Bernard Badie et Marc Semo, Le Monde, 26 octobre 2018
L’éloge du multilatéralisme et la puissance des faibles, la préservation des biens communs de l’humanité et la crise de l’Etat westphalien – issu des traités de Westphalie conclus en 1648, le terme évoque un système international durable de régulation entre Etats… Ces thématiques, qui nourrissent depuis des années la réflexion de Bertrand Badie, sont désormais au coeur du discours public, à commencer par celui du chef de l’Etat, Emmanuel Macron : « Je lui mettrais 18/20 en dissertation mais pas la moyenne en contrôle continu. Sur le multilatéralisme, ses propos sont parfaits, comme par ailleurs le sont ses projets de refondation de l’Europe, mais son problème est celui de la mise en pratique », assure, dans un grand rire, le professeur de l’Institut d’études politiques de Paris.
Il est un pilier de cette prestigieuse école. Ses anciens étudiants sont omniprésents au Quai d’Orsay comme dans les think tanks les plus réputés ou dans les rédactions des grands médias, et certains ont même de hautes responsabilités politiques. Retraité depuis le 1er septembre et désormais professeur émérite, il garde un petit bureau ouvrant sur une cour arborée dans l’un des bâtiments de Sciences Po, boulevard Saint-Germain.
Bertrand Badie a le sens de l’humour. A l’occasion, il n’hésite pas à se lancer dans des numéros d’imitation des grands de ce monde qui ravissent ses étudiants. Coutumier des formules qui font mouche, cet universitaire a toujours aimé la provocation et cultivé le décalage. Quand le Sud réinvente le monde. Essai sur la puissance de lafaiblesse (La Découverte), le nouveau livre publié de cet auteur prolifique, tente de repenser les grands enjeux stratégiques d’aujourd’hui à la lumière de la crise du système westphalien mis en place au XVIIe siècle, après la guerre de Trente Ans, et fondé sur la pleine souveraineté des Etats.
Les « damnés de la terre »
Dans un monde longtemps dominé sans partage par l’Occident, ce système régit encore les relations internationales. « Le Sud réinvente le monde parce qu’il bouleverse totalement l’agenda international et ses priorités. Le système westphalien de compétition, de puissance, obéit à une logique géopolitique et géostratégique. Or, dans le monde en transformation qui est le nôtre aujourd’hui, les enjeux sociaux deviennent plus importants que les enjeux de puissance », explique l’universitaire.
Héritier d’une décolonisation en bonne partie ratée, le Sud, du moins pour le moment, n’est guère porteur d’une utopie positive. Paradoxalement, sa force réside avant tout dans sa faiblesse, mais cette dernière oblige : « La menace ne vient plus du rival mais de la possible décomposition. Le prince westphalien avait les yeux fixés sur la ligne bleue des Vosges alors que, maintenant, il lui faut avoir les yeux rivés sur les risques de déstabilisation sociale des pays du Sud », relève Bertrand Badie, tout en admettant que « cette réinvention du monde se fait dans la douleur, le désordre, le chaos » . Et de citer en exemple « l’incapacité des vieux Etats westphaliens – à l’exception très provisoire de la Russie – de gérer les conflits du Proche et Moyen-Orient . La puissance ne fonctionnant plus, cette nouvelle donne n’est traitable qu’avec une modification profonde des règles du jeu et un multilatéralisme réinventé, à même d’imposer une gouvernance globale.
Sa passion pour les « damnés de la terre » et pour le Sud vient de ses engagements de jeunesse. « Je suis un enfant de Mai 68 », reconnaît-il volontiers. Comme bon nombre des jeunes de sa génération, il fut fasciné par les figures de Ho Chi Minh, Mao, Che Guevara, incarnant tout à la fois les rêves de lendemains qui chantent et l’ouverture sur le monde. C’était l’époque des non-alignés et du tiers-mondisme triomphant. « De Gaulle a été la cible injuste de 68; il fut le premier parmi les grands leaders occidentaux à comprendre que le Sud réinventait le monde », reconnaît aujourd’hui Bertrand Badie, qui intégra Sciences Po en septembre 1968. Sa thèse, intitulée Stratégie communiste de la grève, tentait de comprendre pourquoi le Parti communiste français était passé à côté de Mai 68. Assistant de Pierre Birnbaum à Paris-I, il coécrit avec lui la Sociologie de l’Etat (Grasset, 1979). Mais il se rend peu à peu compte que, pour mieux saisir la réalité de l’Etat, il faut comprendre comment il s’est imposé hors du monde occidental. C’est le thème d’un de ses livres majeurs, L’Etat importé (Fayard, 1992). Dès lors, les relations internationales seront son champ de recherche privilégié. En fait, tout l’y prédisposait.
« L’Arabe et le Juif »
Bertrand Badie s’est toujours vécu comme un enfant d’immigré « persan ». Il n’aime pas le mot « iranien », forgé dans les années 1930 en référence à l’aryen et gommant la millénaire histoire de la Perse. Venu étudier la médecine à Paris, diplômé en septembre 1939, son père resta dans la capitale française à la demande de ses professeurs pour remplacer les médecins mobilisés. Résistant et décoré après la guerre, il n’eut pourtant pas le droit d’exercer car il n’était pas français – il vivotait avant d’être embauché par l’ambassade. Sa mère est la fille d’un notaire de Soissons (Aisne) qui autorisa le mariage à la seule condition que les enfants soient élevés dans la religion chrétienne. Bertrand Badie se retrouva ainsi dans une école privée et catholique du 7e arrondissement parisien. « J’étais à la fois l’Arabe et le Juif » , raconte-t-il, en riant. Cela a nourri sa révolte.
Perçu comme étranger ici, il n’a pourtant jamais pu se rendre en Iran après la révolution de 1979. Pour les autorités de la République islamique, même né en France et citoyen français, il reste iranien. Nombre de binationaux ayant eu des problèmes en se rendant sur place, il a préféré ne pas prendre le risque. Le persan, cette langue qui a bercé son enfance sans que son père n’ait souhaité la lui enseigner (afin de ne pas gêner son intégration), il a dû l’apprendre aux Langues orientales. Aujourd’hui, il déclame volontiers les vers des grands poètes persans.
« Pour redémarrer, l’Union européenne a besoin de solidarité, ce qui contredit totalement son histoire »
« La biculturalité est une richesse car elle permet de se mettre dans la subjectivité des autres », aime à souligner Bertrand Badie, qui, livre après livre, et notamment dans l’un de ses ouvrages majeurs, La Diplomatie de connivence (La Découverte, 2011), poursuit sa déconstruction de l’arrogance occidentale. « Les difficultés du Nord viennent de cette mémoire westphalienne doublement piégeante, explique-t-il, car elle ne parvient pas à imaginer d’autres systèmes internationaux et elle se montre incapable de penser l’altérité. Le Nord remet sans cesse sur le devant de la scène ses vieilles méthodes inefficaces comme les interventions militaires et, ce qui est nouveau pour l’Europe, l’intervention dans les conflits des autres. » Et de rappeler avec un grand rire que, depuis 1945, jamais le Nord n’a réellement gagné une guerre, sinon la guerre froide, face à un adversaire identique à lui. Face à la puissance de la faiblesse, dans les guerres asymétriques de la décolonisation et d’après, il s’est, en revanche, chaque fois, fracassé.
Provocateur, Bertrand Badie assure qu’aujourd’hui l’Union africaine (UA) lui semble moins mal partie que l’Union européenne. « L’UE est arrivée au bout de ses possibilités. Elle avait été conçue, au lendemain de la guerre, dans une logique – difficile mais réussie – d’association d’Etats fondée sur une culture de la souveraineté enracinée depuis des siècles. Cela a permis d’éviter une nouvelle guerre. Mais, actuellement, l’équation européenne n’a plus rien à voir avec cela et, pour redémarrer, elle a besoin de solidarité, ce qui contredit totalement son histoire. On voit même le retour des compétitions de puissance au sein de l’Union », relève Bertrand Badie, soulignant que l’UA, elle, n’a pas cette mémoire westphalienne de compétition de puissance et que, malgré tous ses problèmes, l’Afrique n’a pratiquement jamais connu de guerres interétatiques.
Inlassablement, il continue par la parole et par l’écrit à faire passer ces idées qui lui sont chères. Et il aime à citer Ferdowsi (935-1020), son poète préféré : « Je ne mourrai jamais et je vivrai toujours car j’ai semé les graines du discours. »