Chère Najwa,

Lundi matin, je me suis réveillée avec les nouvelles. On m’a dit que tu étais sauve, mais tu as perdue ta sœur et ses enfants sous les bombardements. Une seule de tes nièces a survécu ; elle est à l’hôpital.

J’espère de tout mon cœur qu’elle s’en sortira. Je me souviens que l’une d’elles est née le jour de mon anniversaire. Toi, tu es née un 3 avril, comme ma sœur.

Tu as sûrement quitté le nord avec ton frère. J’ai essayé de refaire le trajet dans ma tête. Un long chemin dans une cage surveillée, entre des morts et des immeubles éventrés et nulle part où se cacher des bombes et des autres menaces. Est-il déjà trop tard pour éviter le pire ? Tu me diras que le pire est déjà arrivé. Que vous ne serez jamais comme avant ; toi, ton frère, ta nièce.

Ce n’est pas la première fois, je le sais. Dans cet état d’occupation, il n’y a pas réellement de frontière entre les périodes de guerre et de paix. Votre quotidien est marqué par les politiques arbitraires, les humiliations, la violence, la mort et l’injustice la plus profonde. Le bruit des ambulances après chaque opération militaire et des bombes soniques pour maintenir le sentiment de terreur.

J’ai retrouvé les messages que tu m’avais envoyés il y a déjà longtemps. Parmi nos échanges de vœux pour la Eid, nos anniversaires, Noël et le jour de l’an, tu écris:

  • 19 novembre 2012. Dearest Catherine, thanks a lot for your thoughtful feelings. My family and I are OK but not safe because of the continuous airstrike and bombing every minute… Life in Gaza becomes a flashback, a déjà vu, a movie titled ‘Gaza under attack.’ Such a life makes me feel so mad and angry. Sorry for that, but you know that I don’t want to lose anybody else from my family but such situation. I don’t know what’s coming up. Salam, N.«19 novembre 2012. Chère Catherine, merci beaucoup pour vos sentiments attentionnés. Ma famille et moi allons bien, mais nous ne sommes pas en sécurité à cause des frappes aériennes et des bombardements continus à chaque minute… La vie à Gaza devient un flashback, un déjà-vu, un film intitulé «Gaza sous attaque». Une telle vie me rend folle et en colère. Je suis désolée, mais vous savez que je ne veux pas perdre un membre de ma famille dans une telle situation. Je ne sais pas ce qui m’attend. Salam, N.»
  • 30 juillet 2014. Dear Catherine, I’m still alive for the moment, but never to feel safe under the Israeli attack which targeting people, hospitals, kindergartens, homes everywhere across the Gaza Strip. Hope the situation will end soon. I’m really so sick of the situation and the so angry with politics. Thanks for your message and hope that the madness will end soon. Salam.« 30 juillet 2014. Chère Catherine, je suis toujours en vie pour le moment, mais je ne me sens jamais en sécurité sous l’attaque israélienne qui vise les gens, les hôpitaux, les jardins d’enfants, les maisons partout dans la bande de Gaza. J’espère que la situation va bientôt cesser. J’en ai vraiment marre de cette situation et je suis tellement en colère contre la politique. Merci pour votre message et j’espère que la folie cessera bientôt. Salam »

Te souviens-tu quand je te demandais de documenter des exemples de réussite pour justifier les fonds de développement versés aux Palestiniens ? 2006. Il était une fois l’histoire de deux centres qui offraient des services aux femmes réfugiées des camps de Jabalia et de Nuseirat. Face au désarroi économique d’un territoire occupé, ces femmes cherchaient à s’en sortir par tous les moyens. L’économie sociale les rendrait plus résilientes. La résilience, quel mot galvaudé !

  • « Um Said est membre du cercle des femmes créé par le centre. Elle a 28 ans, cinq enfants, un bac en biologie. Elle vit sous le seuil de la pauvreté depuis des années. Son mari n’a plus la permission de sortir de la bande de Gaza pour travailler. »
  • « Basema, 35 ans, trois enfants. Depuis que les Israéliens ont fermé le marché du travail, son mari n’a plus de revenu. Ça fait sept ans qu’elle vit dans la pauvreté. Son stress occasionne beaucoup de colère et les enfants le ressentent. »

Je me souviens aussi des réflexions au sein de l’équipe. De l’artisanat, on oublie ça. À qui vendre les broderies alors que le marché est complètement bouché ? Soyons pratiques et innovantes. Tout le monde a besoin de chandelles pour éclairer les jours sans électricité. Mais avec l’embargo qui se prolonge, où trouver la cire pour fabriquer les chandelles ? Alors fabriquons du savon. On va tout de même continuer de se laver. Jour après jour, les restrictions se resserraient.

Tu m’as appris que deux ans plus tard, les centres ont fermé faute de fonds.

Maintenant je cherche les mots pour faire entendre la raison et traverser un champ de mines sémantique. Briser le mur de silence. On a souvent choisi la langue de bois. En fonction de nos interlocuteurs, on a dit : Gaza, Cisjordanie, territoires occupés. Ça n’a jamais été facile de parler de la Palestine.

On n’a plus les mots pour dire cette folie qui se déploie devant nos yeux. La raison manque cruellement. Comme l’écrit Philippe Lazzarini, commissaire général de l’UNRWA : « le monde a perdu son humanité ».

La Gaza que j’ai connue est curieusement féminine. Ce sont des noms de femmes que je retiens, et que j’ai toujours refusé de donner aux soldats israéliens à la frontière d’Erez. Je les ai retrouvées hier soir dans un classeur intitulé « Najwa’s documents » : Maha, Basma, Abeer, Manal, Faiza, Niveen, Nawraz, Najwa, Khittam, Suhair, Mona, Ola, Tamam, Manal, Aysha, Haneené

Maintenant, on ne peut plus les taire. Depuis quelques jours, j’ai un nœud dans le bas du ventre qui me paralyse.

En attente de ton prochain message.

Salam. Catherine

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