferts forcés à l’intérieur du pays. Si une partie d’entre eux sont retournés chez eux, 5 millions d’autres sont toujours exilés dans les pays voisins.
Kamal Shaheen Orient 21, 29 avril 2019
L’explosion de 2011 en Syrie ne s’explique pas uniquement par le fait que les Syriens étaient exclus de la décision politique ; elle est aussi l’expression des frustrations accumulées au fil des décennies face à un système marqué par les abus, la corruption et la répression. Des maux qui sont à l’origine d’une série de catastrophes dans un pays dont les atouts économiques et sociaux auraient dû permettre à ses habitants de vivre dignement.
L’émigration interne qui se poursuit sans discontinuer depuis les années 1980 illustre une faillite développementale et sociale évidente. Les autorités qui président aux destinées de la Syrie en ont simplement traité les statistiques, et n’ont mis en place aucune stratégie susceptible de parer à ses conséquences. L’utilisation incontrôlée des diverses ressources a épuisé l’environnement et les réserves du pays et provoqué une hémorragie continue des habitants. Conséquence des changements climatiques et des vagues de sécheresse qui affectent la planète — et dont la maîtrise échappait totalement aux populations locales —, on assiste à une salinisation des sols dans la région de la Djezireh, réservoir de pétrole et grenier à blé surnommé dans les années 1950 « la Californie syrienne », tandis que les ressources hydriques se sont épuisées sous l’effet du gaspillage et de la construction des barrages turcs sur l’Euphrate.
Depuis les années 1980, 300 000 personnes ont ainsi pris la direction de Damas, d’Alep et des zones de l’intérieur. Dans d’autres régions, la gestion déplorable des projets a provoqué une baisse de la contribution de l’agriculture (base de l ‘économie nationale) dans le PIB, avec une part passant de 36 % à 21 % durant la décennie 1990, un taux voisin de ceux de l’industrie et des services1.
Au début du XXIe siècle, l’orientation néolibérale en matière d’économie a conduit à la suppression du soutien aux denrées de base et à la privatisation progressive de l’enseignement, de la santé et de l’industrie, tandis que le gouvernement et l’administration se débattaient avec un taux de croissance atteignant modestement 4 %. Dans les villes, les usines et les petits ateliers ont fermé par centaines, et le taux de chômage a grimpé à 39 % en 2012, affectant principalement les jeunes de moins de 40 ans (36 % de la population). Le pays étant dans l‘incapacité de créer les milliers d’emplois nécessaires, un quart des habitants ont migré vers les faubourgs anarchiques des grandes villes, dont la population a explosé : avec 5 à 6 millions d’habitants, la capitale a alors abrité à elle seule le tiers de la population syrienne2. C’est cette accumulation de facteurs explosifs qui a déclenché le mouvement de contestation en mars 2011.
Avec la répression brutale des manifestations, le pays est rapidement devenu le théâtre d’une violente confrontation entre la population et le régime. Celui-ci a dès les premiers jours laissé partir les habitants pour pouvoir ensuite faire pression sur les pays voisins : quelque 5 000 personnes en provenance de Damas et de Homs ont ainsi afflué au Liban, et un premier camp de réfugiés a ouvert en Turquie (Antalya) au mois de mai, tandis que l’exil vers la Jordanie a commencé au mois de juillet. En décembre 2012, on comptait un demi-million de Syriens déplacés, et l’exode continue jusqu’à aujourd’hui, le rythme des départs s’étant considérablement accéléré depuis l’apparition de l’organisation de l’État islamique (OEI).
Le volcan des déplacements internes
L’exode des Syriens s’est fait par vagues brutales et successives, suivant les péripéties de la crise et la guerre. Le départ était décidé à la dernière minute, lorsqu’il n’y avait plus le choix. À la manière d’un volcan entrant en éruption, les villes, puis les campagnes, ont « craché » leurs habitants par milliers. Cela s’est produit des dizaines de fois, de nombreux déplacés se retrouvant ensuite pris au piège dans des zones difficiles d’accès.
— Au cours des premiers mois, la politique de blocus des villes destinée à asphyxier et affamer les populations et les rumeurs d’invasion imminente ont provoqué des départs massifs vers les zones environnantes qui connaissaient encore un calme relatif. Cela a été le cas fin 2012 à Jisr Al-Choughour, Deraa et Homs. Ces premiers migrants avaient le luxe de pouvoir choisir leur destination et gagner des villes qui n’étaient pas encore touchées par les destructions, et les plus aisés ont quitté le pays. Le nombre de migrants internes était alors estimé par l’ONU à environ 3 millions. En 2013, on comptait au moins 36 villes entièrement ou partiellement assiégées, dont les habitants n’attendaient que l’occasion de partir.
Yasser J. fait partie des premiers habitants à avoir quitté Jisr Al-Choughour, à 45 km d’Idlib. Ce professeur de physique de 46 ans, aujourd’hui réfugié au camp d’Antalya en Turquie raconte : « Lorsque plusieurs éléments sécuritaires [des forces du régime] ont été tués par des individus armés fin 2012, on a su que que la ville allait être prise d’assaut. Et quand la rumeur a couru que d’importantes troupes syriennes approchaient, c’était la panique et beaucoup de gens ont pris la route pour Idlib, une ville proche ».
Entre 2012 et 2013, l’opposition s’est emparée de vastes zones et, à l’hiver 2013, la crise a pris un nouveau tournant avec l’intervention de l’aviation qui a commencé à larguer des barils explosifs sur les champs de bataille. Les villes ont alors été pilonnées sans répit, les bombes tombant indifféremment sur la population et les bâtiments, surtout dans les faubourgs anarchiques où s’étaient massivement regroupés les migrants. Lors des accalmies, ceux qui en avaient la possibilité quittaient les zones urbaines et leurs environs pour se jeter par milliers sur les routes. Des centaines de civils sont tombés durant leur fuite. Selon un rapport du Réseau syrien des droits de l’homme (Syrian Network for Human Rights, SNHR), quelque 5 000 civils ont trouvé la mort en tentant de fuir les combats qui faisaient rage dans les banlieues de la capitale comme Qaboun, Barzeh, Jobar…
Trois vagues successives
À Rakka, « le premier mouvement de population a commencé lorsque la ville est tombée aux mains de ‘’l’Armée libre’’ et s’est retrouvée ensuite sous les tirs de roquettes et de missiles [du gouvernement] », raconte Mahmoud Souleïman, 56 ans, qui a trouvé refuge à Lattaquié. « Le pilonnage de l’été 2013 par le Front Al-Nosra, au moment de la chute d’Idlib, a provoqué une nouvelle vague de départs », poursuit Mahmoud, selon qui « certains habitants se sont enfuis vers le sud en direction du Damas, en passant par Sokhna et Tadmor, tandis que la majorité ont quitté les lieux à l’arrivée de l’OEI. Lorsque les forces de la coalition internationale sont intervenues contre L’OEI en 2014, puis à leur tour les Forces démocratiques syriennes (FDS) en 2015, il ne restait plus un seul endroit vivable dans la ville, qui s’est vidée peu à peu de ses dizaines de milliers d’habitants ». Selon les statistiques, la population est passée d’un million d’âmes en 2011 à 150 000 au moment de l’intervention des forces de la coalition dans les combats, et 80 % des infrastructures de la ville ont été détruites.
— Fin 2014, les opérations militaires et les combats avaient fait environ un demi-million de morts. Lorsque, sous la pression internationale, des couloirs ont été ouverts dans les villes bombardées et encerclées, les derniers civils qui étaient restés sur place sont partis. Cela a marqué le début de la seconde grande vague, intervenue entre 2014 et 2015. De nombreux habitants sont partis dans la précipitation, n’emmenant en tout et pour tout que les vêtements qu’ils portaient sur eux, laissant souvent leurs papiers… et abandonnant leur repas sur la table, comme on peut le voir sur certaines photos.
À Alep, l’opposition armée contrôlait fin 2012 environ 70 % de la ville, ainsi que la quasi-totalité de la région. D’octobre 2013 jusqu’à la fin de 2016, la ville a été soumise à d’intenses pilonnages aériens et à un déluge de barils explosifs, et de nombreux quartiers densément peuplés (Massaken Hanano, Al-Sakhour, Al-Chaar, Al-Haydariyé) ont été désertés aussi bien par leurs habitants d’origine que par les réfugiés. D’autres banlieues (Karam Al-Jabal, Salaheddine, Seif Al-Dawla, Al-Amaria, Boustane Al-Kasr…), qui avaient été pendant des années des zones de contact avec les passages d’Alep Est et Ouest, se sont entièrement vidées après avoir été détruites. Environ 2 millions de personnes se sont dirigées vers les zones contrôlées par le régime à Damas et sur le littoral, tandis que d’autres, comme la plupart des 1,5 million d’habitants des environs, ont choisi de gagner la Turquie proche.
— La troisième vague a débuté en août 2015 avec l’intervention de Moscou. En faisant pilonner en continu des dizaines de sites par son aviation, la Russie a conduit des opérations d’évacuation programmées dans le cadre des réconciliations avec les zones assiégées puis investies par les forces du régime. Selon l’ONG syrienne Assistance Coordination Unit (ACU), plus de 70 000 personnes ont été transférées de la Ghouta orientale, du Qalamoun et de Yarmouk (environs de Damas) à bord des bus verts du gouvernement syrien, qui font désormais partie du paysage de l’émigration syrienne, en passant par les couloirs de Kalaat Al-Madik et Al-Bab. À l’issue de ces opérations organisées avec le concours de l’ONU et de la société civile, une grande partie des déplacés ont été installés à Afrine, et d’autres dans le camp de Deir Al-Ballout sous la supervision de l’agence turque AFAD.
Le même scenario s’est répété dans les zones rurales de Homs et Deraa, où 40 000 personnes (des éléments armés et leurs familles) ont été emmenées vers les régions du nord avec l’accord de la Turquie, et dispersées ensuite dans des dizaines de sites : les camps de Zoghara pour les premiers venus de Homs et, pour ceux qui arrivaient de Deir Ez-Zor, Hama et Alep, une vingtaine de campements de fortune tels que Al-Mayadine et Aïn Al-Saada, où sont concentrées plus de 200 000 personnes.
D’autre part, les offensives de l’opposition armée dans l’arrière-pays de Lattaquié ont provoqué des départs massifs vers les villes côtières, et les conflits entre les factions elles-mêmes dans leurs zones de contrôle ont conduit à un nouvel exode entre villes et villages du nord. Les localités de Maarat Al-Nouman et Al-Dana ont ainsi vu arriver quelque 50 000 personnes qui fuyaient les hostilités dans les villes du nord et se sont installées dans le camp de Jisr Al-Choughour.
La fuite vers les pays voisins
Dès le début, il a été évident que ce calvaire n’était pas près de prendre fin. Alors que la situation économique et sécuritaire et la qualité des services se dégradaient, la société civile devait se débrouiller seule pour venir en aide aux déplacés, les autorités se montrant indifférentes à la tragédie qui se déroulait sous leurs yeux. Une majorité de Syriens ont donc cherché à quitter le pays coûte que coûte.
En janvier 2012, environ un demi-million d’individus ont émigré de différentes régions, principalement de Homs, Idlib et des environs de Damas, proches des frontières internationales. Ils ont gagné les pays limitrophes en empruntant divers moyens, dont certains légaux, mais la plupart d’entre eux ont eu recours aux anciennes filières d’émigration. Certains ont parcouru des dizaines de kilomètres à pied pour fuir les bombardements et échapper à la mort. « Après la chute d’Al-Qassir et les arrestations qui ont suivi, je suis parti pour Al-Nabek, d’où j’ai gagné Yabroud puis le Liban en passant par la montagne. Cela m’a pris environ une semaine », témoigne Ahmed Qassir, un jeune originaire d’Al-Qassir actuellement installé au Liban.
Début 2014, la moitié de la ville de Homs — surnommée depuis la Dresde syrienne — a été réduite en cendres. Une grande partie de la population des quartiers de Baba Amr, Al-Khalidiya, Al-Qoussour et Jourat Al-Chayah, transformés en champs de ruines par les violents affrontements, a fui en direction des environs, où les combats ont aussi duré plusieurs mois. Les gens se sont rués en nombre vers la proche bourgade de Wadi Khaled pour rejoindre le nord et la Bekaa, où sont apparus les plus grands regroupements de réfugiés syriens (environ 250 000). Au même moment, des dizaines de milliers de personnes quittaient le Qalamoun pour gagner le Liban, devenu la seule destination possible : une partie d’entre elles vivent aujourd’hui dans des camps de montagne proches des frontières (à Ersal, notamment), dans des conditions catastrophiques. On compte aujourd’hui environ un million de Syriens au Liban, dont plus de la moitié sont des réfugiés de date récente.
Les habitants des zones frontalières liés par des relations tribales ou familiales avec les États voisins ne sont pas les seuls à avoir gagné ces pays. Sous l’effet de l’intensité des combats et des risques d’arrestation aux barrages routiers (pas moins de 9 entre Al-Souaida et Damas), une bonne partie de la population de Douma, Darya et Deraa-ville a rapidement pris la direction de la Jordanie, où l’on comptait en 2012 environ 320 000 exilés. Ceux qui ont été refoulés après 2013 sont restés bloqués dans le camp de Zaatari, qui abrite actuellement plus de 150 000 personnes. Aujourd’hui, la Jordanie accueille au total 625 000 réfugiés, dont une partie sont installés dans plusieurs camps, tandis que des milliers d’autres vivent à Rokbane. En raison de sa proximité d’Al-Tanf (sud-est de la Syrie) où stationnent des troupes américaines, ce camp frontalier est aujourd’hui soumis à un véritable siège, victime des tensions politiques entre le régime, la Jordanie, la Russie et les États-Unis, et les denrées alimentaires n’y entrent plus.
Si une petite partie des habitants de la région d’Al-Soueida a émigré à cause de la crise, « l’enrôlement des jeunes dans l’armée et le service de réserve est venu accélérer les départs pour Erbil, le Liban et les États-Unis », assure le journaliste Ahd Mourad, lui-même originaire d’Al-Soueida. « Pour des raisons de proximité géographique et tribale, les gens de Deraa ont préféré pour leur part se rendre en Jordanie », explique notre interlocuteur, qui ajoute : « Pour une partie de ceux-là, notamment les citadins, il existe des opportunités de travail. Mais du fait de l’étroitesse du marché et de la législation locale qui interdit d’employer des Syriens, les ruraux sont quant à eux restés dans les camps, où ils vivent des aides, ou bien se sont installés en ville dans les quartiers informels. Pour la plupart des jeunes, la Jordanie -tout comme le Liban- n’est en fait qu’une étape vers la Turquie puis vers l’Europe ».
Au nord, Ankara a accueilli pour sa part les nombreux réfugiés venus des zones frontalières qui fuyaient les violents affrontements entre forces du régime et OEI, mais aussi les conflits entre les factions de l’opposition elles-mêmes. En 2018, on recensait 3,2 millions de personnes dispersées dans les camps de Atmeh, Antalya, Adana et Gaziantep, soit 10 % du total des Syriens — beaucoup d’exilés sont en effet dispersés dans d’autres régions de Turquie. Enfin, selon certaines estimations, l’Égypte abriterait un demi-million d’émigrés : issus des classes aisées, ils ont ouvert en plusieurs endroits des usines de textile, des magasins d’alimentation et des industries de service et contribuent ainsi de façon importante à la vitalité de l’économie égyptienne.
Les circuits forcés de l’émigration
En quittant leurs villes, les migrants n’avaient devant eux qu’un choix restreint : en se rendant dans les zones tenues par le régime, ils risquaient en effet d’être arrêtés ou, pour les plus jeunes, enrôlés dans l’armée, alors qu’une grande partie refusait de prendre part à la guerre. Leur choix s’est donc porté en premier lieu sur les zones tenues par l’opposition, au nord et au sud, et c’est ensuite qu’ils ont songé à quitter le pays. Dans bien des cas, et surtout après l’intervention de l’Iran dans le massacre syrien, les réfugiés ont été poussés à rejoindre certaines zones ou empêchés de se rendre dans certains endroits, selon l’attitude du régime envers leur localité d’origine. Ceux qui venaient des villes où se déroulaient des manifestations ont ainsi été contraints — ou ont choisi, autant qu’il leur était possible — de s’exiler dans les zones tenues par l’opposition ou bien à l’étranger.
Ainsi, dans la région de Damas, les migrants de Daraya, Douma, Nachabiya, Masraba et Zabadani n’ont pas réussi à rejoindre la capitale car aux yeux du régime, ils lui étaient hostiles. Ils ont alors massivement choisi d’aller vers le sud, à Deraa ou au Liban, ou de vivre dans des camps provisoires ou des centres d’hébergement strictement contrôlés par le régime. Al-Sayyed Abou Adnane, un habitant de Masraba qui, au début des combats avec l’opposition armée en 2014, avait tenté d’entrer à Damas avec sa famille, affirme avoir été refoulé par les forces gouvernementales qui encerclaient la ville. Suite à des médiations, il a fini par rejoindre Lattaquié3
« Les Alépins, en revanche, étaient les bienvenus dans les zones côtières loyalistes dans la mesure où ils étaient considérés comme des partisans du régime. Contrairement à Idlib, Alep est en effet restée relativement calme durant les deux années qui ont suivi le déclenchement des manifestations », explique le chercheur Ratib Chaabou à As-Safir Al-Arabi. Après la chute d’Idlib à l’été 2013, le régime a envoyé la population supposée légitimiste à Hama mais lui a interdit l’accès à la zone littorale, sa loyauté n’étant pas certaine à ses yeux.
Lors d’un exode massif, les habitants de Rakka sont partis en direction du nord, qui restait la seule voie sûre et accessible. Le journaliste Khalil Hamalou, lui-même originaire de Rakka, retrace ainsi leur parcours : « Les gens ont pris la route vers Manbij en passant par Maskana, qui se trouve à une centaine de kilomètres, puis par Jarablus et Azaz dans les alentours d’Alep, et de là ils ont gagné Afrine au nord. Le nombre d’habitants à Afrine est alors passé à un demi-million, et la ville est devenue une étape vers les zones sûres d‘Alep, de Damas et du littoral pour ceux qui voulaient rejoindre les zones contrôlées par le gouvernement, tandis que ceux qui voulaient gagner la Turquie n’avaient qu’à traverser la frontière ».
La géographie a joué un rôle certain dans le choix qu’ont fait les habitants de Rakka de partir vers le nord, du fait de l’absence des troupes du régime à ses principales issues. Soumise à des bombardements aériens permanents, la route de l’ouest jusqu’à Salamiyé (près de Hama) — où la plupart des Bédouins ont rejoint les forces islamiques armées — était d’autant plus dangereuse qu’au barrage de Salamiyé installé par les milices gouvernementales de la « défense nationale », les migrants étaient enlevés par centaines et violemment rackettés ou tués. Quant à la voie de l’est, elle est devenue plus difficile après l’apparition de l’OEI.
Refoulés par les autorités irakiennes comme par les FDS à Hassaké — à moins de disposer de garants kurdes —, les habitants de Deir Ez-Zor se sont pour leur part dirigés essentiellement vers Rakka et Alep. Environ 200 000 personnes sont toujours bloquées dans neuf camps contrôlés par ces mêmes FDS, qui les empêchent d’en sortir en confisquant leurs papiers.
Trois millions de réfugiés en Turquie
De très nombreux Syriens ont aussi fait le choix de la Turquie (où ils étaient 3,2 millions fin 2018) parce qu’elle propose un modèle social qui n’est pas celui d’un pays occidental — un élément important pour les migrants — et qu’elle constitue une étape pour ceux qui souhaitent se rendre en Europe. Les réfugiés enregistrés auprès de l’ONU sont 1,5 million.
Pour 93 % d’entre eux, ces réfugiés viennent des régions d’Alep, Idlib, Rakka, Lattaquié et Homs. Un peu moins de 3 % viennent de Damas et environs, et des zones sud en général.
La catégorie la plus représentée en Turquie est celle des moins de 40 ans : les hommes ont un niveau universitaire et étaient recherchés comme réservistes, soldats ou activistes dans l’opposition, ou bien ont saisi l’occasion de se réfugier. Quant aux femmes, 67,7 % d’entre elles ont un niveau universitaire. Tous ont choisi de rester en Turquie en attendant que la situation s’éclaircisse en Syrie ou pour avoir davantage d’opportunités de rejoindre l’Europe.
Abdallah Al-Ahmed, 25 ans, employé à Radio Rakka FM, est installé à Gaziantep : « On ne nous a pas laissé d’autre choix que de quitter le pays », soupire-t-il. « Tous les opposants sont condamnés à finir leurs jours dans les prisons du régime, qu’ils aient pris les armes ou non. Mon frère est mort sous la torture dans des locaux de la police à Rakka au début de la révolution. Mon sort personnel était lié au sien pour une grande part, et c’est pourquoi j’ai dû partir avec ma famille pour la Turquie, d’où je continue à travailler ».
Diverses raisons de partir
Le tableau précédent montre, entre les deux vagues d’émigration, un léger recul du facteur politique par rapport aux facteurs économique, sécuritaire et sanitaire. Une donnée qui s’explique par le fait que la guerre s’est étendue en 2014 à l’ensemble du territoire.
La proportion des personnes en quête de sécurité a augmenté lorsque la guerre a pris des dimensions véritablement terrifiantes, avec le recours aux armes létales et chimiques, aux barils explosifs et aux bombes. Les plus âgés, qui ont toujours connu le régime actuel, ont préféré rester pour protéger femmes et enfants, mais ont poussé en revanche les jeunes (garçons et filles) à quitter le pays, vendant terres et biens pour financer le voyage.
Bon nombre d’habitants de Rakka qui travaillaient dans l’agriculture et l’élevage, dans la fonction publique ou les services, et aussi les personnes âgées qui ont profité de la réforme agraire, estiment que l’État a fait beaucoup pour eux. Ils ont donc rejoint les zones tenues par le régime, comme Lattaquié, où est apparu le quartier de Rakkawiyé, en référence à Rakka. « J’ai passé 25 ans dans la fonction publique, je ne peux pas tout laisser tomber, ma seule source de revenus c’est le traitement que me verse l’État », déclare ce fonctionnaire de la Direction de l’élevage à Rakka, aujourd’hui installé à Lattaquié. D’autres ont choisi de gagner l’intérieur du pays pour rejoindre des gens de la même tribu.
Les premières vagues migratoires ont conduit certains Syriens jusqu’en Égypte, où ils seraient environ un demi-million. Ce sont pour la plupart des hommes d’affaires, qui ont mis sur pied dans ce pays un certain nombre de projets, notamment dans le secteur du textile ou de la restauration, et contribuent ainsi à dynamiser l’économie égyptienne. Même chose au Liban, où les capitaux syriens ont fourni une alternative appréciable aux investissements du Golfe, tandis que l’économie du Kurdistan irakien profite de la présence de 225 000 exilés, dont 90 % de Kurdes venus du nord de la Syrie.
Si de nombreux paramètres entrent en jeu dans le choix de la destination, l’élément confessionnel joue évidemment un rôle particulièrement important, puisque les sunnites représentent 95 % des déplacés. En plus de la guerre elle-même avec son cortège de violences et de destructions, des facteurs politiques, militaires et médiatiques (notamment après l’apparition de l’OEI) sont venus encourager ceux-ci à quitter « le territoire des impies » pour gagner « le territoire de l’islam », comme la Turquie sœur.
Après les sunnites, ce sont les chrétiens qui ont été les plus nombreux à partir : alors qu’ils représentaient 12 % de la population syrienne, ils sont aujourd’hui moins de 4 %. A Wadi Al-Nassara, dans la région de Homs, des villages chrétiens qui n’avaient pourtant pas été affectés par la guerre ne sont plus habités aujourd’hui que par des vieillards. Quant aux minorités alaouites, ismaéliennes et druzes, elles ont émigré en moindre nombre pour des raisons diverses, notamment parce qu’elles entretiennent bon gré mal gré des liens avec les instances sécuritaires et militaires du pouvoir, ou parce que, placées sous la protection du régime, des Russes et des Iraniens, leurs régions n’ont pas subi d’opérations militaires de grande envergure.
Le mouvement migratoire risque de se poursuivre si les régions d’Idlib et de l’est de l’Euphrate ne sont pas intégrées dans un processus de règlement pacifique. On estime déjà à 6 millions le nombre d’habitants dans ces deux régions, déplacés inclus, tandis que des dizaines de milliers de réfugiés vivent dans les camps installés en Syrie même et dans les pays voisins. Une situation qui permet à tous les protagonistes de continuer à instrumentaliser politiquement et économiquement la question des migrants, en occultant totalement l’aspect humanitaire. Ce sont donc de nouvelles tragédies qui se profilent en l’absence d’un pacte national qui permettrait de mettre un terme au drame syrien.