Dessin de Trump généré par l'Intelligence artificielle - CC0 Domaine public

Matt Karp, le 6 novembre 2024, avec avec l’autorisation de Jacobin
Traduit par Johan Wallengreen

… et tant que les démocrates n’auront pas trouvé moyen de reconquérir une tranche substantielle de l’électorat de la classe ouvrière, la relève de Donald Trump sera favorisée lors de la prochaine élection présidentielle également.

« C’est reparti. » Ce matin, alors que Donald Trump revient à la charge, fort d’une nouvelle victoire présidentielle écrasante, ces terribles mots de la série Twin Peaks de David Lynch doivent faire froid dans le dos à bien du monde. Culmination d’une campagne frénétique où tant de travers vipérins et corrosifs de la société américaine ont eu la part belle, la seconde élection de Trump arrive comme un choc. Pourtant, en tant qu’événement de l’histoire contemporaine, cet avènement n’a pas vraiment de quoi surprendre.

D’abord, et de la manière la plus prosaïque, il y a l’inflation. L’Amérique a-t-elle réellement élu un dictateur parce que les Frosted Flakes ont atteint 7,99 dollars à l’épicerie ? Relisez cette phrase et elle ne vous semblera plus aussi absurde.

Si l’on creuse la question, 2024 nous a appris une dure leçon : dans une société mondiale définie par la consommation plutôt que par la production, l’électorat abhorre les hausses de prix et est prêt à punir les directions qui sont aux commandes lorsqu’elles surviennent. Pendant cette plus grande année électorale de l’histoire moderne, avec des milliards de personnes votantes dans le monde entier, les directions en place ont subi des défaites à gauche, à droite et au centre : les conservateurs en Grande-Bretagne, Emmanuel Macron en France, le Congrès national africain en Afrique du Sud, le BJP de Narendra Modi en Inde et le kirchnerisme en Argentine à l’automne dernier. Ces jours-ci, l’inflation post-pandémique, aggravée par les guerres en Ukraine et au Moyen-Orient, a eu raison d’un autre gouvernement en place.

En Amérique, les démocrates ont été doublement pénalisés. Tout au long de la dernière décennie, la politique nationale s’est caractérisée par un chassé-croisé entre classes sociales, une vaste migration de l’électorat de la classe ouvrière qui s’est détournée du Parti démocrate concomitante à un afflux de la classe professionnelle qui a abandonné les républicains. Ces mouvements de ballet ont été déterminants en 2016, lorsque Hillary Clinton a été renversée par les mêmes prolétaires de la ceinture de rouille qui avaient élu Barack Obama. Ce phénomène s’est poursuivi, plus discrètement, mais sans être canalisé, dans les années où les démocrates ont compensé leurs pertes en récupérant davantage de votes de la classe professionnelle des banlieues, en 2018, 2020 et 2022.

La campagne de Kamala Harris a incarné ce pas de deux. Celle-ci a elle-même mené une course prudente, mais surtout compétente, se déplaçant vers la droite sur la question frontalière, comme l’électorat semblait l’exiger, atomisant Trump sur la question de l’avortement, et — au moins dans ses messages payés — courtisant l’électorat de la classe ouvrière en mettant le pain et le beurre à l’avant-plan. Mais en fin de compte, ces décisions tactiques très cadrées n’ont pas pesé lourd dans la balance par rapport à la nature altérée du Parti démocrate dans son ensemble.

Alors même qu’elle tentait d’éviter la politique identitaire toxique d’Hillary 2016, Madame Harris a été débordée par le « parti de l’ombre » — une constellation d’ONG, d’organisations médiatiques et d’activistes financés par des fondations qui constituent désormais la base institutionnelle du Parti démocrate. D’où les « White Dudes For Harris » [groupe de conservateurs blancs appelés à voter Harris] et consorts, les efforts pour promouvoir les républicains « Never Trump » [pas un seul vote pour Trump] dans les médias et les tentatives embarrassantes d’attirer les hommes noirs avec des promesses de marijuana légale et des protections pour les investissements en cryptomonnaie. Ces interventions du parti de l’ombre dans la course ont aidé à collecter des sommes d’argent atteignant des records historiques — plus d’un milliard de dollars en quelques mois seulement —, mais ont également livré Mme Harris au bon vouloir d’une classe professionnelle éduquée, entièrement concentrée sur la « démocratie », le droit à l’avortement et l’identité personnelle, mais levant le nez sur les questions matérielles.

Au cours des dernières semaines de la campagne, Mme Harris a clairement pivoté en ce sens. Lors de ses rassemblements et entrevues, elle a recentré ses piques sur Trump en tant que personne et en tant que menace mortelle pour les institutions existantes de l’Amérique. Elle a fait la tournée des États pivots avec Liz Cheney, caractérisant l’attaque verbale de Trump contre cette dernière comme un incident susceptible de « disqualifier » son auteur. Lors de son baroud d’honneur dans le Midwest, elle a interrompu ses propres discours pour diffuser des clips de Trump sur écran géant, semblant prêter à l’ancien président un certain pouvoir de s’annihiler lui-même avec ses propres mots.

Cela a fonctionné, en ce sens que Mme Harris a gagné 15 points auprès de l’électorat titulaire d’un diplôme universitaire, soit une marge plus importante qu’en 2020 dans cette catégorie. L’électorat gagnant plus de 100 000 dollars par an a basculé vers les démocrates en nombre record. Les républicains modérés des banlieues, invoqués par Chuck Schumer dans une tirade remarquée il y a huit ans, continuent de percoler vers la coalition démocrate. Cette perfusion a l’air requinquante lors des élections intermédiaires, mais sans grand effet lors des scrutins importants. Cette année, les démocrates recrutés par Liz Cheney ont fait pâle figure face à l’exode de la classe ouvrière séduite par Trump dans différents milieux : électorat rural, à faibles revenus, latinos ou noirs de sexe masculin, du Texas jusqu’au New Hampshire. Alors même que les spécialistes progressistes se gargarisaient de l’écart entre les hommes et les femmes depuis l’arrêt Dobbs, arguant que les républicains auraient ruiné leurs propres chances auprès des électrices pour une génération, il y a eu un glissement de 6 points en faveur de Trump de la part des femmes n’ayant pas fait d’études supérieures.

Ce qui a particulièrement nui à Mme Harris et aux démocrates, c’est de ne pas avoir réussi à rejoindre l’électorat ayant une vision négative de l’économie — pas seulement les adeptes républicains, mais les deux tiers de l’électorat selon les données d’hier. Avec son modeste train de mesures économiques ciblées, occasionnellement accompagnées d’une rhétorique populiste en demi-teinte, est-il surprenant qu’elle n’ait pas réussi à convaincre cet électorat frustré ? Près de 80 %, ds électorat qui ont placé l’économie en tête de leurs préoccupations ont voté pour Trump. Que peuvent faire quelques mois de publicité ciblée comparativement à un parti fantôme démocrate qui en mène large et qui a fait ses choux gras de la santé de l’économie — faible taux de chômage, croissance des salaires et marché boursier en plein essor — depuis plus d’un an maintenant ? Si l’électorat n’a pas cru que Mme Harris avait un véritable plan pour améliorer leurs conditions de vie, d’un point de vue matériel, on peut difficilement les blâmer.

Dernier point, il faut tout de même rendre justice à Mme Harris en apportant la nuance qu’elle s’est coltinée dans une tâche extraordinairement difficile dans le cadre de cette élection. Depuis plus d’un an, la capacité physique de communiquer avec le public a fait défaut à une présidence démocrate déjà impopulaire. Néanmoins, le parti de l’ombre s’est accroché à Joe Biden, l’a soutenu et a durement rabroué toute dissidence se demandant à voix haute si ses compétences politiques — sans parler de son jugement, sur le conflit entre Israël et la Palestine et bien d’autres questions — n’étaient pas entrées dans une phase de déclin terminal.

Après le dysfonctionnement de Biden dans le débat, il a fallu un mois aux démocrates pour l’écarter en tant que challenger. (Malgré tous les mêmes portant aux nues Nancy Pelosi pour son rôle « impitoyable » dans cet effort de dernière minute, rares sont celles et ceux qui ont pris la peine de noter la veulerie de la direction démocrate qui a permis à Biden de durer aussi longtemps pour commencer.) Mme Harris est donc entrée dans la course en tirant de l’arrière dans les sondages, à la tête d’une campagne improvisée. Choisie pour rejoindre Biden au poste de vice-présidente en 2020, elle n’avait, en tant que sénatrice californienne servant un premier mandat, pas eu à se battre à l’échelle de son État pour remporter, dans une élection compétitive, une victoire face aux républicains.

Avec ce cocktail explosif mêlant inflation, lents flux croisés d’électorat entre les partis et fiasco de Biden, les chances d’une victoire républicaine en 2024 ont toujours été considérables. Trump lui-même a semblé y voir plus clair que les spécialistes, menant une campagne cavalière qui a mis au rebut une grande partie de son « populisme » rhétorique pour embrasser des milliardaires sachant sabrer dans les budgets du style d’Elon Musk. L’arrogance du magnat a été récompensée par un nouveau mandat. Comme la plupart des seconds mandats, celui-ci se terminera probablement par une déception pour ses adeptes, avec un effritement dû à des orientations politiques impopulaires, une éruption de scandales et beaucoup de temps à jouer au golf. Mais tant que les démocrates n’auront pas trouvé moyen de reconquérir une tranche substantielle de l’électorat de la classe ouvrière, la relève de Trump sera favorisée lors de la prochaine élection présidentielle, de toute façon.

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