Le spectre de Marx : à propos du marxisme de Vivek Chibber

 

Kolja Lindner, extraits d’un texte paru dans Actuel Marx 2017/2 (n° 62)

 

On ne peut que se féliciter de la récente traduction française de l’important livre Postcolonial Theory and the Specter of Capital de Vivek Chibber.

L’articulation d’une démarche empirique et théorique qui caractérise l’effort de Chibber lui permet de se détacher de telles polémiques. L’auteur s’efforce ainsi « d’analyser le cadre conceptuel produit par les études post-coloniales pour l’analyse historique et plus précisément pour l’analyse de ce qu’on appelait alors le Tiers-Monde. L’« Histoire classique [5] de la modernisation colonialo-capitaliste des pays du Sud, mobilisée par les études postcoloniales, se voit ainsi récusée. Celle-ci est perçue comme un phénomène global, bien que son expansion ait pris des formes différentes selon l’époque et le lieu. Même si le monde colonisé y est venu plus tard, il ne faisait guère de doute qu’il suivrait les sillons creusés par le monde avancé. Le moteur de ce processus était constitué par l’industrialisme et les pratiques économiques modernes, conjointement avec les transformations politiques et culturelles. […] L’Europe offrait au monde en développement une image approximative de son propre avenir .

C’est à partir de cette vision de l’histoire identifiée comme un « métarécit marxiste que les Subaltern Studies construisent un contre-récit, réhabilitant la « différence historique » du développement indien. Celui-ci serait justement caractérisé par l’échec de la « tendance universalisante du capital : l’introduction du capitalisme en Inde ne supprimerait pas les formes de domination précapitalistes. Plus encore, la bourgeoisie indienne (contrairement à celle en occident) s’avérerait incapable de construire un mode de domination de classe hégémonique, c’est-à-dire de présenter ses intérêts comme identiques de ceux des classes dépendantes .

Selon Chibber, cette approche présente deux implications. La première est que « l’analyse des hiérarchies sociales en Inde ne peut pas s’appuyer sur les catégories de l’économie politique qui repose sur le capital comme mécanisme d’explication . La critique marxienne de l’économie politique se voit ainsi rangée dans l’inventaire eurocentrique inapte à saisir le développement des pays du Sud : « Un capitalisme spécifiquement postcolonial demande des catégories spécifiquement postcoloniales. Ces catégories sont celles du « fragment », de la psychologie, voire de la religion. L’auteur leur reproche ce qu’il identifie comme étant la deuxième conséquence de la vision subalterniste, à savoir de présenter des effets théorico-politiques qui sont à l’opposé de la visée initiale du projet de l’historiographie indienne : un « hyper avant-gardisme » contrastant grandement avec l’« appel programmatique à reconnaître et respecter l’agency subalterne », et un « essentialisme culturel ,  » déplaçant les intérêts matériels dans le domaine d’une psychologie particulière. Au final, « les Subaltern Studies ne peuvent constituer ni une théorie du capitalisme dans sa forme mondialisée, ni sa critique, puisqu’elles proposent systématiquement une interprétation erronée du fonctionnement du capitalisme .

À l’encontre de l’« idéologie des subalternistes, Théorie postcoloniale et le spectre du Capital se veut donc une réhabilitation du marxisme. Selon Chibber, celui-ci dispose d’un meilleur outillage pour mener à bien une analyse des pays du Sud. L’argument central porte ainsi sur les formes du capitalisme dans ces aires, voire sur la nature du capitalisme en général. Et face à la révélation impitoyable des failles théoriques du discours postcolonial, on n’a peu de mal à suivre l’auteur dans son analyse du déploiement du capitalisme en Inde. Ce qui pose cependant davantage problème, c’est la conception de marxisme même qui soutient cette entreprise, celui-ci étant présenté comme une machine théorique omnipotente. Une telle conception est non seulement imaginaire, mais elle bloque de surcroît toute compréhension du point de départ des études postcoloniales. Celles-ci ont d’abord été, Chibber le reconnaît explicitement, « une innovation au sein de la théorie marxiste, non une rupture radicale avec celle-ci

À l’encontre de l’essentialisme culturel des subalternistes qui explique l’action sociale dans les pays du Sud par une psychologie particulière, Chibber cherche à « rétablir l’idée d’intérêts universels, propre aux Lumières . Ces intérêts seraient « des facteurs causaux et explicatifs dans l’agency social, quel que puisse être le contexte culturel des agents . De fait, les « besoins objectifs , notamment le « simple besoin de bien-être physique, éclairerait « l’essentiel de l’histoire politique. Cet universalisme des intérêts objectifs complèterait celui de « l’élan universalisant du capital, qui a opéré en Orient aussi bien qu’en Occident, bien qu’à des rythmes différents et de façon inégale. Enfin l’universalisme des intérêts résisterait à celui du capital : « s’il existe une véritable source d’opposition à la dynamique d’universalisation du capital, elle se trouve dans la lutte tout aussi universelle des classes subalternes pour défendre leur humanité essentielle.

Derrière ces thèses se dissimule à nouveau un problème théorique d’ampleur que Chibber semble simplement ignorer. Il s’agit de celui de la conception « objective » des intérêts que Marx a notamment défendus dans ses œuvres de jeunesse et avec lui une partie du marxisme. Cette idée consiste à dire que sous le régime capitaliste, les orientations normatives et les objectifs d’action des différents groupes sociaux seraient directement et uniquement déterminés par leurs positions sociales respectives. En reprenant cette conception, Chibber reproduit une confusion classique de la tradition marxiste qui tend « à identifier intérêts éthique et positionnel.

Deux conséquences, à l’opposé des visées de Chibber, résultent de cette identification. Premièrement, elle fait tomber l’auteur dans une essentialisation des subalternes. Tandis que ces derniers sont en réalité différenciés par leurs appartenances de caste et de genre, l’idée de l’universalité de leurs intérêts les transforme en un groupe social homogène. Pourtant, il est « erroné de supposer qu’une position commune dans un rapport de domination mènerait automatiquement à des intérêts convergents d’acteurs respectifs. Car, les acteurs peuvent interpréter un seul et même intérêt positionnel de manière différente. Et la superposition de différentes structures sociales peut aussi générer des intérêts tout à fait nouveaux. La conception chibbérienne des intérêts « objectifs » semble ici reproduire deux lacunes d’une bonne partie du marxisme, à savoir le refus d’intégrer la différenciation féministe de l’intersectionnalité et le rejet d’un débat ouvert à propos de questions éthiques.

Deuxièmement, la conception marxienne des intérêts « objectifs » ne semble pas loin de l’« hyper avant-gardisme » des Subaltern Studies que Chibber récuse. Car pour le Marx des années 1840, c’est uniquement le prolétariat qui possède « un caractère d’universalité par l’universalité de ses souffrances. Dans son émancipation serait donc contenue « l’émancipation humaine générale – cette dernière y étant contenue parce que c’est toute la servitude humaine qui est enveloppée dans le rapport du travailleur à la production, et que tous les rapports de servitude ne sont que des modifications et des conséquences de ce rapport. Dans la tradition marxiste, c’est cet avant-gardisme qui a constitué un obstacle pour concevoir toute forme d’intersectionnalité, il suffit de penser à la hiérarchisation des rapports de domination que Mao opère avec sa distinction entre « contradiction principale » et « contradiction subordonnée. À nouveau, l’enjeu d’une conception adéquate du capitalisme dans les pays du Sud ne consiste pas simplement à jouer le marxisme contre les études postcoloniales, en l’occurrence un avant-gardisme contre un autre, pour s’imaginer dans la caste des théoriquement intouchables. L’enjeu consiste à engager des efforts critiques pour remédier aux failles analytiques, qu’elles proviennent du marxisme ou des études postcoloniales.

Contre un dogmatisme se posant en gardien du temple, il semble important de retrouver une capacité d’autocritique et de renouvellement dans le procès de formation et de diffusion d’une théorie critique du capitalisme global. Certes, cet exercice peut paraître plus facile aujourd’hui, vu que les appareils d’État et les partis cherchant à garantir une certaine « ligne » ont disparu. Mais ils ont trouvé leurs successeurs dans un marxisme académique, certes beaucoup plus marginal que les partis d’autrefois, mais d’autant plus résistant à une vraie discussion critique de Marx que leur propre position institutionnelle semble menacée . C’est certainement une des raisons pour lesquelles l’avenir du débat critique sur Marx est moins dans les mains de ceux et celles qui se revendiquent de manière féroce de son œuvre, que dans celles d’intellectuels qui considèrent ses écrits comme une contribution cardinale à une théorie critique de la société existante à enrichir par les connaissances produites en théorie féministe, en histoire globale, etc.

Le pluralisme, c’est-à-dire l’art du compromis et de la médiation, apparaît intimement lié à la capacité à effectuer son autocritique. Cent ans après la Révolution russe, il est indubitable que les différences d’ordre politique mais aussi théorique (les deux étant souvent liées) « ne peuvent être réglées par l’autorité d’un savoir plus profond . Et ce défi n’est pas levé par la seule reconnaissance du drame qu’a produit la « solution bureaucratique et autoritaire à ce problème . Car les tentations d’un centralisme léniniste pour contrer les critiques soulignant l’intersectionnalité des rapports de domination restent d’une malheureuse actualité. Marx avait une réponse claire face à de telles scléroses : « ce qu’il y a de certain c’est que moi, je ne suis pas marxiste ».

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