Quartiers populaires en Haïti : entre résistance et pacification

Rose Laure ESTANT, psychologue et Maîtresse en éducation, et Jean-Carlot MILIEN, géographe – contribution spéciale.

La crise qui sévit depuis plusieurs décennies en Haïti est sans précédent et atteint toutes les sphères : sociale, économique et politique. En effet, Georges Eddy Lucien stipule que cette crise, dans son évolution, prend des formes à la fois  structurelles et fonctionnelles et s’explique  par une congruence de facteurs due à de différentes temporalités événementielles liée au néolibéralisme. Dans ce mécanisme,  elle paralyserait les institutions, puis l’effondrement de l’État moderne en Haïti selon Sauveur P. Étienne. Notons par ailleurs que cette crise est une fabrication laquelle ramènerait dans son sillage une chaîne de conséquences prévisibles caractérisées par de mauvaises gouvernances.

Depuis ces trente (30) dernières années, la mauvaise gouvernance attise une braise de violence systématisée et monopolise le quotidien de la population. Des tensions permanentes dans l’agglomération urbaine de Port-au-Prince, en particulier les quartiers populaires, agitent de manière récurrente la toile. Ces quartiers populaires qui s’insèrent dans un réseau territorialisé sont transformés systématiquement sous la poussée démographique engendrée; par la croissance naturelle et la migration de la campagne vers la ville, de la période de la dictature des Duvalier  (Anil L. Juste, 2009). Luc Smart, de son côté, soutient que les quartiers populaires étaient le siège de diverses organisations qui luttaient pour l’intégration sociale et politique et résistaient contre les Zenglendo et les tontons macoutes. Aujourd’hui, assiste-t-on à un passage graduel des quartiers résistants à un processus de pacification.

Comment la fonction de ces quartiers s’est-elle transformée ? Dans ce contexte, nous allons d’abord nous pencher sur ces quartiers populaires et leurs représentations, à priori, suivant une double perspective de luttes sociales et politiques en Haïti pour mieux saisir leur histoire, leurs fonctions et leurs désorganisations. Ensuite, nous tâcherons d’analyser et de mettre en lumière les préjugés de la classe moyenne à l’égard de ces quartiers populaires.

Quartiers populaires : historique, représentation et désorganisation 

Parler de quartiers populaires s’avère être une tâche particulièrement complexe, car, ils tendent à être saisis sous plusieurs appellations portant des charges sémantiques différentes. Le quartier populaire peut être nommé ou modélisé comme : quartiers prioritaires ou précaires, bidonvilles, ghettos, zones de non-droits, etc. On s’évertue à le considérer comme étant le territoire révélateur d’une sous-population qui survient, prédictif d’une transformation sociale (Alain Tarrius, 1992). En 2004, au moins 2 millions d’Haïtiens sur les 3 millions d’urbains qu’on recense dans les 133 villes d’Haïti vivent dans des établissements humains précaires, des bidonvilles, disséminés dans les principales villes haïtiennes. Cinq autres millions d’Haïtiens vivent en campagne dans des conditions difficiles : accès limité à l’eau potable, pas d’électricité, peu ou pas de services publics (thèse de Jean Goulet, 2006). On n’entend pas concourir à des précisions théoriques sur le quartier, mais il entend esquisser et analyser cette distanciation entre la population d’en bas (Quartiers populaires) et celle du milieu (Classe moyenne) dans le champ social au sens Bourdieusien.

Par ailleurs, l’ordre social institué par les grandes puissances durant la période de la guerre froide a eu des répercussions sur les pays du Sud. La stratégie du choc de Naomi Klein en donne une illustration parfaite. En effet, les tenants de l’École de Chicago ont provoqué et orchestré la destruction des gouvernements socialistes dans l’Amérique latine. Puis ils ont offert une thérapie qui, d’entre jeux, fait leur jeu pour le contrôle de l’économie des pays. En conséquence, la souveraineté des pays a été violée. Le cas d’Haïti reste historiquement étonnant. En dépit d’une dictature féroce imposée par les Duvalier, ce pouvoir a été adoubé par les Américains pour avoir participé dans la lutte contre les intellectuels progressistes et révolutionnaires dans le continent américain.

La chute de la dictature en 1986 a  fait place à un nouveau modèle d’organisation dans le champ social dans lequel émergent des contradictions. En plus des mouvements de protestation dans la diaspora, les quartiers populaires constituaient une résistance assez conséquente avec la naissance de diverses organisations populaires. Luc Smart retrace fort magistralement la trajectoire des organisations des quartiers populaires et précise leur objectif.

« Au lendemain de la chute de Jean Claude Duvalier, le 7 février 1986, émergent à Port-au-Prince et dans les grandes villes du pays les comités de quartier qui rapidement se répandent dans toutes les zones urbaines. Peu à peu, à partir des comités de quartier, des comités ecclésiaux de base ou de l’initiative des jeunes activistes des quartiers populaires de la capitale et des villes de province, se dessinent une forme organisationnelle qui s’octroie le nom générique d’organisation populaire, et que nous pouvons situer dans le courant des nouveaux acteurs sociaux qui émergent dans les différents pays de la région ».

Indiquons ici quelques-unes de ces organisations populaires « Veye Yo » dont leur objectif était de découvrir ou démasquer, de discerner des macoutes non déclarés ; « Ti Legliz » explicitait le concept de « Laïcité » dans la retrouvaille entre : catholiques, Vaudouisants, protestants, etc.

Luc Smart poursuit que :

« Ces organisations populaires peuvent être considérées comme des organisations semi-territoriales : d’une façon générale, elles naissent dans un quartier déterminé à partir des inquiétudes des habitants du quartier, surtout des jeunes les plus avancés du point de vue de formation intellectuelle et idéologique ; par la suite, des gens d’autres quartiers peuvent s’y intégrer ».

L’idée dénote à quel point les quartiers populaires étaient avancés sur les questions politiques. Nées de contraintes sociopolitiques, économiques auxquelles elles font face, les organisations populaires ont construit une conscience de révolte, réclamé le droit naturel de vivre et forcé l’État à agir. Ces organisations populaires, à l’intérieur des quartiers populaires, se sont invitées à se positionner dans le processus de démocratisation du pays. Elles forçaient la prise en charge de leurs choix et leurs revendications dans les décisions politiques. C’est pourquoi ces organisations ont propulsé Jean Bertrand Aristide au pouvoir, mais ce mariage fut mort-né. Du coup, il est soldé par un coup d’État militaire, 29 septembre 1991, en raison des contradictions énormes dues à des intérêts de groupe : les Américains, la bourgeoisie, de l’allégeance de Vatican (pour empêcher la commémoration en Haïti des 500 ans de résistance (1492-1992).

L’espoir d’une démocratie effective fut mis en veilleuse et le rêve de la nation perdait dans l’incertitude, le désespoir et la peur.  Les militaires ont tué, violé et pillé comme bon leur semble dans les quartiers populaires (Bel-Air, Fort-national, Delmas 2, Raboto aux Gonaïves, Shada au Cap-Haïtien, etc.), comme dans la paysannerie où les anciens partisans d’Aristide furent traqués et maltraités comme des bêtes de somme.  Le retour du président Aristide, semble-t-il, allait tenter de redynamiser les OP en 1994. Cependant, cette restructuration n’a pas fait long feu après sa réélection en 2000. On connaît l’histoire sombre auréolant l’année 2000 à nos jours.

Dans les quartiers populaires, la résistance amoindrie s’éteint à petit feu. On assiste alors au glissement des zones de résistance, depuis les années 2000 (Pic en 2004), à des repaires de bandits. Laënnec Hurbon dans son article sur Mediapart  en date du 19 juillet 2020 est très éclairant en ce sens. Il précise que :

« Bien entendu, le phénomène des gangs n’est pas tout à fait nouveau : depuis trente ans, anciens macoutes ou des agents sous des noms comme Zenglendo ou autres attachés, opérant seuls ou au service de factions politiques diverses, ont créé notamment dans la capitale une atmosphère d’insécurité. Mais avec la prolifération des gangs armés à ciel ouvert, un véritable tournant est pris et nous assistons peut-être — si l’on n’y prend garde — à un bond en avant qualitatif avec la généralisation du phénomène qui oblige tout le monde  à se tenir sur le qui-vive ». 

Certes, la dissolution des organisations populaires n’est pas forcément la résultante de ce qui se passe dans les quartiers populaires aujourd’hui, elle entre dans un processus de pacification systématique des quartiers afin  d’empêcher la rébellion. Cette pacification suit une démarche brutale ; elle formalise par une prolifération des gangs fédérés visant à terroriser la population. La formation de G9 illustre fort bien la situation. Certains chefs de gangs de Cité-Soleil sont décrits par l’homme d’affaires Réginald Boulos sur RSF, comme étant des agents communautaires. On assiste à une individualisation pour mieux contrôler les quartiers populaires qui deviennent vulnérables. Ils pullulent des jeunes dont le seul issu offert par le système politique c’est le banditisme.  La situation est grandement délétère et urgente à telle enseigne que les bandits de différents quartiers fédèrent et défilent en plein jour dans la capitale, siège social du pouvoir central.

Préjugés des élites actuelles face aux quartiers populaires

La réalité de ce qui se dessinait dans le premier moment de la cristallisation des quartiers populaires, lors de la guerre froide, n’était pas inhérente seulement à Haïti. Certains intellectuels étaient la pierre de touche en Amérique latine et dans la Caraïbe. Ils s’investissaient dans les débats publics et se rencontraient pour instruire par la suite la population afin de construire une conscience de révolte.  Ce fut le cas : au Brésil, en Argentine, en République dominicaine, au Chili, au Nicaragua, etc. Ils s’arc-boutaient les mouvements paysans, étudiants et des quartiers prioritaires. En outre, ils relativisent les contingences historiques de façon à ce que les doctrines s’assimilent à leurs situations dans une quête de changement social.  Ainsi, les organisations des quartiers populaires étaient en contact permanent avec les écrits de Karl Marx, Engels, Gramsci, Lénine, Paulo Freire, Trotsky, etc.  En effet, selon Luc Smart, un groupe d’intellectuels de l’éditorial Pasado y Presente ont procédé à la publication d’œuvres de théoriciens que l’on désignait comme non orthodoxes de ce fait, très peu divulguées. Des œuvres qui ont joué un rôle important dans l’interprétation méthodique du marxisme et dans son développement d’une manière agile, originale et créatrice. Ces intellectuels s’engageaient directement. À part la publication des œuvres des théoriciens peu orthodoxes tels que : Rosa Luxembourg, Karl Korsch, Max Adler, Jose Carlos Mariategui, etc., ils organisaient des séminaires sur la démocratie et les mouvements populaires. Ils participaient à la formation des couches populaires. On peut comprendre qu’ils étaient à fond dans le combat pour la justice sociale et spatiale.

La situation d’Haïti dans le temps fut similaire durant la première moitié du 20e siècle et jusqu’aux années 1960, avec des intellectuels engagés comme : Joseph Anténor Firmin, Jacques Stephen Alexis, Jean Price Mars, Jacques Roumain, etc. Néanmoins, la réalité des années 1990 échappait au contrôle des intellectuels. Ils s’engageaient de moins en moins. Ce manque d’engagement a laissé un vide théorique dans le discours des organisations populaires de la zone urbaine. Ainsi, implique-t-il une désorganisation structurelle 10 ans après. En outre, le mouvement des étudiants et celui du nouveau contrat social de la bourgeoisie en 2004 créent un déséquilibre entre l’Université et les quartiers populaires. Ces acteurs se joignaient à la communauté internationale et la bourgeoisie haïtienne pour conspirer contre un pouvoir populaire.

Aujourd’hui, le fossé est d’autant plus évident. Le mouvement « KOTE KOB PETWOKARIBE A » explique bien cet écart. En effet, ce mouvement, initié par des Twittosphères, est organisé en grande partie par des jeunes issus de la classe dite moyenne. Ce vaste mouvement occupait l’opinion publique, et même la presse locale et internationale se mêlait de la partie. Son premier rassemblement, sous l’appellation de « Sit-in » autrement dit rassemblement pacifique, devant le local de la Cours supérieur des Comptes et du Contentieux administratif (CSC/CA) décernait un grand satisfecit. Rappelons par ailleurs que le choix lexical de la classe moyenne est porteur d’un symbolisme, celui de la non-violence. Puis une veillée et des manifestations de rues se  succèdent. Dans la foulée, les discours autour de ce vaste mouvement se portent  par des jeunes et s’articulent autour de la nécessité impérieuse d’une réédition de compte; de nombreux groupes émergent. En conséquence, le premier rapport de Petrocaribe fut publié en janvier 2019. Celui-ci épingle de hauts dignitaires, particulièrement le président de la République, Mr Jovenel Moïse, plusieurs ministres et directeurs des gouvernements précédents. Notons aussi qu’aucune tentative de rassemblement populaire n’a été initiée pour expliquer à cette force populaire le gaspillage de près de 4,3 milliards dollars US. Un champ libre a été donné à la presse afin de construire un discours déphasé, puis les politiques s’investissent le macadam. Les politiques ont-ils plus de légitimité dans les quartiers populaires ? Qu’est-ce qui explique ce hiatus entre les quartiers populaires et la classe moyenne ?

Dans les mouvements successifs, aucune tentative de dialogue, pourparlers, formation et d’information n’a été faite, et les quartiers n’ont pas été invités dans le sit-in. Cette activité de la classe moyenne était visiblement taillée sur mesure. Tout de même, dans les manifestations qui suivent, ces quartiers, conscients de la situation, descendent dans l’arène afin de bétonner et densifier le mouvement. Delà, le doute plane. Les jeunes initiateurs cherchent à se démarquer et le discours de la non-violence s’enchaîne dans les médias. Il déplace le siège social de la manifestation à Bel-Air (Notre-Dame du perpétuel secours) ou Champ-de-Mars pour le mettre à Carrefour Aéroport aujourd’hui nommé « Carrefour résistance ». Dans les manifs, les gens de la classe populaire sont aux lignes de front. Ils bravent les dangers et sont souvent les premiers à être victimes. Et ceux de la classe dite moyenne se mettent toujours  en retrait; ils prennent des égoportraits (selfies) afin de s’identifier sur  les réseaux sociaux, donnent des points de presses, surveillent leurs smartphones et portemonnaies; et aux premiers tirs de gaz lacrymogènes, ils se retirent.

La participation de la classe populaire était très remarquable et sans aucun complexe. Elle veut que leur condition de vie s’améliore. De ce fait, les manifestants sortaient dans les rues par plusieurs dizaines de milliers pour réclamer, d’une part le procès du Petrocaribe, la démission du président Jovenel Moïse, et d’autre part un niveau de bien-être collectif. Au lieu de prendre en considération leurs revendications, le gouvernement a ordonné à la police (sa milice) de mater les manifestants. Nombreux sont les morts et blessés. Ayant la détermination de poursuivre leurs revendications et pour répliquer, les manifestants ont redéfini une nouvelle forme de résistance tout à fait originale et inédite appelée « Peyi Lòk ». Cette forme de lutte  est révélatrice de la capacité des jeunes des quartiers populaires à « fermer » le pays pour protester contre l’injustice de toute sorte.  Cependant, faute de leadership, ce mouvement a été récupéré par le pouvoir et l’opposition organisée qu’il infiltrait, puis le discréditer malgré la perte de légitimité populaire du pouvoir, appuyé par la communauté internationale.  En dépit de cette tendance à mettre de côté les quartiers populaires, cela dénote combien ils ont un rôle prépondérant dans les différents mouvements en Haïti. Toutefois, ces quartiers sont en train d’être récupérés et instrumentalisés.

La réalité est de plus en plus préoccupante et triste ; les inégalités se creusent. Les économistes modélisent la réalité et avancent des statistiques pour montrer l’état lamentable de l’ère actuelle. Cependant, c’est dans la réalité quotidienne des gens, qu’il faut trouver ce qui manque, pas seulement dans les statistiques. L’affirmation décisive de Karl Marx, dans Thèses sur Feuerbach 1888, stipule « les philosophes ont seulement interprété le monde […], ce qui compte, c’est de le transformer ». Donc, on a beau essayer d’interpréter la réalité qui sévit actuellement en Haïti, maintenant, ce qui est rationnellement admis c’est de la transformer radicalement.  Cette esquisse n’est pas exhaustive. Elle met en perspective une réflexivité plus nuancée sur la réalité des quartiers populaires qui subissent tous les préjugés de la société. Pour mieux analyser et comprendre, il est tentant de saisir la trajectoire de ces habitants, leurs réalités quotidiennes, leurs importances dans la chaîne sociale. Ainsi dire, c’est une lecture désenchantée, mais contextualisée par rapport à tout ce qui se passe aujourd’hui dans les quartiers populaires. Ce changement de fonction des quartiers (résistances vs pacification) n’est pas, in situ, une punition divine, mais un fait social institué.

Bibliographie 

  • Luc Smart « Les organisations populaires en Haïti : une étude exploratoire de la zone métropolitaine de Port-au-Prince ». Édition Bois Caïman, 1998.
  • Georges Eddy Lucien « Une modernisation manquée, Port-au-Prince (1915-1934) ». Édition de l’université d’État d’Haïti, 2013.
  • Alain Tarrius « Les fourmis de l’Europe : Migrants riches, migrants pauvres et nouvelles villes internationales ». Édition l’Harmattan, 1992.
  • Jn Anil Louis Juste « La société civile à l’épreuve de la lutte des classes en Haïti ». Édition KOPIRAPID, 2009.
  • Laënnec hurbon, https://blogs.mediapart.fr/laennec-hurbon/blog/190720/elections-sous-le-controle-de-gangs-armes-enjeux-pour-haiti-et-dilemme-pour-la-communaute-intern, consulté le 19 juil. 2020.