Birmanie : une insurrection exemplaire

À l’Encontre, 22 février 2021

Trois semaines après ledit coup d’Etat – en réalité une réaffirmation brutale d’une position de pouvoir que les militaires avaient camouflée derrière un paravent, à l’ombre duquel s’étaient développées des initiatives démocratiques diverses – la résistance de masse durable de très larges secteurs de la population possède des traits historiques exceptionnels.

Il n’est pas difficile d’imaginer que le parrain d’une mafia militaro-économique – Min Aung Hlaing – n’anticipait pas une telle mobilisation, entre autres conduite par les jeunes générations qui non seulement ont fait l’expérience d’une certaine autonomie dans la vie sociale, mais qui ont assisté par médias sociaux interposés aux mobilisations contre la monarchie en Thaïlande et, y compris, aux luttes pour les droits démocratiques à Hongkong. Un sous-produit de la « mondialisation numérique » que le « nain » – surnom du général en chef – connaissait, mais dont le degré de pénétration dans la société, dès 2013, avait été mal jugé.

Certes, dès 2019, le ministère des Transports et des Télécommunications préparait une loi ayant trait à la « cybersécurité ». Une semaine après le coup de force, elle était finalisée. Les autorités militaires avaient déjà coupé par à-coups internet dès le 1er février, filtré les accès à Facebook – le plus répandu en Birmanie –, Twitter et Instagram. L’effort pour limiter les VPN (réseau privé virtuel, lien direct entre des ordinateurs distants) a dans une grande mesure échoué : la pratique informatique s’est socialisée dans la Birmanie de la fin des années 2010. La junte a été mise en échec et n’a pu renouveler la manipulation des réseaux sociaux, entre autres Facebook, dont elle s’était fait une spécialité que ce soit en 2014 (pour susciter l’affrontement « interreligieux » bouddhistes-musulmans) ou en 2017 lors de l’offensive militaire contre les Rohingyas dans l’Etat occidental de Rakhine, offensive menée sous les ordres de Min Aung Hlaing.

Dans la conjoncture actuelle, ce qui marque une césure, la société norvégienne Telenor (fournisseur de services internet) a dû se distancier de la nouvelle loi et de ses applications répressives. Y compris des entreprises privées et l’Association industrielle et manufacturière ont dénoncé la loi, craignant y compris qu’elle ne soit pas favorable aux « activités économiques ». Le « rêve despotique » de cybersécurité n’a pas (encore) pu faire obstacle à l’insurrection de la société, ce qui doit susciter quelques soucis au-delà des frontières du Myanmar. Des soucis qui ne sont certainement pas étrangers à divers gouvernements proposant un « compromis » entre « deux parties » traitées comme « les acteurs potentiels d’une négociation », alors que les insurgés veulent se débarrasser aujourd’hui de la dictature militaire, de cette armée baptisée Tatmadaw, forte de plus de 500’000 hommes, avec son réseau clientélaire, son infrastructure économique propre et ayant joué durant des années le rôle de « représentante de l’identité nationale ».

Pour ce qui est de « la mise en œuvre » du modèle de contrôle en ligne d’une population, les militaires birmans marchent dans les traces du grand frère chinois, de la Turquie, de l’Arabie saoudite et du Vietnam.

Un responsable de The Assistance Association for Political Prisoners (AAPP) – créée par des militants en l’an 2000 – a confié à Frontier Myanmar qu’« alors que des centaines de milliers de personnes se joignent aux protestations de masse dans tout le pays et qu’un nombre croissant de fonctionnaires quittent leur bureau dans le cadre du mouvement de désobéissance civile » l’armée a initié une série d’arrestations. « Nous n’avons pas de chiffre concernant le nombre exact d’arrestations, mais nous estimons qu’il y a environ 200 fonctionnaires du gouvernement, de la LND (Ligue nationale pour la démocratie) et de commission électorale. » (12 février 2021) La libération de tous les prisonniers politiques, entre autres comme symbole la libération de Aung San Suu Kyi, est au centre de toutes les manifestations.

Il est des plus significatif, à titre d’exemple, que soient entrées dans l’insurrection démocratique des fractions du personnel de la compagnie aérienne publique Myanmar National Airlines (MNA). Il en a découlé l’interruption de vols intérieurs. « Les premiers employés ont quitté leur poste le 3 février et environ 60% d’entre eux refusent maintenant de travailler, y compris les superviseurs, le personnel au sol, le personnel de cabine et les équipes de maintenance et d’ingénierie. » (Frontier, 17 février 2021) Le personnel en grève de la MNA a tenté de rallier des salariés d’autres compagnies aériennes, mais sans succès, du moins dans un premier temps.

La police est évidemment intervenue auprès de la MNA pour chercher à contraindre le personnel de rejoindre leur poste. Elle a demandé, dès le 9 février, à la direction de la compagnie la liste du personnel qui avait rejoint le mouvement de protestation (MDP). Ce qui traduit la permanence et projection de la politique répressive. Ce qui concrétise aussi par les amendements et ajouts effectués au Code pénal et au Code de procédure pénale, effectués le 14 février, élargissant les définitions de « haute trahison », de « sédition » et de « d’incitation à la désobéissance ». Le 13 février, trois articles sur la protection de la vie privée et la sécurité des citoyens étaient suspendus, ce qui accroissait la possibilité « légale » de perquisition, d’arrestation sans mandat. Les ONG telles que Equality Myanmar et d’autres groupes de la société civile constatent qu’aucune plainte ou demande concernant une arrestation et la localisation de la personne appréhendée ne peuvent être faites dans le cadre actuel du State Administration Council.

Le régime a lancé des mandats d’arrêt contre des célébrités qui ont incité la population à rejoindre le mouvement de désobéissance civile. Conjointement à l’arrestation nocturne de syndicalistes, de militants et d’employés du gouvernement en grève, la dictature a dans son viseur des artistes. Parmi eux, il faut citer des réalisateurs comme Wayne, Lu Min, Ko Paul et Na Gyi, de l’acteur Pyay Ti Oo ainsi que la chanteuse Anagga. Ils sont recherchés en vertu de l’art. 505a du Code pénal « pour avoir encouragé des fonctionnaires à se joindre à une grève générale ».

Lu Min, primé à quatre reprises au Myanmar Academy Award, s’est joint le mardi 16 février à la manifestation organisée devant la Banque centrale du Myanmar à Yangon (Rangoon) appelant le personnel à se joindre à la grève. Lu Min a été arrêté le 21 février. Dès le 4 février, le régime se devait de contrôler la Banque centrale étant donné son rôle stratégique. Pour ce faire, dès le 1er février au matin, il a démis de leur fonction deux gouverneurs, dont U Bo Bo Nge, un professionnel considéré comme compétent mais ayant participé en 1988 au soulèvement étudiant et ayant été alors emprisonné. Il l’est à nouveau et aucune information n’est donnée à son sujet.

A la tête de la Banque centrale a été nommé le 3 février un ancien officier du Tatmadaw : U Than Nyein. Le 4, U Win Thaw, lié aux milieux d’affaires, a été nommé vice-gouverneur. Il s’est adressé de suite aux manifestants pour leur demander « d’attendre un an pour voir si Min Aung Hlaing va tenir sa promesse de remettre le pouvoir à un gouvernement élu avant de descendre dans la rue pour protester » (Frontier, 18 février 2021). Une grève du personnel de la Banque centrale aurait rapidement impacté les banques privées, d’autant plus qu’une partie de leurs employés rejoignait le mouvement de protestation. A cela s’ajoutent l’interruption des transactions internationales et l’accès aux comptes, avec les problèmes de trésorerie pour les entreprises.

La figure de Win Thaw est utilisée comme le médiateur pour désamorcer l’insurrection démocratique. Ainsi, il déclare : « Je suis un fonctionnaire, je vais servir le pays du mieux que je peux. Les politiques diffèrent d’un gouvernement à l’autre, mais elles doivent avoir un objectif commun qui est de développer le pays et de ne pas troubler la population. Quand on regarde le gouvernement actuel et les ministres nommés, on peut voir qu’ils font de leur mieux. Et le commandant en chef a répété à plusieurs reprises qu’il ne serait pas au pouvoir durant longtemps… S’ils ne tiennent pas leur promesse au bout d’un an [organisation d’élections], ce sera le moment de protester. Les gens devraient trouver des formes de protestation qui ne nuisent pas à l’économie et permettent le développement économique. Dans les pays étrangers, il y a beaucoup d’intellectuels qui savent exprimer ce qu’ils veulent de manière démocratique. Si les gens se comportent comme eux, la junte peut satisfaire leur désir ou négocier avec eux et il n’y aura pas de conséquences graves pour le pays. » Après ce sermon, il y a néanmoins souligné que la Banque centrale disposait de plusieurs plans pour assurer le fonctionnement du système financier et la sauvegarde du régime. On a là un manuel d’intervention dans une situation de crise comme celle à l’œuvre en Birmanie afin d’assurer la permanence du pouvoir socio-économique si interconnecté entre des secteurs de l’armée (en possibles tensions entre eux), du capital birman et du capital transnational de plus en plus présent au Myanmar.

Le contenu et la dynamique de l’insurrection démocratique se révèlent aussi bien par l’ampleur des manifestations, leur extension dans les diverses villes que par la créativité des formes inventées dans la chaleur de l’action. Ainsi, devant l’ambassade de Chine à Yangon, le 11 février, les manifestant·e·s vont réussir à susciter une réponse de l’ambassadeur de Chine Chen Hai. Il va déclarer que Pékin « n’a pas été informé à l’avance du changement politique au Myanmar », ce qui ne peut que susciter, a contrario, un soupçon assez largement répandu. Certes, les intérêts économiques chinois en Birmanie sont importants. Mais, comme le déclare Bridget Welsh, associée de recherche honoraire à l’Institut de recherche asiatique de l’Université de Nottingham en Malaisie, « la Chine veut la stabilité à sa frontière. Et un Myanmar dirigé par l’armée n’est pas une garantie de stabilité, comme nous l’avons vu avec les milliers de personnes qui sont descendues dans la rue… La Chine est également consciente que l’armée ne sert pas nécessairement ses intérêts économiques à long terme… S’il y a un exode de réfugiés ou une montée du conflit, et que cela affecte les entreprises chinoises. » Les votes au Conseil de sécurité sur la non-intervention « dans les affaires intérieures de Myanmar » n’impliquent pas nécessairement un appui au coup de force de ce clan militaire mais le fil conducteur de sa stratégie diplomatico-économique régionale.

Parmi les autres initiatives prises, il faut relever la soudaine panne collective des véhicules rendant impraticable pour la police le principal pont de Yangon et de nombreuses artères. Autrement dit, Min Aung Hlaing empêche les Birmans de circuler. La circulation est en grève. Et une grève générale, ce lundi 22 février, est la réponse décidée suite à l’assassinat par balles réelles, le 20 février, de deux manifestants, Wai Yan Tun, 16 ans, et Thet Naing Win, un charpentier de 36 ans, dans la ville de Mandalay, deuxième grande ville de Birmanie. Selon divers témoignages, des soldats de la 33e division d’infanterie légère, impliqués dans le massacre d’Inn Din contre les Rohingyas en septembre 2017, étaient « chargés de maintenir l’ordre », de cette façon (Myanmar Now, 21 février 2021). D’ailleurs, à l’annonce de la grève générale, le pouvoir a averti qu’il n’hésiterait pas à utiliser la force militaire pour écraser l’insurrection démocratique.

Cela n’a pas empêché la grève générale qui a réuni selon diverses sources des centaines de milliers de personnes – grève de fonctionnaires, dans le secteur privé, fermeture de commerces, mobilisation des étudiants, des enseignants, des syndicalistes, du personnel soignant, des paysans – de traduire l’exacerbation du conflit démocratique, social et politique. Comme le souligne le site Frontier : « Les forces de sécurité n’ont pas tenté de disperser le rassemblement, s’assurant qu’il n’y ait pas de répétition des violences de samedi qui avaient suscité une forte condamnation internationale. »

La publication Myanmar Now, ce 22 février, concluait ainsi son reportage sur la journée de grève générale : « De nombreux quartiers résidentiels de Yangon étaient inhabituellement silencieux et vides le lundi matin. Les seules personnes présentes chez elles étaient les malades ou les personnes âgées, et celles qui restaient pour s’occuper d’eux ou pour accomplir d’autres tâches au sein de leur communauté. Presque tous les autres rejoignaient les rivières de personnes en mouvement le long des routes principales de la ville, défiant les mises en garde répressives, pour exiger la fin du régime militaire qui a pris le pouvoir par un coup d’État il y a trois semaines. Avec l’interruption d’Internet jusqu’à midi, les médias sociaux étaient eux aussi étrangement silencieux. Les masses de personnes s’organisant sur Facebook avaient cessé de mettre à jour leurs flux à 1h du matin dimanche. Parmi leurs derniers messages, ils ont mis en garde les autres manifestants contre les fauteurs de troubles soutenus par l’armée [des prisonniers avaient été libérés à cet effet] qui pourraient tenter de provoquer des violences dans le but de discréditer le mouvement. Il a été suggéré aux manifestants de cesser leurs chants et de garder le silence pour aider à identifier les infiltrés. D’autres ont donné des conseils sur la manière d’éviter les affrontements avec les forces de sécurité et de se protéger s’ils se mettaient à attaquer de toute façon. Malgré la crainte généralisée que l’armée ne lance une répression meurtrière, des centaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues à travers le pays, des villes de montagne du nord de l’Etat de Chin aux régions côtières de Tanintharyi. »

La détermination et l’intelligence collective de cette insurrection démocratique, dans ce pays considéré comme un champ d’investissements prometteur par les transnationales européennes, japonaises, helvétiques, chinoises, se doivent de susciter, dans la gauche, une réflexion renouvelée sur les batailles démocratiques et sociales dans une conjoncture internationale marquée par l’attrait des pouvoirs forts pour les dominants.