Le soulèvement de 2010-2011 a ouvert la voie à un changement profond dans l’histoire sociale et politique tunisienne. Depuis une décennie, les mouvements sociaux connaissent une intensification et une évolution qui contribuent à changer profondément le rapport entre les acteurs sociaux et l’État central.
L’impulsion donnée par le soulèvement de décembre 2010 à Sidi Bouzid trouve ses origines dans le tournant qu’a constitué pour les mouvements sociaux la révolte du bassin minier en 2008. Elle s’est déclenchée dans les villes du sud-ouest tunisien, à la suite d’un concours de recrutement à la Compagnie des phosphates de Gafsa dont les résultats — jugés biaisés — ont été contestés. Les emplois avaient été distribués à la suite d’un accord commun entre l’administration de la compagnie publique qui est le plus grand employeur de la région, la direction du syndicat, les autorités régionales et les cellules du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), le parti au pouvoir sous Zine El-Abidine Ben Ali.
Dirigée dans un premier temps contre la direction de la compagnie et sa politique de recrutement, la contestation s’est rapidement tournée contre les autorités publiques, régionales ou centrales. Ses particularités ont été de cibler l’emploi, point névralgique des politiques publiques, de persister malgré la violence de la répression et du siège imposé, et de bénéficier d’un large soutien populaire. Toutefois, le mouvement n’a pas abandonné les anciennes pratiques des mobilisations sociales, comme la participation de militants syndicaux — y compris à sa tête —, la constitution de comités de soutien dans le champ politique officiel et traditionnel et sa circonscription à son point de départ.
Une organisation à l’échelle nationale
Dans le sillage de la révolution de 2010-2011, de nouvelles formes de militantisme (sit-in dans la capitale dont les participants viennent des régions de l’intérieur, grandes marches) et des cadres inédits d’action (auto-organisation de la base, comités de sit-in, comités de protection de la révolution, ligues de protection de la révolution) ont vu le jour, avec de nouvelles revendications, comme l’accès à l’eau pour les habitants, le bétail et les terrains agricoles, les questions environnementales, une économie sociale non lucrative, etc. Ces changements dans le mouvement contestataire ont contribué à transformer la contestation en révolution.
Dans ce contexte, la première université d’été des mouvements sociaux (Korba, 23-25 septembre 2016) a rapproché les différents mouvements existants, donnant lieu à la formation de la Coordination nationale des mouvements sociaux qui a rassemblé plusieurs militants des villes de l’intérieur du pays. Cette formation s’est renforcée avec la tenue du premier Congrès national des mouvements sociaux (Nabeul, 24-26 mars 2017) qui a affirmé dans sa fiche d’orientation la mise en place par les nouveaux acteurs sociaux de nouvelles formes de mobilisation et de contestation, en dehors des organisations traditionnelles connues (partis politiques, syndicats, organisations). Ces nouveaux mouvements assument leur spécificité en matière de revendications et de champs d’action, les militants étant conscients des modalités de « stigmatisation et de diffamation » dont ils font l’objet et des dangers auxquels ils font face afin de préserver « le choix démocratique et social de l’âme de la révolution tunisienne ».
Les actes de ce congrès ont montré la diversité des mouvements sociaux de la période 2011-2017 en ce qui concerne l’âge et l’appartenance sociale des participants, avec une majorité de jeunes et de femmes, ainsi qu’une diversité régionale. Avec l’aide primordiale du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) et des structures syndicales de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), les militants ont réussi à parachever la constitution de la Coordination nationale des mouvements sociaux afin de prolonger les travaux de l’université d’été et du congrès national, donnant ainsi un cadre définitif à l’action sociale et la sortant de son isolement pour aller vers une intersectionnalité militante. Ils la doteraient ainsi d’une identité militante commune, afin d’unir les revendications face aux responsables politiques tout en donnant une place à part à ces nouvelles mobilisations par rapport aux mouvements sociaux traditionnels. Quant au deuxième congrès des mouvements sociaux (Sousse, mars-avril 2018) qui s’est tenu sous le slogan « diversité-résilience-solidarité », il a été marqué par l’augmentation du nombre de mouvements sociaux qui sont passés de 4 416 en 2015 à 10 452 en 2017.
Si toutes ces évolutions montrent l’inscription permanente des mouvements sociaux dans le paysage tunisien postrévolutionnaire, certains mouvements ne sont toutefois pas inscrits dans ce modèle, comme la campagne « Manich msemah » (je ne pardonne pas). Elle s’est opposée au projet de loi visant à la réconciliation économique et financière présenté par le gouvernement en août 2015, sous l’impulsion du président de l’époque Béji Caïd Essebsi, dont le texte prévoit l’amnistie des fonctionnaires impliqués dans les malversations de l’ancien régime. La mobilisation s’est poursuivie jusqu’à la promulgation de cette loi le 13 septembre 2017 sous le slogan « Je ne pardonne pas, ça ne passera pas ».
Cette campagne a compté de nombreux jeunes diplômés parmi ses leaders, originaires des villes de l’intérieur ou des quartiers populaires ou de la classe moyenne des grandes villes, la plupart d’entre eux étant les enfants de la classe moyenne citadine et de fonctionnaires publics. Ces particularités ont donné une certaine touche élitiste à ce mouvement, malgré sa construction horizontale. Toutefois, en dépit d’une vision assez floue de l’avenir des mouvements sociaux, « Manich msemah » leur a redonné un nouveau souffle.
Le tournant du Kamour
Les analyses sociologiques affirment que les mouvements sociaux ont tendance soit à se développer en un front politique, soit à se diviser en plusieurs mouvements locaux à l’efficacité limitée. C’est dans la deuxième catégorie que s’inscrit la première mobilisation du Kamour (mars-juillet 2017) qui a commencé par des manifestations dans l’extrême sud-est du pays (500 kilomètres au sud de Tunis) réclamant des emplois et le développement de cette région qui abrite des entreprises pétrolières, mais compte parmi les plus pauvres du pays. La contestation s’est ensuite élargie à tout le gouvernorat de Tataouine et jusqu’à sa capitale, où des tentes ont été plantées pour organiser un sit-in.
Le mouvement a ensuite tenté d’interdire aux véhicules de la compagnie pétrolière d’accéder aux puits de pétrole, mais sans succès. La contestation s’est donc concentrée autour de la vanne principale dont les manifestants menaçaient d’arrêter le pompage.
Pendant toute cette période, les contestataires ont régulièrement organisé des assemblées générales pour discuter des derniers développements en accordant toujours le dernier mot au vote de « la base ». Les militants avaient en effet opté pour un modèle décisionnel horizontal, démocratique et participatif. De leur côté, les jeunes qui participaient au sit-in passaient beaucoup de temps sur leurs téléphones portables pour partager les dernières nouvelles dans leurs réseaux, et se relayaient dans les tentes pour qu’il y ait toujours une présence sur le lieu du sit-in. Ils ont pu ainsi résister aux tentatives de démantèlement par la force.