Le mouvement pour le climat et les gilets jaunes

 

NICOLAS HAERINGER, Médiapart, 7 décembre 2018

 

Un hasard de calendrier a fait débuter le mouvement des gilets jaunes au moment même où les mobilisations climat prenaient une ampleur inédite en France – et on sait depuis longtemps que les coïncidences sont, en politique, de puissants révélateurs du présent. Quelles perspectives stratégiques peut-on en tirer?

 

Depuis bientôt un mois, les gilets jaunes se mobilisent partout en France, dans un moment politique inédit, et dont l’issue reste dramatiquement incertaine. Cette mobilisation déroute, jusqu’aux organisations militantes qui ne savent pas toujours comment se positionner : avec ? contre ? à distance ? à côté ? à l’intérieur ? en surplomb ? L’incertitude plane tant sur ses origines précises (qui ont échappé à tout cadre organisationnel classique), son présent et son devenir – l’imprévisibilité est probablement l’une des caractéristiques les plus notables des gilets jaunes, et la raison pour laquelle personne n’est encore parvenu à canaliser la colère, pas même la répression brutale qui s’abat sur les manifestant.e.s, et désormais les lycéen.ne.s.

Un hasard de calendrier a fait débuter ce mouvement au moment même où les mobilisations climat prenaient une ampleur inédite en France – et on sait depuis longtemps que les coïncidences sont, en politique, de puissants révélateurs du présent.

Les lignes qui suivent n’ont d’autre prétention que d’essayer de comprendre ce que la séquence actuelle nous dit des limites et des potentiels des mobilisations climat actuelles en France, à partir de la brèche ouverte par les gilets jaunes et de proposer quelques pistes pour faire se croiser des mobilisations dont le point de départ apparaît, de prime abord, comme différent.

Difficultés de positionnement

Il est à l’évidence difficile d’insérer les gilets jaunes dans une tendance, et même dans un camp. On ne peut que se réjouir que certaines figures d’extrême-droite aient été expulsées, ici ou là, des occupations et des cortèges, mais on ne peut nier qu’ailleurs, certains militant.e.s de la droite radicale continuent de jouer un rôle prépondérant. Les violences sexistes, racistes, islamophobes et homophobes sont bien trop nombreuses pour ne pas inquiéter – mais on ne peut pas faire comme si elles été absentes de toutes les organisations, de tous les cortèges, de toutes les mobilisations se revendiquant de la gauche émancipatrice. On ne peut pas non plus prétendre que le mouvement français pour la justice climatique était parvenu jusqu’alors à construire des liens durables avec des collectifs en lutte sur d’autres enjeux liées, directement ou indirectement, à la justice climatique : qu’il s’agisse précarité énergétique, de data-centers en Seine St Denis ou à Marseille, de pollution de l’air, de la casse des transports publics, les fronts sont ainsi nombreux qui peuvent permettre une jonction directe en revendication liées au climat et exigence de justice. À l’exception de quelques expériences notables sur la ZAD de Notre Dame des Landes, le mouvement pour le climat français considère encore trop souvent que la question des violences policières et de la répression lui est exogène, qu’il s’agit de deux causes qui ne se recoupent que lorsque l’État entend expulser une ZAD ou empêcher son installation ailleurs (au Testet, par exemple). Nous n’avons pas su (à peine avons nous à vrai dire essayé) de construire des liens plus durables. La décision du Comité Justice et Vérité pour Adama de rejoindre la mobilisation des gilets jaunes, là où, le 13 octobre, la marche pour le climat et celle de ce même comité avaient cohabité sans croisements à Paris, met en évidence, par un effet de miroir, nos lacunes – et l’urgence qu’il y a à les combler. De même, le mouvement pour le climat de la métropole ne regarde pas encore suffisamment du côté de ce qui se passe en dehors de la métropole – de la Nouvelle-Calédonie à la Guyane, les mobilisations et les fronts de lutte se multiplient.

Bien sûr, le point de départ des mobilisations pouvait apparaître comme entrant frontalement en opposition avec les politiques de transition (encore faudrait-il que ces politiques existent autrement que comme politiques aspirationnelles pour que l’on puisse vraiment s’y opposer). Mais la question du prix de l’essence est très vite apparue comme indissociable de la question de la justice fiscale – autrement dit de la question de savoir qui doit payer, qui doit assumer le coût de cette fameuse transition ? Les plus pauvres ? les plus vulnérables ? des individus ? ou bien les plus riches ? les grandes entreprises et en premier lieu celles qui pratiquent l’évasion fiscale – qu’elle soit légale ou non importe ici peu ?

La mobilisation des gilets jaunes est ainsi un puissant rappel que les questions de justice se posent aussi en termes de classe sociale – et qu’il donc essentiel de parvenir à penser la justice climatique en ces termes également. Et c’est aussi cette dimension de classe qui explique le caractère frontal de la lutte en cours – quitte à ce que des mesures en théorie pleinement compatibles (taxer les pollueurs, agir sur l’offre plus que sur la demande – cf. l’excellente note d’Attac sur le sujet) ne soient pas spontanément formulées, au profit d’un rejet de l’idée d’impôt.

Le sens de la mesure

La mobilisation actuelle appelle à faire preuve d’humilité sur un d’autres plans : l’ampleur et l’ancrage. Je n’étais pas le dernier à me réjouir du succès des marches du 8 septembre et du 13 octobre – jamais mobilisation sur le climat n’avait rassemblé autant de personnes, avec une présence dans plusieurs dizaines de villes et villages, partout sur le territoire, jusque pour l’anecdote, en Terre Adélie.

Mais les mobilisations des gilets jaunes dépassent largement – par leur ampleur et leur maillage territorial – ce que les marches pour le climat étaient parvenues à accomplir. S’il s’agit de se compter, alors il faut aussitôt reconnaître que les mobilisations climat ne pèsent pas grand chose dans le paysage. Bien sûr, le nombre ne fait pas tout – et se défaire de la culture du nombre est un élément important du travail que nous devons faire sur nos imaginaires politiques : la puissance transformatrice d’une alternative ne se mesure pas nécessairement au nombre de personnes qui la portent ou la rejoignent.

Depuis un mois maintenant, les gilets jaunes se mobilisent partout en France – au plus près des espaces quotidiens : ce n’est pas la place d’une grande ville (ou de la seule capitale) qui est occupée. Ce sont des rond-points, des parkings de supermarchés, les principaux axes routiers aux alentours des villes comme dans les campagnes, qui sont l’épicentre de la lutte. Ce n’est pas Nuit Debout à Paris, mais Nuit Debout sur chaque rond-point, à chaque intersection. Et lorsque les gilets jaunes se réunissent à Paris, ce sont les lieux de pouvoir qu’ils occupent : les champs Élysées et leurs avenues adjacentes, en lieu et place des parcours des manifestations habituelles, cantonnés à l’est parisien.

Ce qui se joue, c’est donc une nouvelle géographie de la lutte, autour d’une alternative simple : la mobilisation doit se dérouler au plus près du quotidien ; ou alors, lorsqu’il apparaît nécessaire de « monter » à Paris, bref, de basculer dans l’extraordinaire, au plus près du pouvoir. Il y a dans cette approche un premier signe d’une volonté claire : être en prise directe et refuser toute médiation.

La représentation

Ce refus va de pair avec le rejet de toute forme de délégation et de représentation. Il se traduit dans des tensions vives entre les celles et ceux qui se posent en représentant.e.s du mouvement et celles et ceux qui réfutent l’idée même de représentation – quitte à ce que les second.e.s prennent les premier.e.s à partir sur un plateau de télévision. Bien sûr, le gouvernement et les élu.e.s de la majorité dénoncent cette improvisation et les appels à la “responsabilité” se multiplient. Mais ce caractère indocile et indomptable est un élément clef de l’essor de la mobilisation en cours : puisqu’elle ne connaît ni représentant.e.s ni chef.fe.s, chacun.e peut s’y reconnaître. Elle nous appartient potentiellement à tou.te.s – avec tout ce que ce “tou.te.s” peut impliquer en termes de positions et de revendications. Il y a probablement quelque chose qui s’apparente au plus près à l’idée de “multitude”. Un vaste mouvement, sans infrastructure organisationnelle centralisée, sans figure légitime pour le représentant, sans logo, sans adhérent.e.s, sans tract, sans affiches, sans adresse ni numéro de téléphone – mais pour autant un mouvement doté de revendications, de formes très poussées de coordination et de délibération et d’unifiants qui jouent en quelque sorte le rôle de ciment : le gilet jaune et le rejet d’Emmanuel Macron. Un “signifiant vide” aussi simple que surprenant, dont la présence est imposé par l’État dans chaque voiture et est retournée en symbole de la lutte contre l’État ; un adversaire clair – qui ne dispose pour autant pas de tant de pouvoir que ça et dont l’éventuelle démission serait loin de tout régler.

Il y a là dedans un rejet de la coproduction de la norme à laquelle la société civile est désormais trop souvent associée. Réapprendre à être avant tout et surtout frondeur, à titiller, à gripper, à faire dérailler des processus de décisions qui, in fine, contribuent à la discussion du climat et de la biodiversité est essentiel – ce qui implique de désapprendre la coproduction, de savoir renoncer à la concertation, non par immaturité mais parce qu’il pourrait bien s’agir là de la meilleure manière pour nous d’exercer nos responsabilités.

La mobilisation au quotidien

C’est probablement l’un des plus grands défis qui se pose au mouvement pour le climat. Nos mobilisations n’appartiennent en effet que trop rarement au quotidien. Dès lors que nous entendons pratiquer la “désobéissance climatique” de masse, nous prenons des bus ou des trains pour occuper des mines de charbon, bloquer des sommets du pétrole ou des terminaux pétroliers et gaziers. Nous ne mobilisons que trop rarement là où nous vivons. Le tour Alternatiba est une des tentatives les plus marquantes de répondre à ce défi, mais il est par nature éphémère. Bien sûr, nous savons occuper régulièrement des agences bancaires, des sièges d’institutions, des musées, nous organisons des sit-ins – mais ces actions sont elles aussi systématiquement éphémères. Il ne s’agit évidemment pas de décalquer le répertoire d’action des gilets jaunes et d’occuper les rond-points pour y porter des revendications liées au climat – bon nombre de gilets jaunes le font d’ailleurs déjà. Ce que ce déplacement implique, c’est d’être en mesure de mobiliser à partir de l’expérience que nous faisons du réchauffement climatique, de l’effondrement de la biodiversité, etc. : occuper un rond point fonctionne car c’est l’un des lieux où l’on fait l’expérience nous n’avons plus le contrôle de nos vies. La force du lieu vient de l’expérience qui y est associée – et c’est ce qui manque cruellement au mouvement pour le climat français : des lieux où nous faisons l’expérience du dérèglement climatique et à partir desquels nous pensons pouvoir nous organiser et renverser le cours des choses.

Le décalage entre les paroles et actes

Lors d’une discussion sur l’effondrement, organisée en août dernier à l’université des mouvements sociaux, à Grenoble, Tadzio Müller, activiste allemand impliqué dans l’organisation des blocages des mines de charbon expliquait : “nous devons mettre nos actions à la même hauteur que nos discours. Nous devons mettre dans nos actes la même intensité que dans nos paroles. Nous ne pouvons pas dire d’un côté que nous n’avons plus que quelques années pour éviter la catastrophe et de l’autre faire campagne pour demander à un constructeur automobile de ne plus fabriquer que des véhicules électriques”.

La vigueur, jusque parfois dans la violence pure, de la mobilisation des gilets jaunes est une réponse directe au sentiment d’urgence sociale profond qui est le ciment de cette mobilisation. Le défi, pour le mouvement pour le climat, est de parvenir à mettre une intensité équivalente : nous ne pouvons continuer à dire que nous n’avons plus que trois ans pour agir et nous contenter de petites victoires. Nous devons parvenir à faire preuve de plus d’ambition, tout en tirant partie de notre capacité à inscrire nos mobilisations dans la durée : dans des campagnes, dans un ensemble coordonnée et graduée de tactiques et de journées d’actions, structurées autour d’objectifs intermédiaires précis et atteignables.

Mediapart (site web)

International, jeudi 6 décembre 2018 – 12:41:54+01:00 1681 mots

Ptte formule « Que les GROS payent GROS et que les petits payent petit ». Cet appel à ce qui peut sembler être du bon sens populaire ne va pas de soi : il s’agit de dire que contre la glorification utilitariste de la politique de l’offre et de la théorie du ruissellement chers aux élites dirigeantes (donner plus à ceux qui ont plus, « aux premiers de cordée », pour attirer les capitaux), l’économie réelle doit être fondée sur des principes moraux. Là est sûrement ce qui donne sa force au mouvement, et son soutien massif dans la population : il articule, sous forme de revendications sociales, des principes d’économie morale que le pouvoir actuel n’a eu de cesse d’attaquer de manière explicite, voire en s’en enorgueillissant. Dès lors, la cohérence du mouvement se comprend mieux, tout comme le fait qu’il ait pu se passer d’organisations centralisées : comme a pu le montrer James Scott, le recours à l’économie morale fait naître une capacité d’agir collective, une agency, y compris chez des acteurs sociaux dépossédés des capitaux habituellement nécessaires à la mobilisation[12].

En effet, l’économie morale n’est pas seulement un ensemble de normes partagées passivement par les classes populaires. Elle est aussi le résultat d’un pacte implicite avec les dominants et s’insère donc toujours dans des rapports de pouvoir. Déjà, dans les classes populaires du XVIIIe siècle étudiées par E. P. Thompson, cette économie morale avait des traits profondément paternalistes : on attendait des détenteurs du pouvoir qu’ils la garantissent, en échange de quoi l’ordre social dont ils profitaient était globalement accepté. Mais que les dominants rompent ce pacte, et alors les masses pouvaient, par l’émeute, les rappeler à l’ordre. C’est ce que l’on voit dans l’émeute des quatre sous, à Anzin, en 1833 : les mineurs protestent contre la baisse des salaires, mais ils se mettent pour cela sous la protection des anciens patrons, évincés par les capitalistes désormais maîtres de l’entreprise, en chantant « À bas les Parisiens, vivent les Mathieu d’Anzin ! ». Il est peu dire que les autorités actuelles ont rompu ce pacte implicite, tant par leurs mesures anti-sociales que par leur mépris répété et affiché pour les classes populaires. L’émeute ne vient pas de nulle part, d’un simple mécontentement, ou d’une agency populaire indéterminée qui se serait mise spontanément en mouvement : elle est le résultat d’une agression du pouvoir, d’autant plus violente symboliquement qu’elle ne semble pas se reconnaître comme agression. Et le président de la République, censé représenter le peuple français, est devenu l’incarnation de cette trahison, avec ses petites phrases sur les « gens qui ne sont rien », les conseils pour se payer une chemise ou pour trouver un emploi en traversant la rue. Au lieu d’être le protecteur de l’économie morale, Emmanuel Macron n’a eu de cesse de la malmener, avec un naturel désarmant, jusqu’à devenir le représentant par excellence des forces qui s’opposent à cette économie morale, c’est-à-dire du capitalisme. Comme il l’a dit pendant la campagne, à propos de l’ISF, « ce n’est pas injuste parce que c’est plus efficace » : on ne saurait mieux illustrer la méconnaissance, voire le mépris, pour toute autre norme que celles de la finance. C’est lui qui a rompu le pacte, c’est à lui que s’adresse le charivari national qui se joue en ce moment, et dont on peut penser qu’il ne prendra fin que par une répression sanglante, ou par sa démission.

L’économie morale et l’émancipation

Si l’on ne peut que souhaiter que ce soit le deuxième terme de l’alternative qui ait lieu, il ne faut pas non plus surestimer les conséquences qu’aurait un tel événement. Les révoltes fondées sur l’économie morale ne se transforment pas nécessairement en mouvement révolutionnaire, car il suffit que le pacte soit restauré pour que l’émeute s’éteigne. En cela, l’économie morale, si elle révèle la capacité collective du peuple et l’existence d’une marge d’autonomie réelle vis-à-vis des gouvernants, est en tant que telle conservatrice. Par son activation, elle bouleverse temporairement le fonctionnement habituel des institutions, mais ce qu’elle vise, c’est avant tout un retour à l’ordre, pas une transformation révolutionnaire. Il y a là quelque chose de parfois difficile à entendre et à formuler : ce n’est pas parce qu’un mouvement est authentiquement populaire, ancré dans les croyances les plus communément partagées par la grande majorité, qu’il est émancipateur. Pour reprendre les catégories de Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, croire que le peuple ne peut agir par lui-même, qu’il est toujours soumis à la domination symbolique, c’est faire preuve de légitimisme et de misérabilisme[13]. Le mouvement des gilets jaunes, par sa force, sa spontanéité, sa cohérence, son inventivité, offre un démenti flagrant et bienvenu aux approches de cet ordre. Cependant, il ne faudrait pas tomber dans l’excès inverse, que ces auteurs qualifient de populisme, en s’imaginant que parce qu’un mouvement est populaire, cela signifie qu’il est dans le vrai, dans l’authenticité, dans le bien. Il n’est pas tant le signe d’une révolution que d’un sursaut, face à un véritable délabrement des institutions du gouvernement représentatif.

Car ce que révèle aussi le recours à l’économie morale par les gilets jaunes, c’est l’étendue du désert politique qui s’est installé depuis des décennies. Qu’il ait fallu attendre que le pacte implicite fondamental qui lie gouvernants et gouvernés soit rompu pour qu’il y ait un tel mouvement, alors que depuis des décennies le pouvoir nous matraque de politiques sécuritaires et antisociales, montre bien que les capacités de mobilisation des forces syndicales et politiques se sont réduites à peau de chagrin, ou que les formes que leurs mobilisations empruntent les ont mises dans un état de totale impuissance. Pour le dire clairement, il n’y a rien de réjouissant à ce qu’il ait fallu en arriver là, jusqu’à ce point de rupture, pour que quelque chose ait lieu, et quelque chose qui emprunte à des formes pré-modernes de l’action collective, sous des formes certes renouvelées. Là est la limite, mais aussi une importante leçon, de la pertinence de la comparaison entre les gilets jaunes et les émeutes relevant de l’économie morale : cette comparaison ne devrait pas être faisable, étant donné l’immense distance censée séparer les conditions politiques entre ces situations, et pourtant elle s’impose à nous avec force. L’économie morale appartient à des époques et des espaces où n’ont pas joué les formes de politisation nationales et idéologisées de la modernité démocratique, reposant sur l’affrontement entre projets politiques et même entre visions du monde opposées. En cela, le mouvement des gilets jaunes est peut-être d’un autre temps – mais il en dit beaucoup sur notre époque.

Cela a un coût dont il faut prendre la mesure : les mouvements fondés sur l’économie morale s’inscrivent dans le rappel d’une coutume, la soumission à un ordre juste, mais aussi dans le cadre d’une communauté. L’économie morale est conservatrice non seulement parce qu’elle rappelle des normes intemporelles, mais aussi parce qu’elle lie entre elles des personnes définies par une commune appartenance. Dès lors, ses potentialités d’exclusion ne sont pas que des scories dont on pourrait aisément se débarrasser : elles sont au cœur du mouvement. Pour ne prendre que l’exemple le plus flagrant, les revendications contre la libre circulation des migrants, pour les expulsions d’étrangers, et plus encore pour l’intégration forcée des non-nationaux (« Vivre en France implique de devenir Français (cours de langue française, cours d’histoire de la France et cours d’éducation civique avec une certification à la fin du parcours) »), tout ceci est indissociable du mouvement, car c’est la conséquence logique de la mise en œuvre d’une économie morale d’abord communautaire, même si elle peut ensuite être travaillée par le mouvement dans différentes directions. L’économie morale est la proclamation des normes d’une communauté, elle n’étend pas la logique de l’égalité des droits aux étrangers, pas plus qu’elle ne reconnaît les conflits internes, en particulier idéologiques. Ce dernier point éclaire d’un autre jour le refus proclamé des partis : il s’agit certes d’une mise en question du pouvoir des représentants au profit d’une réappropriation populaire de la politique. Mais c’est aussi le refus du caractère partisan de la démocratie, de l’opposition entre projets politiques, au profit d’une unité dont on sait bien qu’elle peut aisément se transformer en « rassemblement haineux autour de la passion de l’Un qui exclut »[14].

Le détour par ce parallèle historique avec des époques dépassées pourra sembler peu convaincant pour saisir la situation dans son exceptionnalité. Peut-être ne s’agit-il que d’un simple jeu de l’esprit. Mais peut-être est-il au contraire révélateur de certaines caractéristiques fondamentales du mouvement en cours : son unité improbable, son ancrage populaire, son caractère émeutier, mais aussi ses bien réels aspects conservateurs, anti-pluralistes et excluants. Peut-être indique-t-il aussi que l’on n’est qu’au début d’une nouvelle histoire, que les conditions d’une repolitisation sont là, hors du cadre des vieux partis et des vieilles formes de la politique instituées. A Anzin, les mineurs n’en sont pas restés aux grèves s’appuyant sur une économie morale. Au contact des premières forces socialistes et syndicales de la région, ils s’en sont appropriés les idées et les formes, jusqu’à devenir l’un des foyers d’où est sorti l’anarcho-syndicalisme. Certains comités locaux de gilets jaunes, loin de s’en tenir à une protestation au nom de l’économie morale, en appellent à la formation de comités populaires et à la démocratie directe, c’est-à-dire à une émancipation politique radicale[15]. Rien n’est garanti, mais tout est ouvert.

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