Éthiopie : catastrophe humanitaire

Échange entre Pierre Beaudet et Paulos Tesfagiorgis, 26 janvier 2021, Socialist Project (traduction À l’Encontre)

Alors que plus de 950 000 personnes sont «en mouvement» dans la province du Tigré, dans le nord du pays, une énorme catastrophe humanitaire frappe déjà durement les Tigréens. L’un des facteurs aggravants est que l’armée éthiopienne qui occupe actuellement le Tigré tente d’empêcher les gens de passer au Soudan. Un grand nombre de personnes sont déplacées et se retrouvent dans des camps de fortune sans soutien ni protection de l’ONU. De plus, l’ONU signale plusieurs attaques qui ont causé des ravages et des destructions dans ces camps. [Pour décrypter les éléments de cette guerre et crise régionale et mieux suivre les développements de cet article, les lecteurs peuvent se rapporter à l’article publié sur ce site en date du 24 décembre 2020 «L’Ethiopie entre dans une situation dangereuse. Décryptage d’une guerre et d’une crise régionale».]

En plus de ce désastre, les Nations Unies craignent une transmission massive de Covid-19 au Tigré, accentuée par le déplacement, d’une part, et l’effondrement des services de santé, d’autre part. Le Bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA) affirme que seule une petite fraction de la population dans le besoin (2,3 millions sur une population totale de 6 millions) a eu accès à une aide d’urgence (nourriture, médicaments, abris). Selon Paulos Tesfagiorgis, «la stratégie semble être de faire que la guerre aboutisse à une famine de masse, de sorte que les habitants du Tigré vont soit mourir, soit devenir des mendiants incapables d’avoir un véritable mot à dire sur leur propre destin présent et futur».

L’ONU rapporte que des hôpitaux (en dehors de Mekelle, la capitale du Tigré) ont été pillés et détruits. Les convois humanitaires mis en place par l’ONU restent inactifs et ne peuvent pas se rendre dans les régions les plus touchées.

Triste répétition

«Pendant la guerre révolutionnaire des années 1970 et 1980, lorsque le Front de libération du peuple érythréen (EPLF) et le Front de libération du peuple du Tigré (FLTP) combattaient l’Ethiopie, le régime militaire du Derg (Gouvernement militaire provisoire de l’Ethiopie socialiste, mis en place à partir de 1974) appliquait la tactique consistant à “vider l’étang pour tuer les poissons”, ce qui a entraîné des centaines de milliers de victimes civiles.» Le Derg napalmait les récoltes, massacrait les animaux domestiques, bombardait les villages, mettait même des civils dans les églises et les tuait. Les prêtres n’ont pas été épargnés. Tout cela est enregistré. Comme c’est douloureux quand des soldats érythréens participent à l’exécution de tels actes et répètent l’histoire qui a frappé leur propre peuple pendant longtemps. Mais ils sont jeunes, sans lien avec l’histoire du sacrifice glorieux pour la vérité et la détermination du droit à l’autodétermination. «Partout, dit Tesfagiorgis, des civils et des prisonniers sont tués au hasard.»

La Force de défense nationale éthiopienne, l’armée érythréenne, les forces de sécurité et la milice d’Amhara, et plus récemment, 2500 combattants somaliens amenés d’Érythrée, sont les forces qui attaquent des principales villes. Plusieurs rapports font état d’un pillage et d’un pillage généralisés de la part des Érythréens et des Amhara, notamment d’objets culturels et religieux précieux ainsi que d’anciennes églises et mosquées ayant une grande importance historique non seulement pour le Tigré et l’Éthiopie, mais aussi pour l’humanité.

L’expansion de la guerre

Un rapport de Reuters [1] explique que le FLPT est aguerri au combat avec des forces de plus de 250 000 hommes disposant d’un matériel important et de ressources humaines. «Des données fragmentaires indiquent des combats intenses dans plusieurs régions du Tigré impliquant de l’artillerie, des avions de guerre et des missiles, avec beaucoup de tirs de barrage du FLPT dont l’expérience en matière de guérilla est indéniable. Pendant ce temps, des conflits font rage dans d’autres régions d’Éthiopie. C’est le cas dans la région occidentale de Benishangul-Gumuz [un des dix régions administratives de l’Ethiopie], où les affrontements entre les milices Amhara et les paysans armés locaux ont fait plus de 200 morts. De vastes zones de la grande province d’Oromia (plus de 30% de la population) ne sont pas sécurisées, car des milices armées prétendant faire partie du Front de libération Oromo (FLO) s’opposent à l’armée éthiopienne.»

«Le parti au pouvoir (Parti de la prospérité) créé par le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, ancré à l’origine dans le groupe ethnique oromo, est divisé entre ceux qui préfèrent rester en Ethiopie dans un arrangement plus centralisé, malgré les coûts élevés de la guerre et ceux qui s’en tiennent à l’idée d’une république fédérale décentralisée, promue par le FLPT lorsque ses membres étaient présents dans le gouvernement d’Ethiopie», explique Paulos Tesfagiorgis. À Addis-Abeba et autour du groupe au pouvoir, le nouveau slogan est MEGA «Make Ethiopia Great Again»! Selon Ahmed Hassen de l’International Crisis Group, «les élites amhara sont déterminées à venger l’humiliation qu’elles ont subie par des dirigeants du FLPT et de leurs acolytes au cours des trois dernières décennies et à prendre la place qui leur revient dans la politique éthiopienne» [2]. «A quel prix?», demande Paulos Tesfagiorgis.

Retour de flamme régional

Un autre point chaud se trouve le long de la zone frontalière soudanaise d’Al-Fashqa, qui fait partie du Soudan mais qui est habitée par de nombreux agriculteurs éthiopiens. Le Soudan a réagi lorsque les milices amhara sont arrivées et ont mené des opérations armées contre l’armée locale. Cette tension reflète probablement des problèmes plus importants de conflit entre l’Éthiopie et le Soudan (notamment la construction – dans le nord-ouest de l’Ethiopie – du Grand barrage de la Renaissance sur le Nil bleu dans la région de Benishangul Gumuz), ce qui rend le Soudan et l’Égypte nerveux quant à l’utilisation des eaux du grand fleuve. «Une lutte de pouvoir interne associée aux pressions externes du Soudan et de l’Égypte pourrait se transformer en une guerre régionale plus large qui pousserait le pays à proclamer un autre état d’urgence national, ce qui entraînerait le maintien du régime en place pour une durée indéterminée», déclare Ahmed Hassen.

Un massacre généralisé

La présence importante de l’armée érythréenne dans le Tigré a été démentie jusqu’à récemment par l’armée éthiopienne. Mais il y a deux semaines, un officier éthiopien de haut rang, le Major Général Belay Seyoum, a reconnu la présence de forces étrangères sur le sol éthiopien, déclarant qu’il était «douloureux» et humiliant de voir des forces étrangères impliquées dans la guerre. Il a également fait référence aux pillages en déclarant que les biens pillés qui se trouvent encore en Ethiopie peuvent être récupérés, mais pas ceux qui ont quitté l’Ethiopie, faisant ainsi allusion à l’Erythrée.

Revenons au Tigré: la guerre provoque d’énormes destructions. Les anciens dirigeants civils du Front populaire de libération du Tigré (FLPT) sont arrêtés et froidement assassinés. C’est le cas de Seyoum Mesfin, qui a été arrêté par l’unité de sécurité de l’armée érythréenne et tué par la suite. Mesfin, 71 ans, était à la tête de la politique étrangère éthiopienne lorsque le FLPT faisait partie du gouvernement à Addis-Abeba. Un de ses collègues, Asmelash Weldeselassie, aveugle et manchot, a également été assassiné. «L’affirmation de l’armée éthiopienne selon laquelle il a été tué dans une fusillade est ridicule», selon Paulos Tesfagiorgis. A Mekelle et dans d’autres villes, la chasse est ouverte pour arrêter d’autres dirigeants du FLPT qui n’ont pas pu se transférer dans les collines lorsque leur armée est partie pour éviter la destruction de la ville. Ces dirigeants ont entre 70 et 80 ans. L’ancien président de la Chambre de la Fédération, Keria Ibrahim, l’une des rares femmes dirigeantes du FLPT, a été arrêtée en même temps que de nombreux autres fonctionnaires et administrateurs civils qui dirigeaient l’Ethiopie depuis plus de trois décennies.

Pas de solution politique

À ce stade, il est impossible de prévoir autre chose qu’un conflit prolongé et sanglant. Le FLPT est certainement sous tension, avec un accès très limité au monde extérieur et toujours sans ligne d’approvisionnement sécurisée. «Il y a un réel danger d’escalade», déclare Tesfagiorgis. Et aucune indication du côté du Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, d’une volonté de négocier et de trouver des solutions politiques. Comme nous l’avons dit plus tôt, la sagesse et les qualités d’homme d’Etats manquent. Il est peu probable que le FLPT s’engage dans des négociations. Il est solidement établi au Tigré, ayant remporté haut la main une récente élection démocratique [en septembre 2020, élections tenues malgré l’opposition d’Abiy Ahmed] et bien gérée: «Le peuple est solidement derrière lui, encore plus suite aux destructions et aux meurtres infligés par les soldats éthiopiens et érythréens.»

Il est peu probable que le Premier ministre éthiopien penche pour la négociation. «Son projet ressemble au vieux rêve de Haïle Sélassié [avril 1930-septembre 1974] et du Derg [1974-1987] – créer le grand projet de l’Ethiopie.» Les deux parties ont manqué de véritable sens politique, et dans le cas de l’Ethiopie, «il y a l’influence négative du président érythréen [Isaias Afwerki, au pouvoir depuis mai 1993] qui, pour ses propres raisons, veut nourrir la haine, la guerre et la destruction». Bien avant la guerre, «Abiy et Afwerki avaient fait des plans militaires détaillés pour envahir le Tigré». Les incidents qui ont déclenché la guerre en novembre 2020 étaient essentiellement une excuse et une opportunité pour exécuter leur plan de destruction», affirme Paulos Tesfagiorgis. À long terme, dit-il, Abiy devra choisir comment on se souviendra de lui: comme celui qui a voulu réformer l’Éthiopie ou celui qui est la cause de la désunion, de la destruction et de la misère de son pays et une cause majeure de l’instabilité dans la région.

Bien qu’il soit peu probable que des puissances extérieures interviennent à court terme, les États-Unis et l’Union européenne font pression. La nouvelle administration de Joe Biden devrait accorder une plus grande attention à l’Éthiopie, en gelant une partie des aides, bien qu’il faudra chercher à assumer l’énorme coût humanitaire. Selon Paulo Tesfagiorgis, «au début, les grandes puissances ont préféré s’asseoir et attendre de voir qui sera le vainqueur, qui ne sera certainement pas le peuple, qu’il soit du Tigré ou de l’Éthiopie».

 

Paulos Tesfagiorgis est l’ancien chef de l’Association de secours érythréenne. Il est en exil, car dissident face au pouvoir de l’Erythrée.

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[1] Giulia Paravicini, «Hundreds dead in worsening Ethiopian conflict», Reuters, 9 novembre 2020.

[2] Ahmed Hassen, International Crisis Group, 18 janvier 2021.