Décryptage : l’Équateur devant le FMI  

JEAN-BAPTISTE MOUTTET. Médiapart, 10 octobre 2019

La politique d’austérité menée par Lenín Moreno et inspirée par le FMI pousse les Équatoriens dans la rue. De violentes manifestations ont de nouveau eu lieu mercredi. Pour l’historien Pablo Ospina, le mouvement ne cherche pas à renverser le président, mais à lui faire changer de politique.

Un puissant mouvement social pousse Lenín Moreno dans ses retranchements. Après avoir décrété l’état d’exception le 3 octobre, s’être réfugié dans la seconde ville du pays, Guayaquil, quatre jours plus tard, le président équatorien a décrété mardi soir un couvre-feu partiel à Quito. Des manifestants ont brièvement envahi le Parlement ce jour-là.

Le pouvoir semble dépassé alors qu’une vaste manifestation a eu lieu ce mercredi. Des milliers d’Amérindiens ont rejoint la capitale pour crier leur colère avec les syndicats et les étudiants. La fin des subventions pour le carburant a mis le feu aux poudres. En accord avec le FMI pour obtenir un prêt de 4,2 milliards de dollars, Lenín Moreno a lancé une sévère politique d’austérité afin de réduire le déficit budgétaire du pays.

Malgré la puissance du mouvement, le président équatorien demeure inflexible. Il préfère voir dans cet élan populaire une manœuvre pour le déstabiliser. Il accuse le président vénézuélien Nicolás Maduro et son prédécesseur, Rafael Correa (2006-2016), dont il a été le vice-président, d’être « derrière cette tentative de coup d’État ».

Pablo Ospina, historien équatorien de l’Université andine Simón-Bolívar et spécialiste des mouvements sociaux, proche d’une gauche critique du corréisme, dénonce cette version des faits. Il met en avant l’indépendance du mouvement qui cherche non pas à renverser le gouvernement, mais à le faire changer de politique.

Que se passe-t-il en Équateur ? Ce sont des manifestations contre une politique d’austérité ? Une tentative de coup d’État organisé par Rafael Correa et Nicolás Maduro comme le laisse entendre Lenín Moreno ? Ou même une révolution ?

Pablo Ospina : C’est un mouvement social contre les politiques d’austérité. Le premier à se mettre à l’arrêt jeudi dernier a été le secteur des transports. Alors que cette grève s’achevait, les organisations amérindiennes ont bloqué des routes de la Sierra Centrale et de la Sierra Norte. Ce mouvement s’est progressivement amplifié et, lundi, il a gagné les centres urbains et des provinces côtières où il n’y a pas beaucoup de population amérindienne.

Mercredi, une grève a été décrétée par les syndicats. Le point commun entre tous ces acteurs est l’opposition aux mesures économiques d’ajustement et en particulier l’augmentation du prix de l’essence et du diesel. Cette mesure est celle qui a le plus indigné les secteurs populaires.

Le gouvernement a supprimé des subventions sur deux types de combustibles : l’essence utilisée dans les transports privés et le gasoil, utilisé par les bus, les transports routiers… Cette dernière subvention est très importante, car l’augmentation des prix des transports routiers et des transports de passagers a d’énormes effets inflationnistes. Des estimations prévoient une augmentation de 10 à 15 % de l’inflation. Cela représente une économie de 1 500 millions de dollars (1 366 millions d’euros) pour le gouvernement, soit exactement ce que demandait le Fonds monétaire international dans son accord avec le gouvernement.

Est-ce que l’ancien président équatorien, Rafael Correa, joue un rôle dans ce mouvement ?

Il y a une grande confusion dans les médias. Les commentateurs économiques ne comprennent pas que ces mesures, qu’ils espéraient, ne soient pas acceptées. Cette incompréhension nourrit les idées complotistes. Rafael Correa a lutté contre la Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur (Conaie), essayant de la diviser, de la détruire, de la criminaliser. Il n’y a aucun rapprochement entre la Conaie et Rafael Correa. Évidemment, lui et ses soutiens veulent en profiter politiquement et essaieront de présenter le soulèvement comme étant en leur faveur. De nombreux manifestants crient que « le gouvernement va tomber », que « Moreno va tomber »… Mais ces cris sont de toutes les manifestations depuis 1997 [lorsque le président Abdalá Bucaram est destitué – ndlr]. Les dirigeants de la Conaie ne prévoient pas de pousser le gouvernement vers la sortie. Le groupe qui est entré dans l’Assemblée nationale mardi a été rapidement délogé et son but était seulement de l’occuper symboliquement. Le bureau du contrôleur général d’État (« Contraloría general del Estado ») a dénoncé mardi l’attaque de ses bâtiments. Or c’est là que se trouvent des pièces à conviction utiles au procès pour corruption contre le gouvernement antérieur. « La Contraloría general del Estado » n’a jamais été attaquée dans aucune manifestation. Cette tentative de « prise » du bâtiment est très étrange. Le contrôleur a déclaré que ni les organisations amérindiennes ni les organisations sociales ne sont à l’origine de l’action. Ce serait, selon lui, une bande organisée qui a cherché à s’emparer des archives. Donc oui, cela laisse supposer que, à ce moment-là, un groupe lié au courant corréiste y a participé.

Plus Lenín Moreno s’affaiblit, plus le gouvernement se discrédite, plus Rafael Correa peut essayer de capter une partie de l’électorat déçu. Plus la crise économique s’approfondit, plus les soutiens de l’ancien président se rappelleront avec nostalgie les temps de prospérité lorsque le prix du pétrole atteignait des sommets.

Ce sont les plus pauvres qui s’opposent aujourd’hui à Lenín Moreno ?

Oui. La division entre les classes sociales est claire. Dans les secteurs au nord de Quito, où habitent les classes moyennes, il n’y a quasiment pas de routes coupées. Au contraire, dans le sud et les périphéries de la capitale, il y en a de plus en plus. La mobilisation amérindienne s’est développée dans les régions les plus pauvres du pays.

Lors de l’élection présidentielle de 2017, Lenín Moreno se présentait comme le candidat du « dialogue ». Plus de 700 personnes sont détenues par les forces de l’ordre. Il y a eu cinq morts en marge des manifestations. Sommes-nous face à un gouvernement devenu autoritaire ? 

La répression est énorme et le langage employé dans les médias et les déclarations officielles sont violents. L’Équateur était une société pacifique. Mon impression est que le gouvernement antérieur, de Correa, a augmenté le seuil de tolérance à la répression. Il ne faut pas perdre de vue non plus que les gens répondent, de leur côté, à des mesures économiques très rudes. Une augmentation de 123 % du carburant utilisé par les transports publics et les routiers est aussi un ajustement extrême dans un pays « dollarisé ».

Aujourd’hui la démocratie équatorienne est-elle en danger ?

C’est une situation difficile pour la démocratie équatorienne, parce qu’il y a des mesures terriblement impopulaires, un gouvernement qui s’obstine à les maintenir et une population qui manifeste son indignation. Je ne pense pas que le gouvernement va être gravement déstabilisé. Cette mobilisation pousse le gouvernement à réfléchir sérieusement sur le chemin qu’il souhaite proposer au pays.

Existe-t-il des alternatives à cette politique libérale d’austérité ?

Il y a des alternatives pour modifier les subventions concernant les carburants. En l’état, ces subventions vont à l’encontre de la protection de l’environnement. Elles favorisent les transports privés et non les transports publics. Le gasoil, qui a augmenté de 123 %, est le carburant des plus pauvres, c’est celui qu’utilisent les bus. Sur ce carburant, le gouvernement économise 1 200 millions de dollars (1 093 millions d’euros) avec la fin des subventions et seulement 330 millions sur le carburant des transports privés (300 millions d’euros).

Il faut que ce soit le contraire, que les transports privés paient le plus gros tribut. Il s’agirait de diminuer les prix des transports publics et de compenser par l’augmentation des coûts des transports privés. Par une mesure relativement simple, on favorise les plus pauvres car en Équateur, seulement 25 % de la population possède une voiture.

Le FMI est obsédé par la réduction du déficit. Il est aveugle face aux conséquences que cela peut avoir pour l’économie équatorienne. Il ne voit pas le déficit de la balance commerciale. Il est terriblement cher de produire en Équateur et les exportations sont peu compétitives. Ce déficit a pu par le passé seulement être compensé par des prix élevés du pétrole que le pays produit. En augmentant le prix des carburants et générant de l’inflation, il devient plus cher de produire, d’exporter et les produits importés seront encore plus compétitifs.

L’Équateur vit-il avec Lenín Moreno un « virage » économique à droite ?

Toute l’Amérique latine connaît ce « virage à droite » depuis la fin de l’augmentation des prix des matières premières. Les gouvernements progressistes ont soutenu une politique qui se basait sur la répartition des excédents des exportations, avec un peu plus pour les plus pauvres, sans pour autant retirer quoi que ce soit aux plus riches. Quand cela ne fut plus possible parce que cet excédent a disparu, ils ont commencé à mener une politique plus pragmatique et orthodoxe.

C’est Rafael Correa lui-même qui a appelé le FMI en 2014, lui qui l’a invité à faire la première révision. Il a donné de l’or de la réserve nationale à Goldman Sachs. Il a donné à la multinationale Schlumberger les puits de pétrole les plus riches d’Équateur. Rafael Correa n’a pas reconnu des dettes que Lenín Moreno a été mené à assumer. Par chance, Correa a pu demander des prêts à la Chine, suffisamment pour tenir jusqu’à son départ. Il a laissé le pays très endetté.

Les mouvements sociaux sont de nouveau un acteur important de la scène politique. Peuvent-ils jouer un rôle important sur la scène électorale ?

La scène électorale a sa propre logique, différente de celle des mobilisations. Ils doivent avoir des fonds suffisants pour communiquer de manière professionnelle, se mettre d’accord sur un candidat… L’élément qui favorise les mouvements sociaux est sa propre faiblesse. Ils savent qu’ils sont acculés et faibles. Il y a donc la possibilité que, lors des prochaines élections, les gauches et les mouvements sociaux s’unissent en un seul front.

Ensuite, la vague progressiste qu’a connue l’Amérique latine a discrédité les politiques soi-disant de gauche. Elles sont associées à la corruption, l’autoritarisme. Nicolás Maduro et Daniel Ortega donnent un mauvais exemple de ce que pourrait être un futur à gauche. Il faut se réinventer dans le langage employé, dans les propositions, dans la façon de se présenter si les gauches veulent vaincre cette stigmatisation que nous ont laissée en héritage ces gouvernements en échec.

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