Pourquoi le Forum social mondial ?

Pour définir la situation, il faut partir des grandes contradictions qui sont à l’œuvre. La crise structurelle articule quatre dimensions : économiques et sociales, celle des inégalités sociales et de la précarisation ; idéologiques avec l’interpellation de la démocratie, l’idéologie sécuritaire, les poussées xénophobes et racistes, la corruption qui résulte de la fusion de la classe financière et de la classe politique ; géopolitiques avec la fin de l’hégémonie des États-Unis, la crise du Japon et de l’Europe et la montée de nouvelles puissances ; écologique avec la mise en danger de l’écosystème planétaire. La crise écologique est la dernière arrivée. Comme l’a explicité Fernand Braudel, l’organisation du monde est entrée en contradiction avec l’écosystème planétaire ; et c’est la première fois dans l’histoire de l’Humanité.

Comme l’ont rappelé les mouvements présents au FSM de Belém, en 2009, il s’agit en fait d’une triple crise emboîtée : une crise du néolibéralisme en tant que phase de la mondialisation capitaliste ; une crise du système capitaliste lui-même qui combine la contradiction spécifique du mode de production, celle entre capital et travail, celle entre les modes de la production et les modes de la consommation et celle entre les modes productivistes et les contraintes de l’écosystème planétaire ; une crise de civilisation qui découle de l’interpellation des rapports entre l’espèce humaine et la Nature qui ont défini la modernité occidentale et qui ont marqué certains des fondements de la science contemporaine. En liant le refus du néolibéralisme à la remise en cause du capitalisme, le mouvement altermondialiste est dans la continuité de la Charte des principes de Porto Alegre qui précise dans son article 1 : « Il se définit comme un espace de rencontre ouvert d’instances et mouvements de la société civile qui s’opposent au néolibéralisme et à la domination du monde par le capital et toute forme d’impérialisme » (article 1 de la Charte des principes).

Convergence des mouvements sociaux  

Depuis 2011, des mouvements massifs, quasi insurrectionnels, témoignent de l’exaspération des peuples. Les révoltes des peuples ont un soubassement commun dans la compréhension de ce qu’est la crise structurelle officiellement admise depuis 2008. Ce qui émerge à partir des places, c’est une nouvelle génération qui s’impose dans l’espace public. Cette nouvelle génération construit par ses exigences et son inventivité, une nouvelle culture politique. Elle expérimente de nouvelles formes d’organisation à travers la maîtrise des réseaux numériques et sociaux, l’affirmation de l’auto-organisation et de l’horizontalité. Elle tente de redéfinir, dans les différentes situations, des formes d’autonomie entre les mouvements et les instances politiques. Elle recherche des manières de lier l’individuel et le collectif. Ce n’est pas un changement du rapport au politique, mais un processus de redéfinition du politique. Ces mouvements sont spontanés, radicaux, hétérogènes. Certains affirment que ces mouvements ont échoué parce qu’ils n’ont pas de perspective ou de stratégie et qu’ils ne se sont pas dotés d’organisation. Cette critique mérite d’être approfondie. Elle n’est pas suffisante quand on sait que le plus vieux de ces mouvements a trois ans. Les mouvements ne rejettent pas toutes les formes d’organisation ; ils en expérimentent des nouvelles. Celles-ci ont démontré leur intérêt dans l’organisation des mobilisations, la réactivité aux situations et l’expression de nouveaux impératifs. Même si la question des formes d’organisation par rapport au pouvoir n’est pas encore entamée et laisse un goût d’inachevé. Les nouveaux mouvements marquent la transition entre les mouvements de contestation de la dernière phase du cycle ouvert par le néolibéralisme et les mouvements anti-systémiques de la phase à venir. L’hypothèse de travail est que les deux ensembles de mouvements vont participer à la mutation qui aboutira à la naissance des mouvements de la nouvelle période, à celle qui succèdera à la crise du néolibéralisme dont les issues ne sont pas encore déterminées. Les mouvements plus anciens de l’altermondialisme devront tirer les leçons de leurs avancées et de leurs limites.

Une nouvelle culture politique

Cette nouvelle culture politique peut être caractérisée à partir de quelques propositions : la diversité des mouvements et leur convergence, les activités auto-organisées, la recherche de formes d’autorité qui ne reposent pas sur la hiérarchie deviennent des références admises. Le processus des forums sociaux mondiaux se diffuse. La nouvelle culture politique imprègne les initiatives et les mobilisations bien au-delà du processus. Cette culture politique s’est concrétisée dans l’organisation des Forums sociaux mondiaux. Le comité d’organisation est formé par les mouvements du pays d’accueil. Des propositions d’activités autogérées sont faites librement par les mouvements par internet. Un effort d’agglutination tente de faire converger les propositions proches. Ainsi, au FSM de Tunis en 2013, 5085 mouvements inscrits ont tenu 1200 activités autogérées. Les deux derniers jours des assemblées de convergence (34 à Tunis) regroupent les associations qui cherchent à définir des programmes d’actions et de mobilisations communes.

L’orientation stratégique

Dans les forums sociaux mondiaux, qui sont les moments majeurs du processus des FSM, deux préoccupations sont présentes : la définition de mesures immédiates à imposer par rapport aux conséquences de la crise sur les conditions de vie des couches populaires et la nécessaire définition d’une orientation alternative. Elles définissent la pensée stratégique, l’articulation entre la question de l’urgence et celle de la transformation structurelle. Une orientation alternative s’est dégagée dans les forums sociaux mondiaux, c’est celle de l’accès aux droits pour toutes et tous et de l’égalité des droits, du local au planétaire. On peut organiser chaque société et le monde autrement que par la logique dominante de la subordination au marché mondial des capitaux. Les mouvements sociaux préconisent une rupture, celle de la transition sociale, écologique et démocratique. Ils mettent en avant de nouvelles conceptions, de nouvelles manières de produire et de consommer. Cette rupture est engagée dès aujourd’hui à travers les luttes, car la créativité naît des résistances et des pratiques concrètes d’émancipation qui, du niveau local au niveau global, préfigurent les alternatives. Les forums thématiques associés au processus approfondissent l’orientation stratégique, celle de l’égalité des droits et des mobilisations contre la logique du capitalisme. Ils portent et anticipent une nouvelle génération de droits (les « droits de la Nature », la liberté de circulation, la souveraineté alimentaire…).

Les défis

Une orientation alternative à la mondialisation capitaliste comporte plusieurs enjeux. Elle comporte l’enjeu d’une nécessaire démocratisation. Elle comporte un enjeu majeur, celui d’une nouvelle phase de la décolonisation qui correspondrait, au-delà de l’indépendance des États, à l’autodétermination des peuples. Elle met sur le devant de la scène les questions de l’épuisement des ressources naturelles, particulièrement de l’eau, du climat, de la biodiversité, du contrôle des matières premières, de l’accaparement des terres. Elle nécessite un renouvellement culturel et civilisationnel. Les interrogations essentielles sur la démocratie et sur les formes d’organisation progressent à partir des luttes et des mobilisations, de la recherche de pratiques nouvelles et d’un effort continu d’élaboration. Une part de ce qui est nouveau cherche son chemin à l’échelle d’une génération et n’est visible qu’à l’échelle des grandes régions et du monde. C’est à cette échelle que se construisent de nouveaux mouvements sociaux et citoyens qui modifient les situations, et ouvrent la possibilité à de nouvelles évolutions. Les enjeux de la nouvelle révolution se précisent : la définition de nouveaux rapports sociaux et culturels, de nouveaux rapports entre l’espèce humaine et la Nature, la nouvelle phase de la décolonisation et la réinvention de la démocratie. Ce sont les défis du mouvement altermondialiste.

Extrait d’un texte publié dans l’ouvrage collectif édité par Beaudet & Drapeau, 2015, L’Internationale sera le genre humain, M Éditeur.

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Gustave Massiah
Gustave Massiah est un militant et intellectuel français, figure de proue de l'atlermondialisme, fervent défenseur de l'écologie et de la justice sociale. Sur le plan des droits humain, il intervient surtout dans les domaines de la solidarité internationale. Il a participé à la création du CEDETIM, Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale, de IPAM, Initiatives pour un autre monde, et du CICP, Centre international des cultures populaires qui est une maison d’associations qui regroupe 85 associations de solidarité internationale. Il a soutenu, dès les années 1950, les luttes de libération au Vietnam, en Algérie, en Afrique du Sud, dans les colonies portugaises. Il a été secrétaire général des comités Chili. président du Centre de recherche et d'information sur le développement (CRID) de 2002 à 2009 et vice-président d’Attac de 2001 à 2006. Membre du Conseil international du Forum Social Mondial depuis 2000, secrétaire général de la Ligue Internationale pour les droits et la Libération des Peuples, membre du Tribunal Permanent des Peuples ; rapporteur à la session sur la dette à Berlin en 1988, membre du jury au Mexique sur les assassinats de journalistes, en 2012 ; membre du jury du Tribunal Russell sur la Palestine de 2010 à 2013, à Barcelone, Londres, Le Cap, New York et Bruxelles.

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