Sur l’ouvrage de Hongsheng Jiang, La Commune de Shanghai et la Commune de Paris, préface d’Alain Badiou, La Fabrique.
Baptiste Eychart
La Révolution culturelle chinoise (1966-1969) n’a plus bonne presse. Alors qu’elle avait été une source de fascination en Europe dans certains milieux enthousiasmés par cette intense mobilisation populaire, la mort de Mao en 1976, l’arrestation de la « Bande des quatre » et le tournant entamé par la Chine de Deng Xiaoping ont marqué un tournant, que ce soit en Chine ou en Occident. Rejetée en Chine où un certain nombre de ses promoteurs ont été arrêtés alors que de nombreux documents ont été sciemment détruits, la Révolution culturelle est aussi condamnée en Europe, souvent par ceux qui en avaient été les plus ardents défenseurs lors de l’épanouissement du « maoïsme occidental ». En simplifiant les interprétations en vigueur on peut dire que la Révolution culturelle chinoise est envisagée selon deux points de vue. Soit comme une lutte entre factions rivales au sein du parti communiste chinois, lutte au sein de laquelle Mao aurait utilisé les masses, notamment de jeunes étudiants, pour reprendre le pouvoir à Liu Shaoqi et à Deng Xiaping. C’est l’interprétation déjà formulée du vivant de Mao par Simon Leys dans Les habits neufs du président Mao. Une autre perspective de lecture existe toutefois : elle insiste sur la sincérité du déclenchement de la « Grande Révolution culturelle prolétarienne » par Mao, à partir de la parution du la « Circulaire du 16 mai » en 1966, mais c’est aussitôt en déplorer la logique extrémiste et son utopisme dangereux. Dans les deux cas de figure, les années de la Révolution culturelle chinoise sont implicitement ou explicitement condamnées et son bilan est décrit très négativement.
Un regard maoïste et chinois sur la Révolution culturelle
Le livre du chercheur chinois Hongsheng Jiang, La Commune de Shanghai et la Commune de Paris fait entendre un autre son de cloche. Car en étudiant en profondeur la Commune de Shanghai, créée dans le contexte de la Révolution culturelle par des groupes de gardes rouges étudiants et de jeunes ouvriers, c’est à une vraie relecture de cette dernière qu’il procède. Une relecture de parti pris, extrêmement favorable à Mao et aux organisations maoïstes, et donc parfois très partiale, mais une lecture stimulante. Son propos est d’autant plus intéressant qu’il est celui d’un intellectuel communiste chinois, inscrit dans la réalité de son pays, au cœur des débats, plus ou moins feutrés, qui le traversent. Ce propos tranche avec la condamnation officielle et une certaine forme de chape de plomb qui touche les événements, une chape de plomb dont l’auteur donne des exemples lorsqu’il explique qu’on l’a empêché de rencontrer certains acteurs historiques, voire de prendre des photos des lieux clés. Hongsheng Jiang a dû donc se contenter des documents écrits et des souvenirs publiés plus ou moins officiellement pour effectuer son étude ; il constate d’ailleurs qu’une importante documentation est disponible sur internet, ce média jouant un rôle non négligeable pour déjouer la censure officielle.
Les raisons de cette censure tombent sous le sens pour Hongsheng Jiang : la « conspiration du silence » organisée pour dissimuler le contenu de la Commune de Shanghai et de la Révolution culturelle s’explique par la revanche des vaincus. Ce sont les dirigeants visés par la Révolution culturelle qui ont finalement repris le pouvoir en 1976, après la mort de Mao, dirigeants qui ont marginalisé la tendance maoïste au sein du parti et les partisans de la Révolution culturelle pour mieux réintroduire le capitalisme en Chine. Or, contrairement à la version officielle ayant cours en Chine, Hongsheng Jiang envisage la Révolution culturelle, et notamment la Commune de Shanghai, comme un moment extrêmement positif, s’inscrivant dans la continuité de la Révolution d’Octobre ou de la Commune de Paris.
Pourquoi la référence à la Commune de Paris ?
C’est un des points forts de cet ouvrage que de montrer que la mémoire de Commune de Paris était bien présente au sein du mouvement communiste chinois. Objet déjà d’une conférence de Mao en 1926, la Commune de Paris fut aussi une référence lors de la création des communes de Shanghai et de Canton en 1927, avant qu’elles ne fussent détruites par le Guomindang. Or, la référence à la Commune réapparut en 1966 et tout particulièrement lors de la « tempête de janvier », en 1967 à Shanghai mais aussi dans d’autres villes chinoises bouleversées par la Révolution culturelle impulsée par Mao.
On ne saisit tout d’abord pas trop pourquoi les Gardes rouges de Shanghai ont tenu à désigner comme la « Commune de Shanghai » les institutions qu’ils ont mis en place en remplacement du vieux Comité du parti de Shanghai. La Chine de 1967, officiellement socialiste et dirigée par un parti communiste, semblait très loin de la France de 1871, dirigée par un gouvernement bourgeois aux prédispositions monarchistes. Si, la Commune de Paris affichait une dimension populaire, républicaine et patriotique, tout comme un pluralisme œcuménique associant blanquistes, proudhoniens et républicains avancés, les organisations d’extrême gauche se caractérisaient alors par une grande intolérance. Cette intolérance déboucha fréquemment sur la violence physique, ainsi que par une énorme tendance à l’éclatement et au sectarisme. Hongsheng Jiang narre d’ailleurs en détail les conflits vite apparus entre les 38 organisations plus ou moins aux origines de la Commune de Shanghai, même s’il nuance son propos en faisant remarquer que le degré de violence y fut inférieur à celui du Sichuan par exemple. Son récit des confessions imposées aux dirigeants « révisionnistes » ainsi que des brimades et des humiliations infligées, même s’il euphémise manifestement les faits, suggère des pratiques très différentes de la démarche éclairée des Communards.
Une révolution contre le parti ?
Pourtant la référence à la Commune de Paris ne semble pas tant illégitime que cela dans la bouche des révolutionnaires de Shanghai. L’idée de l’abolition de la bureaucratie, de la révocabilité des dirigeants, de la fin de l’armée permanente, d’une rémunération modeste pour les cadres… tous ces principes issus de la Commune de Paris furent mis en avant à Shanghai pour transformer l’État post-révolutionnaire chinois et furent, d’une certaine manière, appliquée. Une milice ouvrière fut mise en place, milice manifestement dotée de moyens et d’une certaine autonomie. La surveillance policière fut réduite au profit de comités de quartiers jouant avant tout un rôle de médiation. Quant à la composition de la direction de la commune, si elle intégrait des membres de l’armée et des cadres du parti, elles comptaient pour moitié des représentants des organisations de masse, réalisant ainsi le vœu de « triple alliance » de Mao. Cette réduction importante du rôle du parti qu’on put constater dans les premiers temps de la Révolution culturelle atteignit sa forme la plus prononcée à Shanghai, où seuls quelques cadres, tels Zhang Chunqiao, maintenaient une présence du parti communiste et un contact avec la direction maoïste à Pékin. Malgré ce constat, Hongsheng Jiang montre que, a contrario de l’interprétation proposée par Alain Badiou, la Commune de Shanghai ne poussa jamais à son extrême l’idée d’une révolution culturelle contre le parti et que, globalement, une place était admise pour ce dernier.
La Commune de Shanghai fut un mouvement éphémère : après une vingtaine de jours d’existence, son nom fut transformé en celui de « Comité révolutionnaire », sous l’impulsion de Mao qui voyait manifestement dans la prolifération des « communes » un risque de décentralisation excessive et une mise en cause de l’unité du pays. Même si Hongsheng Jiang insiste sur la continuité des pratiques et des positions entre ces deux structures, entre la « commune » et le « comité », on perçoit toutefois que l’autonomie du comité révolutionnaire alla en s’affaiblissant et qu’une « normalisation » eut lieu. Il est significatif que le tumultueux Quartier général des ouvriers ait été transformé en une plus modeste « Union des syndicats de Shanghai ». La chose semble rétrospectivement inévitable tant la fragilité de la Commune de Shanghai fut indéniable : le mouvement qui la porta au pouvoir ne fut jamais majoritaire. Composé principalement d’étudiants en colère et de jeunes ouvriers révoltés, le mouvement se heurta à la méfiance et à l’hostilité des ouvriers dits « conservateurs », légitimement effrayés par les actes et les discours des organisations gauchistes. Cela explique que, de peur d’un résultat négatif, on n’appliqua jamais une des mesures phares de la Commune de Paris : les élections générales et immédiates. Hongsheng Jiang soutient ce choix en insistant sur l’immaturité des masses et le risque d’un glissement droitier de la ville, voire du pays. S’il a le mérite d’afficher clairement sa position, il semble relativement aveugle aux conséquences d’une telle décision. Par ailleurs, les réalisations à Shanghai, sur le plan du bouleversement des formes traditionnelles de production, furent plutôt modestes, même si la ville conserva un rôle de premier plan dans l’industrie chinoise.
À l’image de la Révolution culturelle dont elle fut clairement un des moments forts, la Commune de Shanghai fut une séquence historique difficile à cerner de manière exhaustive. Elle ne fut manifestement pas une simple « farce » ou un « carnaval tragique ». Mais elle nous rappellera toutefois une chose : l’objectif de la conquête de l’hégémonie politique, idéologique et culturelle doit rester au cœur de la pratique des mouvements révolutionnaires.