Joshua Collins Alencontre le 2 – juin – 2019
Nous nous réveillons dans les rues de La Laguna après une nuit glaciale. Notre groupe marche et fait de l’auto-stop depuis six jours depuis la frontière vénézuélienne. Moisés, 18 ans, a faim et veut acheter de la nourriture pour le long chemin qu’il reste à parcourir.
«J’ai 500 pesos (environ 20 cents de dollars»), dit-il en s’adressant au reste du groupe. Ils le regardent les yeux hagards. Moisés sort alors un sac de «bijoux» en plastique de son sac à dos et les distribue au groupe: «C’est bon?», dit-il. «On peut vendre ces colliers.» Tout le monde se disperse dans les rues en offrant ces accessoires bon marché aux passants, dans l’espoir de gagner de quoi se payer un petit-déjeuner.
Je les ai rejoints à la frontière Venezuela-Colombie. J’ai marché 672 kilomètres, escaladant des sommets cumulant à 3500 mètres de haut en huit jours, en route pour Bogota. Ces jeunes Vénézuéliens, dont la plupart n’ont guère plus que des sacs à dos et des couvertures, ne sont que quelques-uns parmi les milliers de personnes qui fuient quotidiennement un pays en ruine. Il s’agit de la plus importante migration de masse de l’histoire de l’Amérique du Sud, avec 3,7 millions de personnes qui ont fui depuis 2015.
Bienvenue et continuez
Une économie souterraine s’est développée le long de la principale route d’immigration vers Bogota et au-delà, avec un réseau informel d’abris et de cuisines qui semblent approvisionner les milliers de personnes qui entrent chaque jour en Colombie à pied: papiers, vaccins, nourriture, eau, soins médicaux de base et abri sont désormais disponibles.
Situé à la périphérie de Cucuta, ADRA (Agence adventiste d’aide et de développement) organise le premier refuge que nous rencontrons. Des millions de bolivars, la monnaie presque sans valeur du Venezuela, sont accrochés à l’entrée de «bâtiments» en bois brut. Ils flottent au vent à notre approche et leur bruit de papier résonne à travers les plaines chaudes et poussiéreuses. Chaque billet est accompagné d’une note de remerciement ou de conseils pour les autres voyageurs.
«La Colombie a une politique étrange en matière d’immigration vénézuélienne», dit Miguel, un employé du refuge qui semble avoir environ 30 ans. «Ils disent “Bienvenue! Entrez!”, mais ils n’offrent que très peu de soutien direct.»
Le gouvernement colombien affirme se concentrer sur l’assimilation des Vénézuéliens plutôt que de construire des camps de réfugiés permanents ou de fournir une aide directe. Au lieu de cela, des efforts sont faits pour renforcer les programmes éducatifs et médicaux qui sont mis à rude épreuve par le 1,2 million de Vénézuéliens qui vivent ici (selon les estimations de l’ONU).
La plupart des abris sur le parcours sont gérés par des organisations internationales (ONG), qui reçoivent un soutien de leur région d’origine: ADRA reçoit l’aide de sa filiale de Porto Rico; Samaritans Purse des Etats-Unis travaille avec la Croix-Rouge colombienne et reçoit le soutien d’une large coalition d’organisations religieuses; World Central Kitchen, fondée par le célèbre chef espagnol José Andrés, est relativement nouvelle, subventionnant les cuisines du réseau depuis trois mois avec des repas frais.
«Nous nourrissons et abritons entre 300 et 600 personnes ici chaque jour», dit un travailleur au refuge de Samaritans Purse. «La Croix-Rouge fournit des soins médicaux de base. Nous nourrissons ceux qui passent et leur donnons de la nourriture et de l’eau.»
«La plus grande différence que je constate depuis notre ouverture en novembre est que je vois plus d’enfants, plus de femmes, plus de bébés et plus de personnes âgées sur la route. Je vois même des gens en fauteuil roulant», me confie une infirmière de la Croix-Rouge. Elle me dit qu’elle conseille aux mères de nouveau-nés de ne pas faire le «trekking» à travers le Páramo de Berlín (un col très élevé, avec des températures très basses), la partie la plus froide et la plus dangereuse du voyage. «Ils ne réalisent pas à quel point c’est dangereux. Je vois des femmes prendre des nouveau-nés et partir à pied. Je leur conseille toujours de ne pas le faire, mais ils n’écoutent pas».
- Au bout de deux jours fatigants, nous arrivons au bord de Pampelune (département de Santander). Nous avons parcouru 75 kilomètres entièrement à pied, et gravi un col de 2342 mètres d’altitude. Nous avons laissé derrière nous la chaleur torride de Cucuta, l’air est vif et légèrement froid. Nous sommes épuisés.
Des centaines de réfugiés se regroupent autour de la Maison des Migrants de Martha Duque, attendant le dîner. Je finis par discuter avec Alejandro, 19 ans, de Valence. Quand le refuge m’offre une assiette, je refuse poliment, ne voulant pas prendre la nourriture de quelqu’un qui pourrait en avoir plus besoin. Alejandro est confus à ce sujet. Je lui dis que je trouverai quelque chose à proximité. «Tu veux dire, tu peux manger quand tu veux ?», demande-t-il, émerveillé, comme un enfant. Je ne sais pas quoi lui répondre.
En 2017, Martha a transformé sa maison en refuge privé et en cuisine pour les migrant·e·s de passage. Toujours elle sourit, serrant dans ses bras toutes les personnes présentes dans la salle et donnant des conseils aux dizaines de jeunes mères dont elle a la charge.
«Une nuit, j’ai vu une mère dormir avec un enfant sous un camion près de chez moi», me dit-elle. «Je ne supportais pas de voir ça, alors je les ai invités à entrer. Tant qu’il y aura des Vénézuéliens dans le besoin, mes portes seront ouvertes.» Elle dit que toutes les ressources proviennent de dons privés de la région de Pampelune. Lorsqu’on lui demande ce dont elle a le plus besoin, sa réponse est simple. «De la nourriture.»
Le marché de la route
Certains Vénézuéliens travaillent à Pampelune comme domestiques ou dans des restaurants, bien que la plupart continuent. Chaque ville sur la route est similaire, les rues sont pleines de réfugié·e·s qui vendent des bonbons bon marché, du café ou des cigarettes à l’unité, avec des paquets qu’ils portent les bras tendus. «A la orden!» (qui signifie «à votre service») est un refrain commun.
La station de la Croix-Rouge de La Laguna n’a plus de vêtements chauds lorsque nous arrivons enfin, alors nous continuons vers Páramo de Berlín, où l’humidité est de 99% et la température descend en dessous de zéro. «Regarde! Regarde!», dit José, quelques heures après le début de la randonnée. «Un camion!» Un camion s’est arrêté devant nous. On se précipite dans sa direction, certains enfants grimpent même sur les lattes de bois pour monter à bord. «Hé, hé! 50’000 pesos! Ce n’est pas gratuit! Pour 50’000 pesos, je t’emmène au prochain refuge.»
Nous ne disposons pas de ce type de ressources (environ 17 dollars US) et il y a beaucoup de rencontres comme celle-là qui nous attendent. Si un conducteur se fait prendre à transporter illégalement des passagers, il risque une amende et peut perdre son permis de conduire pendant trois mois, ce qui n’empêche pas beaucoup d’entre eux d’essayer de gagner un peu plus d’argent avec des personnes désespérées.
La route est également parsemée de petits stands vendant des produits alimentaires bon marché aux immigrants de passage. Beaucoup de marchands colombiens embauchent illégalement des Vénézuéliens à des «salaires» dérisoires; mais la plupart des employés vénézuéliens sont de toute façon reconnaissants. Il est impossible d’obtenir des chiffres concernant l’échelle d’une telle économie informelle. Personne ne paie d’impôts, donc il n’y a pas de dossiers.
La Banque mondiale estime que la Colombie dépense entre 6 et 12 milliards de dollars (0,2% et 0,4% du PIB) pour soutenir cette vague d’immigration. On s’attend à ce que ce nombre augmente à mesure que le nombre de réfugié·e·s augmente.
Bogota
Nous arrivons à Bogota après huit jours. Notre groupe est facilement identifié comme vénézuélien par les sacs à dos tricolores émis par le gouvernement que portent les garçons. En entrant dans la périphérie de la ville, un camion passe devant nous lançant: «Imbéciles, vous devez vous débarrasser de Maduro! Nous n’avons pas besoin d’autres Vénézuéliens ici!» «Au Venezuela, le tricolore ne signifie pas qu’on soutient Maduro», explique José, 18 ans. «Ça veut juste dire que tu es pauvre.»
Il semble blessé par les manifestations de xénophobie. «Je n’ai pas quitté ma famille, mon pays et ma petite amie parce que je le voulais. Je l’ai fait parce que je n’avais pas le choix.»
Bogota est submergée. Il y a des Vénézuéliens qui mendient à presque tous les coins de rue. Beaucoup dorment dans la rue dans des quartiers notoirement dangereux du sud. Il est même difficile de trouver des emplois illégaux. Les camps d’immigrants ont fermé, le gouvernement de la ville citant la violence et les plaintes des voisins locaux pour justifier cette décision. Le coût de leur gestion était sans aucun doute une raison plus importante et plus effective.
«Ces jeunes Vénézuéliens n’ont jamais rien connu d’autre que le communisme», dit Miguel, 30 ans, un photographe colombien de Bogota. «Ils n’ont jamais eu à travailler de leur vie, et ils ne le veulent pas. Ils s’attendent à ce qu’on leur donne tout.» Mais, après huit jours exténuants sur la route avec ces adolescents, la paresse est la dernière qualification que j’utiliserais. Leur résilience et leur bravoure sont évidentes.
Notre groupe s’est séparé suite à des accolades et des adieux. Quelques-uns sont restés dans la capitale, mais la plupart continuent vers d’autres villes colombiennes, vers l’Equateur et le Pérou. Certains d’entre eux font face à un autre parcours d’un mois, à pied. La diaspora vénézuélienne a comme point de départ Bogota. (Article publié dans Caracas Chronicles, en date du 29 mai 2019 ; traduction A l’Encontre)