Inde et Indonésie: comment le mouvement syndical a contribué à mettre en échec la législation favorable aux entreprises

Des agriculteurs poussent des hourras tandis qu’ils se préparent à quitter un site de protestation à la frontière de l’État de Delhi-Haryana à Singhu, le 11 décembre 2021, alors que les agriculteurs indiens ont officiellement mis fin à une manifestation de masse d’un an après l’abandon par le Premier ministre Narendra Modi de son projet de réformes agricoles controversées.

Par Nithin Coca. 7 février 2022. Article publié sur Dialogue global pour un changement systémique, traduit de l’anglais par Charles Katsidonis à partir du site Equal times

À la fin de l’année 2021, en Asie, deux mouvements qui ont mené une lutte acharnée ont vu leurs efforts porter leurs fruits : les travailleurs ont remporté des victoires en Inde et en Indonésie contre les mesures gouvernementales visant à réduire les droits du travail au nom de la croissance économique. En novembre 2021, en Inde, les manifestations menées par les agriculteurs, qui avaient occupé les rues du pays pendant plus d’un an, ont forcé le gouvernement à abroger ses lois agricoles qui avaient suscité de très fortes critiques.

Pendant ce temps, en Indonésie voisine, le plus grand pays d’Asie du Sud-Est et le quatrième pays le plus peuplé du monde, une action en justice présentée par une coalition d’organisations syndicales, environnementales et religieuses a amené la Cour constitutionnelle du pays à statuer que le processus d’adoption de la loi « omnibus » sur la création d’emplois, favorables aux entreprises, mais hostiles aux travailleurs, ne respectait pas les « principes de transparence établis par la constitution de 1945 ». En conséquence, une partie de la loi a été suspendue et les juges ont donné au gouvernement deux ans pour réviser la loi, faute de quoi elle sera officiellement déclarée inconstitutionnelle.

Après des années de revers subis par la société civile dans les deux pays, ces victoires ont contribué à revigorer leurs mouvements syndicaux respectifs. La capacité à maintenir la pression sur de longues périodes, à créer des coalitions largement représentatives et à utiliser les voies légales s’est avérée essentielle. Les dirigeants syndicaux en Inde et en Indonésie espèrent ainsi continuer à faire pression pour que les gouvernements respectent, et peut-être même renforcent, les droits des travailleurs.

« La manifestation des travailleurs a constitué un important mouvement de sensibilisation, qui s’inscrit dans le cadre des efforts déployés par le peuple pour changer les politiques publiques », déclare Elly Rosita Silaban, présidente de la Confédération indonésienne des syndicats (KSBSI).

Modi et Widodo : favorables aux entreprises, mais hostiles aux travailleurs

L’Inde et l’Indonésie figurent parmi les pays asiatiques les plus durement touchés par la pandémie de Covid-19, tant sur le plan économique que social. Pour les dirigeants favorables aux entreprises tels que le Premier ministre indien Narendra Modi et le président indonésien Joko « Jokowi » Widodo, la situation signifiait l’occasion de faire passer rapidement les réformes du travail dans leurs parlements respectifs sans véritable consultation publique.

« En raison de la pandémie, les droits fondamentaux des travailleurs ont été rabotés », déclare Nining Elitos, présidente générale du Kongres Aliansi Serikat Buruh Indonesia (Congrès de l’alliance des syndicats d’Indonésie, ou KASBI).

En Inde, les projets de loi agricoles, qui réduiraient le pouvoir de négociation des agriculteurs, faciliteraient l’agriculture sous la forme de contrats, et mettraient les agriculteurs à la merci des entreprises, ont été adoptés en septembre 2020, tandis que la loi « omnibus » indonésienne a été adoptée le mois suivant. Longue de plus de 1.000 pages, elle constitue le plus grand amendement de la législation indonésienne depuis des décennies, modifiant 79 lois différentes qui régissent non seulement le travail, mais aussi l’utilisation des terresl’environnement, les droits des populations autochtones et de nombreuses autres matières.

En Indonésie, l’une des principales préoccupations était les modalités d’adoption de la loi « omnibus ». Le projet de loi a été rédigé en secret, et de nombreux députés de la coalition au pouvoir ne l’ont même pas lu avant de voter pour celui-ci.

De sérieuses inquiétudes ont été exprimées quant au fait que des groupes d’intérêts commerciaux ont joué un rôle clé dans la conception de la législation, alors que les représentants des syndicats, de l’environnement, des populations autochtones et d’autres sociétés civiles ont à peine été impliqués.

« Depuis le début, il n’y a eu aucune consultation », déclare Tommy Pratama, directeur général de Traction Energy Asia, une ONG spécialisée dans le climat basée à Jakarta. « Elle a été développée à huis clos. »

Pour ce qui est des travailleurs, la loi « omnibus » comporte plusieurs dispositions les concernant. Elle simplifie la procédure de licenciement pour les entreprises, réduit la durée maximale des contrats à durée déterminée et plafonne les prestations de sécurité sociale ainsi que les allocations pour perte d’emploi. Elle réduit également les protections en matière de salaire minimum, d’indemnités de licenciement et de congés payés. L’Union internationale des travailleurs de l’alimentation, de l’agriculture, de l’hôtellerie-restauration, du tabac et des branches connexes (UITA-IUF) a fait valoir, conjointement avec les syndicats indonésiens, que, potentiellement, la loi « omnibus » « violerait une série de conventions internationales relatives aux droits humains, notamment le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, ainsi que plusieurs conventions et recommandations internationales relatives au travail ».

Construire de vastes coalitions

En Indonésie, l’adoption précipitée de la loi « omnibus » a été jugée nécessaire pour relancer l’économie chancelante du pays qui, selon Jokowi, appelait à moins de réglementation et de formalités bureaucratiques. Elle a toutefois immédiatement suscité des manifestations de grande ampleur à la fin de l’année 2020, menées par des groupes de défense des travailleurs, de l’environnement, des droits fonciers et des populations autochtones. Les manifestations se sont déroulées dans la capitale, Jakarta, mais aussi dans d’autres villes du pays.

En Inde, ce sont les syndicats des agriculteurs des États du Pendjab et de l’Haryana, centres de production agricole du pays, qui ont été les premiers à manifester. Peu à peu, d’autres syndicats et organisations de travailleurs, y compris ceux qui ne représentent pas directement les agriculteurs, ont décidé de s’y joindre.

« Progressivement, nous nous sommes rendu compte que ce mouvement est si puissant que s’il venait à vaincre, tous nos problèmes pourraient l’être aussi », déclare Chandan Kumar, du Working Peoples’ Charter, une coalition d’organisations et de syndicats centrée sur le travail informel, qui a soutenu les manifestations des agriculteurs bien qu’elle ne les représente pas directement.

« Pour donner un électrochoc au gouvernement, et pour donner l’exemple, nous nous devions de soutenir ce mouvement ».

Le gouvernement a réfuté ces inquiétudes, arguant que les agriculteurs à la tête du mouvement ne représentaient pas la majorité des agriculteurs. Certains manifestants ont même dû faire face à des violences ou à des allégations selon lesquelles ils étaient antipatriotiques ou anti-indiens. « Les autorités ont tenté par de nombreux moyens de discréditer les manifestants, notamment en laissant entendre qu’ils étaient sécessionnistes », déclare Meenakshi Ganguly, directrice pour l’Asie du Sud de Human Rights Watch (HRW). C’est la même chose qui s’est produite en Indonésie, où des dirigeants syndicaux ont été blessés, arrêtés et menacés au cours des manifestations contre la loi « omnibus ».

Néanmoins, l’élargissement du mouvement a été crucial pour montrer que les agriculteurs et les syndicalistes n’étaient pas les seuls concernés, mais l’ensemble des populations indienne et indonésienne. Un large éventail d’organisations de la société civile a fait part de ses inquiétudes au sujet des dispositions de chaque projet de loi et a condamné le recours à la violence par l’État. De nombreux alliés se sont joints aux mouvements de protestation et, en Inde, ont soutenu financièrement ou matériellement les agriculteurs qui bloquaient les routes autour des villes. De plus, la vaste diaspora penjabie et sikhe de l’Inde (estimée à 12 millions de personnes) a également ajouté son poids à l’opposition en organisant des manifestations devant les ambassades indiennes avec des alliés indiens et d’ailleurs, et en captant l’attention sur les réseaux sociaux.

« C’était un moment propice à la solidarité », a déclaré M. Kumar. « Les agriculteurs se sont également rendu compte qu’ils ne peuvent pas remporter cette victoire tant qu’ils ne bénéficient pas de la solidarité de chaque secteur de la société, notamment des travailleurs, des féministes et des Dalits. ».

Recours en justice – et après ?

En Inde et en Indonésie, les recours en justice ont joué un rôle clé dans les efforts visant à faire abroger ou réviser les lois. En Inde, la Cour suprême a suspendu l’application des lois en janvier 2021, une décision qui est restée en vigueur jusqu’à son retrait à la fin de l’année dernière.

En Indonésie, Migrant Care, une ONG qui représente les travailleurs migrants, a demandé à la Cour constitutionnelle d’examiner la constitutionnalité de la loi ainsi que son processus d’adoption. L’organisation a reçu le soutien de représentants des populations autochtones et des syndicats. « Migrant Care a accompli une action très importante en contestant la loi “omnibus” devant la Cour constitutionnelle de Jakarta : ils ont permis de différer la mise en œuvre de cette loi abusive et de mettre en doute sa constitutionnalité », déclare à Equal Times Andreas Harsono, chercheur sur l’Indonésie pour HRW.

Également opposée au projet de loi, la plus grande organisation islamique d’Indonésie, Nahdlatul Ulama, s’est déclarée inquiète concernant le processus de délibération de la loi « omnibus », qui ne tient pas suffisamment compte des préoccupations des travailleurs affectés et du public. Cette fois-ci, la KSBSI et d’autres syndicats espèrent participer activement au processus de remaniement ; ou saisir les tribunaux si le gouvernement, une fois de plus, refuse d’engager un véritable dialogue social. « Nous participerons activement à l’amélioration des articles de la loi, conformément à la décision de la Cour constitutionnelle », déclare Mme Silaban de la KSBSI. « Nous restons optimistes et pensons que le gouvernement ou le président va changer sa politique sur la [loi “omnibus”]. »

En outre, la KSBSI et d’autres syndicats utilisent la décision de la Cour constitutionnelle pour faire campagne en faveur de salaires plus élevés au niveau provincial. Ils ont même organisé des manifestations à travers le pays fin décembre et début janvier.

« Ce qu’il y a de plus intéressant à l’heure actuelle, c’est que les syndicats ont su tirer parti de cette décision pour faire pression sur les gouverneurs afin qu’ils révisent leurs décisions en matière de salaire minimum », déclare Teri Caraway, professeure et experte du travail en Indonésie à l’université du Minnesota, aux États-Unis. « Ils ont réussi à Jakarta [où le salaire provincial minimum ne devait initialement augmenter que de 37.749 roupies indonésiennes (environ 2,33 euros) pour 2022, mais a été porté à 225.667 roupies indonésiennes (13,95 euros) à la suite des manifestations des travailleurs, ndlr] et, dans une moindre mesure, dans la province du Java occidental. »

En Inde, les projets de loi sur l’agriculture ne sont que quelques-uns des nombreux textes législatifs adoptés par le gouvernement Modi qui restreignent les droits des travailleurs. « Parallèlement aux lois agricoles, quatre autres lois sur le travail ont été adoptées au cours de la même session parlementaire et nous devons à présent faire pression pour l’abrogation de ces lois sur le travail, car elles sont également hostiles aux travailleurs », déclare M. Kumar. Ces réformes ont regroupé 44 lois fondamentales du travail en quatre codes : le Code des relations industrielles, le Code de la sécurité sociale, le Code de la sécurité, de la santé et des conditions de travail ainsi que le Code des salaires. Plusieurs syndicats indiens ont soulevé des objections contre plusieurs amendements de ces codes qui, selon eux, entraîneraient une baisse des salaires, une réduction des avantages et une détérioration des conditions de travail.

M. Kumar espère que la solidarité qui s’est construite au sein du mouvement ouvrier, qui s’est tenu aux côtés des agriculteurs, permettra également aux agriculteurs et à d’autres travailleurs de se ranger aux côtés des autres secteurs touchés, y compris les travailleurs informels, qui ont longtemps manqué de protection dans la législation indienne. « Ils représentent 90 % de la population active, mais ils n’ont jamais bénéficié d’une quelconque législation du travail », explique-t-il. « Le mouvement syndical… ambitionne de s’opposer à toutes les nouvelles lois sur le travail, mais nous exigeons que toute réforme s’attaque au problème des travailleurs du secteur informel. Ce n’est qu’alors que nous la soutiendrons. »

Même si les revers subis par les efforts gouvernementaux visant à réduire les droits des travailleurs sont significatifs, les activistes indiens et indonésiens savent que les efforts de l’État pour imposer des lois favorables aux entreprises et hostiles aux travailleurs ne s’arrêteront pas là. Dans le même temps cependant, ces victoires donnent l’espoir que les deux plus grandes démocraties d’Asie, qui ont toutes deux connu un recul démocratique et un recours accru aux tactiques autoritaires, disposent encore de moyens permettant aux citoyens de se dresser et de dénoncer les injustices et de défendre leurs droits.