Dans les locaux du FTDES le 29 juillet 2024 - crédit photo Gaaloul Mohamed Elchbili

Mycea Thebaudeau, stagiaire d’Alternatives en Tunisie

Comment les conditions de travail imposées par le marché mondial portent-elles atteinte aux droits fondamentaux des ouvrières du textile en Tunisie.

Ce matin, malgré la chaleur déjà accablante, un groupe de femmes attendent devant la porte des bureaux du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), à Ksibet-el-Mediouni. Ce sont des ouvrières du textile qui travaillent dans un atelier à Lamta, un village voisin, où sont fabriquées de fausses fleurs en tissu et en plastique, articles très prisés alors que la saison des mariages bat son plein.

Si ces femmes sont là ce matin, c’est parce qu’elles viennent d’apprendre que leur employeur veut délocaliser son usine, à plus de deux heures du lieu où elles travaillent actuellement. Cette décision, à la légalité douteuse, rendra très difficile, voire impossible pour certaines, de se rendre à l’atelier pour travailler.

Leur cas n’est malheureusement pas isolé : les conditions de travail des ouvrières du textile sont globalement inacceptables. La région de Monastir concentre autour de 27 % des entreprises du secteur du textile et de l’habillement en Tunisie. Le textile est en effet « l’un des principaux secteurs de l’industrie manufacturière en termes d’exportation, d’emploi et de valeur ajoutée ». Ces entreprises emploient autour de 152 303 personnes, ce qui représente plus de « 31 % de l’effectif total des industries manufacturières » tunisiennes. (Agence de promotion de l’industrie et de l’innovation 2018 et 2024).

Le prix des vêtements imposé par le marché mondial

Conformément aux conditions imposées par le marché mondial du textile, les vêtements sont vendus à raison d’un coût-minute, c’est-à-dire qu’une pièce est vendue selon le temps qui est consacré à l’assembler. Toutefois, ce coût-minute est déterminé sans égard pour la réalité et donc constamment compressé, ce qui n’est pas conforme à ce que devraient être les conditions de travail et de rétribution.

De fait, les couturières doivent bien souvent travailler gratuitement pour finir les tâches qui leur sont attribuées (Hassine 2014). De plus, les locaux sont délabrés et les accidents de travail fréquents, sans parler des maladies liées à la profession, particulièrement les troubles musculo-squelettiques (TMS), que les ouvrières développent presque systématiquement avec les années, à cause de la position dans laquelle elles travaillent pendant de longues heures sur la chaîne de production.

Selon la Caisse nationale d’assurance maladie tunisienne (CNAM), 42 % de toutes les maladies liées au travail répertoriées au cours de l’année 2023 sont issues du secteur de la confection de vêtements (CNAM 2023). Il s’agit d’une des trois branches du secteur après la filature et le tissage. Elle requiert aussi le plus de main-d’œuvre.

Usage de pratiques illégales de maximisation du profit

En outre, il est assez commun que des employeurs abusent des protections sociales limitées pour les travailleurs.euses, et utilisent des pratiques illégales pour maximiser leurs profits. Parmi celles-ci, on peut parler des violations dans les relations professionnelles, comme les licenciements abusifs, généralement appuyés sur le contournement des normes relatives aux contrats de travail.

En effet, selon la loi, après quatre ans au même poste, un. e employé. e doit normalement être titularisé. e. Toutefois cette règle est régulièrement ignorée par le patronat, qui l’élude par exemple en transférant les ouvrières d’une usine à l’autre, ou simplement en les faisant changer de spécialité. Ce faisant, les employeurs se débarrassent des employées jugées moins productives, pratiquant ouvertement une discrimination basée sur l’âge et l’état de santé.

Une autre pratique condamnable est la délocalisation surprise, ou la fermeture sans préavis des usines. Il arrive même que ces déménagements illégaux se fassent pendant la nuit, ce qui permet aux employeurs d’éviter d’avoir à payer les arriérés de salaire qu’ils doivent aux employé.es.

Ces violations flagrantes du droit du travail, ainsi que les pratiques illégales auxquelles a régulièrement recours le patronat, ont un impact souvent dramatique sur les ouvrières. Certaines se retrouvent du jour au lendemain sans moyen de subsistance, avec des conséquences graves pour elles-mêmes et leurs familles, qui se retrouvent dans des situations d’exclusion économique et sociale et bien souvent de sévère précarité.

Le travail du FTDES auprès des ouvrières du textile

Cet enjeu fait partie des priorités du FTDES, et c’est pourquoi ces femmes se tournent vers l’association pour trouver du soutien. L’organisation leur offre une consultation pour les informer de leurs droits, et des procédures qu’elles peuvent suivre pour les faire respecter. Elles peuvent notamment amener leur dossier devant l’inspection du travail, ou poser certaines conditions à l’employeur, qu’il sera tenu de respecter pour être en accord avec le droit du travail en vigueur en Tunisie. Par exemple, si l’entrepreneur veut délocaliser l’usine, il doit pouvoir assurer le transport et le logement des employé.es pour que ce soit légal.

Le FTDES se positionne en première ligne pour protéger les travailleurs, et surtout les travailleuses, des abus perpétrés par des patrons sans scrupules. Leurs actions restent bien souvent impunies à cause du manque de protections sociales, exacerbé dans le secteur du textile. Ces lacunes sont une conséquence des politiques de libéralisation mal contrôlées et des lois mises en œuvre pour forcer la mise au pas du pays à la mondialisation. Elles résultent aussi de la place de l’économie tunisienne dans la division internationale du travail.

Un secteur dépendant du marché mondial

En effet, dans la mesure où plus de 80 % des entreprises du secteur textile en Tunisie destinent l’entièreté de leur production à l’exportation, l’économie tunisienne est ancrée de facto dans un modèle extractiviste. Toutefois, plus que seulement les produits du textile, c’est sa main-d’œuvre bon marché que la Tunisie vend au rabais sur le marché mondial.

De fait, l’économie tunisienne est bloquée dans son rôle traditionnel au sein du système financier international. Cette position désavantageuse provoque des échanges inégaux et une fuite des capitaux, dans la mesure où la population ne profite pas des retombées de son travail à bas prix revendu bien plus cher à l’étranger. Il entraîne également une fuite des diplômés, car ceux-ci ne trouvent pas leur place dans une économie d’abord axée sur la productivité et l’exploitation de sa main-d’œuvre peu qualifiée. Cet état des choses est aggravé par un désengagement de l’État en la matière, et a pour conséquence indirecte une expansion de l’économie informelle.

La division internationale du travail au sein du système capitaliste mondialisé confine donc de facto le pays à un asservissement au travail, encore renforcé par l’inflexibilité des conditions imposées par les marchés mondiaux. On peut se demander si la Tunisie sera en mesure de se départir de ces vieux schémas d’exploitation nord-sud et de sortir de son rôle traditionnel. À terme, une telle transition pourrait mener à une intégration socio-économique plus équitable du pays sur le marché mondial, ce qui profiterait à sa population, incluant ces ouvrières abandonnées par le système.

Références :