Entretien avec Hamza Hamouchene
Hamza Hamouchene, Redflag, 17 avril 2019
La couverture médiatique des processus révolutionnaires en Algérie et au Soudan a été jusqu’ici peu couverte par la presse internationale. Pourriez-vous commencer par expliquer en quoi consistent les manifestations en Algérie ? Quels sont leurs objectifs ?
Le mouvement de protestations de masse a commencé quelques jours à peine après l’annonce par Bouteflika de son intention de briguer un cinquième mandat à la présidence de l’Algérie. Celles-ci étaient d’abord petites et locales, puis sont devenues massives et se sont répandues au niveau national à partir du vendredi 22 février 2019. Ainsi, chaque vendredi à partir de cette date, des millions d’Algériens (certaines estimations oscillent entre 17 et 22 millions pour une population totale de 42 millions de personnes), jeunes et moins jeunes, hommes et femmes de différentes classes sociales, sont descendus dans la rue lors d’un soulèvement important, se réappropriant des espaces publics confisqués depuis longtemps. Ces marches historiques du vendredi ont été suivies de manifestations dans plusieurs secteurs (éducation, santé, justice, industrie pétrochimique, étudiants, syndicats, etc.), faisant de la contestation une affaire quotidienne.
Ce qui a commencé comme un refus catégorique de la candidature d’un président octogénaire physiquement inapte s’est transformé, face à l’obstination et aux stratagèmes trompeurs des élites dirigeantes, en un rejet uni du système en place, avec des revendications de changement démocratique radical, de liberté et de justice. Cette révolte ou révolution est une expression fondamentale de la convergence du mécontentement populaire d’en bas avec une crise interne profonde au sein des classes dirigeantes. Fondamentalement, ceux d’en haut ne peuvent plus gouverner de la manière ancienne et ceux d’en bas ne peuvent plus les supporter. C’est aussi l’expression de décennies de profonde souffrance, de colère et de rejet de l’autoritarisme répressif, de la suppression des libertés, de l’exclusion économique et sociale, de la corruption endémique et du népotisme, de l’accumulation parasitaire et de la paupérisation, de la croissance des inégalités sociales et du développement inégal, ainsi que des horizons fermés pour les jeunes chômeurs qui risquent encore leur vie pour atteindre les rives nord de la Méditerranée, afin d’échapper au désespoir et à l’humiliation d’être marginalisés et relégués au rang de « hittistes », ces chômeurs qui ont cessé d’être des acteurs de l’Algérie postcoloniale. Et tout cela dans un pays riche comme le nôtre !
Le slogan algérien ’Acha3b yourid yetna7aw Ga3 !’ (Le peuple veut qu’ils s’en aillent tous ou, plus exactement, le peuple veut qu’ils soient tous extirpés !) n’est qu’une autre version de ’ Acha3b yourid isqat annidham’ (Le peuple veut renverser le système), le slogan que nous avons vu lors de tous les soulèvements arabes de 2010-2011.
À cet égard, je pense que ce qui se passe actuellement au Soudan et en Algérie devrait être considéré comme la continuation d’un processus révolutionnaire en Afrique du Nord et en Asie occidentale, un processus révolutionnaire avec des hauts et des bas, des gains et des revers, qui s’est concrétisé par une transition « démocratique » néolibérale en Tunisie et des contre-révolutions sanglantes et des interventions impérialistes dans les pays restants qui ont été témoins de ces soulèvements. L’espoir est que les peuples algérien et soudanais tirent les enseignements des expériences de leurs frères et sœurs d’autres pays et poussent plus loin leurs révolutions afin de réaliser leurs revendications fondamentales de dignité, de justice, de souveraineté populaire et de liberté et de mettre fin à des décennies d’oppression politique et économique.
Un certain nombre de vidéos publiées en ligne témoignent de la créativité et de la solidarité du mouvement révolutionnaire en Algérie et ailleurs. Pouvez-vous nous parler de quelques moments qui l’ont marqué pour vous ?
Oui, le mouvement révolutionnaire en Algérie a libéré la créativité inépuisable du « génie populaire ». En scandant : « Nous nous sommes réveillés et vous allez payer ! », le peuple exprime sa volonté politique récemment découverte. Le processus de libération est en même temps un processus de transformation. Nous pouvons sentir cela dans l’euphorie, l’énergie, la créativité, la confiance, l’humour et la joie que ce mouvement a inspirés après des décennies de répression sociale et politique.
L’humour et la satire peuvent être très subversifs et les Algériens l’ont démontré dans leurs slogans, leurs chants et leurs pancartes pour raviver et mettre en valeur la culture populaire. J’ai vu et entendu tant de slogans en ligne et dans les rues de plusieurs villes d’Algérie. Et en voici quelques-uns que j’ai capturés avec l’appareil photo de mon téléphone :
- « L’Algérie, pays de héros gouverné par des zéros. »
- « Nous avons arrêté la harga (immigration clandestine), nous avons cessé de prendre de la drogue et nous allons aussi vous arrêter. »
- « Changement de système… 99 % de chargement. »
- « Non à Bouteflika et à ses dérivés. »
- « Nous avons besoin de Detol pour tuer 99,99 % du gang. »
- Et celui-ci d’une étudiante en médecine : « Nous sommes vaccinés et nous avons développé le système anti-IgG (anti-corps)… et nous continuons à obtenir des rappels tous les vendredis. »
- « Le problème est la persistance de l’idolâtrie et non le remplacement de l’idole. »
- « Je ne suis pas ici pour faire un selfie, je suis ici pour changer le système. »
Certains slogans ciblaient directement la complicité et l’ingérence françaises :
- « La France craint que si l’Algérie accédait à l’indépendance, elle demanderait une compensation pour le métal qu’elle avait utilisé pour construire la tour Eiffel. »
- « Allo, Allo Macron, les petits-enfants du Novembre 54 sont de retour. »
Et, en réaction aux appels du commandant en chef des forces armées, Gaïd Salah, à appliquer l’article 102 de la Constitution qui permettrait au président de la chambre haute de prendre la relève et d’organiser des élections dans les 90 jours, suivant la déclaration de vacance de la présidence par le Conseil constitutionnel, les gens ont répondu :
- « Nous voulons l’application de l’article 2019… Vous allez partir tous. »
- « Nous avons demandé le départ de tout le gang, pas la promotion de certains de ses membres. »
- « Les piles sont mortes, pas besoin de les presser. »
- « Cher système, tu es une merde et je peux le prouver mathématiquement. »
- « Ici l’Algérie : la voix du peuple. Le numéro 102 n’est plus en service. Appelez le service du peuple au numéro 7 s’il vous plaît » (en référence à l’article 7 stipulant que c’est le peuple qui est la source de toute souveraineté).
Ce ne sont que quelques exemples parmi des milliers d’autres slogans et chants créatifs, humoristiques et amusants. Cela démontre que le génie populaire est bien vivant et peut être mobilisé pour résister, subvertir et demander un changement radical.
En ce qui concerne la solidarité internationale, ce que je peux dire, c’est que les peuples opprimés de la région et au-delà participent à une sorte de dialogue entre eux. Les Soudanais et les Algériens se suivent mutuellement et sont de plus en plus inspirés et déterminés à continuer leur propre révolution et à renverser les systèmes qui les ont écrasés pendant des décennies. Il y a cette bande dessinée drôle du journaliste algérien Ali Dilem qui montre les Soudanais gagner 2 à 1 contre les Algériens en renversant deux chefs d’État à ce jour contre seulement 1 en Algérie. Les Marocains sont également inspirés par ce qui se passe en Algérie et nous l’avons vu dans les chants des stades. Le dernier point, mais non le moindre, est la solidarité inébranlable et éternelle avec le peuple palestinien. Tout cela atteste que les peuples aspirent à la liberté, la justice et l’émancipation et ils s’inspirent quand ils voient d’autres qui prennent leur destin en main et contestants les forces du statu quo.
Bien que les événements de 2011 aient traversé une grande partie de la région, d’importantes différences locales ont façonné les résultats divergents observés depuis. Par exemple, en Égypte, le mouvement était dirigé par les jeunes et sans structures, ce qui signifiait qu’il manquait d’un certain poids institutionnel et social à des moments cruciaux, tandis qu’en Tunisie, le rôle de l’UGTT – en particulier ses rangs inférieurs – était très important. Quelles forces sociales ont dirigé le mouvement en Algérie ? Et existe-t-il des organisations ou des idées particulièrement centrales ou populaires ?
En définitive, le soulèvement algérien a aussi ses spécificités et je vais essayer de vous donner quelques indices afin de comprendre ses forces et ses faiblesses.
Ce qui rend ce mouvement vraiment unique, c’est son envergure, son caractère pacifique et sa diffusion nationale, y compris dans le Sud marginalisé. Le mouvement se caractérise également par une participation significative des femmes, et en particulier des jeunes, qui constituent la majorité de la population. L’Algérie n’a pas connu un mouvement aussi vaste, diversifié et aussi répandu depuis 1962, année où les Algériens étaient descendus dans la rue pour célébrer leur indépendance durement gagnée contre le régime colonial français.
On peut également voir dans ce soulèvement la continuation de la lutte anticoloniale des années 1950 et 1960 pour recouvrer la souveraineté populaire et économique. Les nombreuses manifestations et marches qui ont eu lieu font allusion à la révolution anticoloniale algérienne et à ses glorieux martyrs qui ont sacrifié leur vie pour l’indépendance de l’Algérie, réaffirmant ainsi que l’indépendance formelle n’a pas de sens sans la souveraineté nationale et populaire, surtout que nos élites bradent le pays et ses ressources depuis plus de trente ans. Ces sentiments anticoloniaux sont réaffirmés par une hostilité sans faille à toute ingérence étrangère et à toute intervention impérialiste. Nous avons vu comment le peuple algérien a fermement rejeté la complicité française avec les factions au pouvoir, ainsi que sa désapprobation des tentatives de l’ancien ministre des Affaires étrangères Ramtane Lamamra d’internationaliser le conflit par le biais de ses voyages aux États-Unis, en Europe, en Russie et en Chine.
Solidarité avec la Palestine : les Algériens comprennent que leur libération ne sera pas complète sans la libération de la Palestine. C’est vraiment unique dans le monde arabe : aux côtés des drapeaux algériens, on voit toujours le drapeau palestinien et les gens se rappellent toujours des martyrs algériens et palestiniens sans faire de différence. Cela s’explique par le fait que seule l’Algérie (avec la Palestine), dans toute la région, a vécu l’expérience d’un cruel colonialisme de peuplement, raciste et inhumain.
Le paysage politique généralement aride, qui a résulté de la décimation d’une véritable opposition politique, de la faillite de la politique du multipartisme associée à la répression et/ou cooptation des syndicats et d’autres acteurs de la société civile, a incité les gens à s’organiser différemment. Au cours des dernières années, la dissidence et le mécontentement ont été de plus en plus exprimés à travers des manifestations sectorielles ou l’émergence de mouvements sociaux horizontaux, en particulier dans le Sahara riche en gaz et en pétrole, où nous avons vu des mouvements de chômeurs et anti-gaz de schiste en 2012 et 2015. L’hostilité à l’égard des partis politiques est profondément ancrée, comme en témoigne la dynamique populaire actuelle. Comme en Égypte, le mouvement est dirigé par les jeunes et est relativement non structuré, comme vous le dites. Il n’y a pas de leaders clairement identifiables ou de structures organisées qui le propulsent.
Il est clair qu’il s’agit d’un soulèvement populaire dans la mesure où il a mobilisé des forces de masse issues de la classe moyenne ainsi que des classes marginalisées des zones urbaines et rurales, affectées par des politiques néolibérales de plusieurs décennies et par une économie de rente corrompue dans le sillage d’une mondialisation prédatrice facilitant le pillage des ressources financières et naturelles du pays. Il convient de noter que les étudiants, les travailleurs (en particulier ceux du secteur pétrolier et gazier), les syndicats autonomes, les juges et les avocats jouent un rôle très important dans ces mobilisations en organisant leurs propres manifestations, en appelant à la grève et en maintenant la dynamique. Contrairement au Soudan, où l’Alliance pour la liberté et le changement ainsi que l’association professionnelle soudanaise jouent le rôle d’une sorte de structure dirigeante et organisationnelle, il semble en Algérie que les choses s’organisent de manière horizontale et principalement par le biais des médias sociaux où des appels à la protestation sont lancés.
Je ne suis pas de ceux qui, s’ils n’aiment pas le dénouement d’une révolution, ses forces, ses exigences et ses stratégies, se précipitent pour nier son caractère révolutionnaire ou simplement lui refuser le nom de « révolution ». Cependant, nous devons rester critiques, intellectuellement honnêtes et tirer les leçons des erreurs des révolutions précédentes.
La quasi-sacralisation de la spontanéité, l’absence de leadership et l’hostilité à toute forme de structuration ne sont pas propres au cas algérien, elles ont été observées dans d’autres révolutions dans d’autres pays tels que l’Égypte et la Tunisie. Il est vrai que la spontanéité et les mouvements sans leaders généreront, dans un premier temps, de grandes mobilisations interclassistes qui donnent l’impression d’une unité au-delà de la classe, du genre et de l’orientation idéologique. Cependant, cela peut devenir dangereux quand les droits socioéconomiques des marginalisés sont éliminés de tout débat. Dans de tels scénarios, les questions légitimes de souveraineté populaire et de justice sociale céderont la place aux vagues notions libérales dominantes de « gestion démocratique », « bonne gouvernance », de « liberté » et « d’égalité », au détriment des revendications des damnés de la terre.
Cette situation a été surnommée « révolution sans révolutionnaires » ou « révolution sans organisation ». Ces dynamiques et mouvements amorphes et non structurés et sans leaders sont extrêmement vulnérables. Ces caractéristiques peuvent être des faiblesses fatales, en particulier quand la répression commence. Afin de prolonger la dynamique actuelle dans le temps, nous avons besoin de structures et d’organisations dotées d’une vision cohérente, capables de formuler des revendications claires, de proposer diverses stratégies de résistance et de faire avancer un programme entièrement élaboré. Les dirigeants peuvent émerger de manière organique, mais cela nécessite une organisation incessante ainsi que la multiplication des initiatives pour ouvrir des espaces de débats et de réflexion.
C’est ça la réalité sur le terrain, ça inspire de voir les gens regagner leur confiance en eux et commencer à croire en un « nous » collectif. On a vu comment ils n’ont pas été dupés par les divers stratagèmes avancés par les différentes factions du système. Le mouvement se renforce et ses revendications se radicalisent de jour en jour. Ce qui les unit, c’est que tous les symboles de l’ancien système doivent disparaître et doivent être rendus responsables de toutes les souffrances et les ravages qu’ils ont causés.
Le rôle de premier plan des femmes dans le mouvement de protestation au Soudan est devenu de plus en plus important, de manière particulièrement dramatique avec Alaa’a Saleh. Ce n’est pas une surprise pour ceux qui ont étudié l’histoire ; les révolutions ont souvent été décrites comme des fêtes d’opprimés. Pouvez-vous parler un peu de la situation en Algérie en ce qui concerne les femmes, la minorité berbère et d’autres groupes opprimés ? Quels sont leurs griefs spécifiques et quelle a été la participation aux manifestations jusqu’à présent ?
Les révolutions ne peuvent se produire sans les femmes et sans leur participation active. Et la révolution algérienne n’est pas différente. Depuis le début de cette dynamique populaire, les femmes ont joué un rôle important en associant leurs revendications contre le patriarcat aux revendications démocratiques de l’ensemble du mouvement. En fait, j’ai vu comment la participation des femmes augmentait semaine après semaine. Leur nombre était significatif dans les manifestations que j’ai vues à Alger, Béjaïa et Skikda. Elles sont également très impliquées dans les mouvements étudiants et syndicaux. Cependant, nous ne pouvons pas nier le fait qu’une grande partie de la société algérienne est encore conservatrice et machiste. Un épisode peut dénoter ce fait : certaines féministes ont été harcelées et attaquées lors d’une marche à Alger et ont été exhortées (par des hommes) à ne pas formuler des revendications féministes qui divisent le mouvement. Il y avait aussi une vidéo menaçant d’utiliser de l’acide contre celles qui oseraient faire valoir de telles revendications. Cela peut être un incident extrémiste isolé, mais, à mon avis, cela montre le sexisme enraciné et l’opposition aux droits des femmes qui sont présents dans notre société. Les corps des femmes sont un champ de bataille et nous avons vu comment les forces de police ont traité quatre activistes il y a quelques jours après leur arrestation : elles ont été humiliées en étant obligées de se dépouiller de tous leurs vêtements !
En dépit de tous les progrès accomplis par les femmes au cours des dernières décennies en matière d’éducation, d’emploi et de participation à la vie politique, leur lutte pour l’égalité avec les hommes et contre l’oppression et la violence patriarcales est encore loin d’être terminée (comme partout dans le monde d’ailleurs). Elles résistent encore à une vision réactionnaire de leur rôle dans la société, incarnée par des mesures sociales très conservatrices telles que le fameux code de la famille rétrograde de 1984.
Pour ce qui est de la minorité berbère, je voudrais apporter une correction ici. Ce n’est pas une minorité. En fait, la majorité des Algériens sont d’origine ethnique berbère-amazighe. Je voudrais dire que nous sommes des arabo-berbères, car l’arabe est également un élément important de notre identité culturelle et politique. Ces problèmes d’identité ont créé de nombreuses tensions au sein de la société au cours des dernières décennies, car notre diversité culturelle a été ignorée au profit d’une conception plus étroite de notre identité. La dimension berbère du patrimoine culturel algérien a été marginalisée et réduite à des manifestations folkloriques. Cependant, la lutte pour la reconnaissance de tamazight en tant qu’élément équivalent à l’arabe et à l’islam dans notre identité culturelle s’est beaucoup développée depuis le Printemps berbère de 1980, lorsque le mouvement culturel berbère a vu le jour en Kabylie. Le Printemps berbère a été le premier défi politique à grande échelle contre le régime depuis le début des années 1960, où les Kabyles ont exprimé leurs griefs contre l’autoritarisme du régime, son mépris pour la riche identité culturelle et linguistique berbère, ainsi que sa négligence de l’économie de la région. Ce véritable mouvement de masse démocratique a inspiré une décennie de luttes et de révoltes continues.
En avril 2001, une insurrection commença en Kabylie et en un an et demi, un puissant mouvement populaire appelé La’rouche occupa le devant de la scène politique et remit à l’ordre du jour la question de la démocratie. Ce mouvement a organisé le 14 juin une marche très impressionnante vers Alger et a inspiré de nombreux citoyens dans d’autres régions à se révolter contre la Hogra (l’humiliation et l’injustice sociale). Cependant, ce mouvement a été coopté, infiltré et écrasé.
Quand les Occidentaux parlent de la minorité berbère, ils désignent principalement la population kabyle. Pour des raisons historiques qui remontent à l’époque coloniale, cette région a été à l’avant-garde de la lutte contre l’oppression et l’autoritarisme. Et dans l’actualité, ce n’est pas différent. Il en va de même pour d’autres groupes amazighs tels que les Chaouis, Mozabites et Touaregs. Tous sont impliqués en tant que citoyens algériens confrontés à la tactique consistant à « diviser pour régner » des élites dirigeantes. En fait, les slogans étaient clairs dans les différentes marches : nous ne voulons pas de division, nous sommes tous des Algériens, soulignant leur unité populaire.
Quels sont les principaux courants de la pensée de gauche en Algérie et dans quelle mesure la gauche organisée joue-t-elle un rôle dans ce mouvement ?
La gauche, à mon avis, devrait être la force capable de réunir la liberté et l’égalité. Je ne parle pas seulement de l’égalité politique, mais également de l’égalité socioéconomique qui élimine les disparités de classes dans la société. La démocratie ne peut être complète dans le cadre de la domination du capital et de la dictature des marchés. C’est pourquoi nous avons aussi besoin de démocratie sociale et économique. Que ferait un jeune Algérien avec la liberté s’il n’a pas d’emploi ni de logement décent ?
Malheureusement, pour diverses raisons, notamment mondiales, la gauche organisée en Algérie est fragmentée, atomisée et extrêmement faible. Cependant, dans de tels moments révolutionnaires, elle peut se régénérer et se développer si elle veut jouer son rôle historique en tant qu’outil permettant aux masses d’exprimer et de réaliser leurs revendications fondamentales de liberté, de dignité et de justice. Pour ce faire, elle doit avoir une vision claire de ce futur souhaité, être autonome sur les plans intellectuel et organisationnel, se débarrasser de son paternalisme et devenir une organisation de masse au service des couches défavorisées.
Le plus grand parti de gauche en Algérie est le Parti des travailleurs trotskistes de Louisa Hanoune. Malheureusement, pour des raisons qui dépassent l’entendement, Louisa Hanoune a longtemps soutenu Bouteflika, car elle le considérait comme un rempart contre l’impérialisme. Cette position « anti-impérialiste » mal avisée qui justifie l’autoritarisme a déjà été vue, en particulier dans le cas de la Syrie avec Bachar Al-Assad. C’est d’autant plus ironique quand on sait que l’ère Bouteflika est l’ère la plus ultralibérale de l’histoire de l’Algérie indépendante, avec tant de concessions faites aux multinationales et aux capitales occidentales. C’est l’ère de la compradorisation des élites dirigeantes en alignant leurs intérêts et en subordonnant les intérêts nationaux à ceux du capital international. Autrement dit, le système de Bouteflika a abandonné la légitimité populaire au profit des capitaux nationaux et internationaux.
Il existe d’autres structures plus petites et des partis politiques tels que le Parti socialiste ouvrier (PST) et le Mouvement démocratique et social (MDS) qui tentent de multiplier les initiatives telles que les appels à l’auto-organisation des travailleurs, des étudiants et des masses populaires. Je pense fermement que cette initiative devrait être encouragée et renforcée. Nous voyons déjà cela au sein du mouvement étudiant ainsi que dans les tentatives de certains syndicalistes de base de se réapproprier le plus grand syndicat d’Algérie, l’UGTA (Union générale des travailleurs algériens), et de le débarrasser de ses dirigeants corrompus, pro-régime et anti-travailleurs.
Je sais que dans des pays tels que l’Égypte, il existe une forte tradition politique du nassérisme qui défend l’armée sur la base de son passé supposé de « nationaliste arabe ». Existe-t-il des illusions similaires en Algérie ? Et dans quelle mesure les gens ont-ils absorbé les leçons du rôle totalement réactionnaire de l’armée dans la révolution égyptienne ?
L’histoire de l’Armée populaire nationale en Algérie est unique : elle est d’origine plébéienne et elle est née de la lutte anticoloniale contre les Français et joue depuis un rôle prépondérant dans la sphère politique. Elle a donc toujours cette légitimité révolutionnaire malgré tous ses excès depuis l’indépendance de 1962, notamment le massacre de centaines de jeunes lors de l’Intifada d’octobre 1988, le coup d’État de 1992 et son rôle dans les massacres et la guerre contre les civils dans la décennie noire. En raison d’une militarisation profonde de la société, il y a cette crainte justifiée de l’armée et de ce qu’elle peut faire. De plus, nous ne pouvons pas oublier que le haut commandement militaire et les généraux ont participé à une accumulation parasitaire des richesses et à une corruption endémique. Son association avec l’oligarchie a privé le peuple algérien de son droit à l’autodétermination. En ce qui concerne le parti du Front de libération nationale (FLN), il a été complètement discrédité en tant que façade civile d’un régime militaire corrompu et autoritaire. Cela a été articulé par des slogans comme : « FLN, dégage ! »
L’entrée décisive du peuple sur la scène politique a effectivement contraint le haut commandement militaire de rompre avec le cercle présidentiel. L’armée est clairement intervenue pour mettre fin au règne de Bouteflika, afin de préserver le régime en place. L’abdication de Bouteflika est un moment important de la dynamique populaire qui a débuté en février 2019, mais il ne s’agit que d’une victoire dans la longue lutte pour un changement radical qui doit inclure le renversement de tous les symboles du système, y compris le général-major Gaïd Salah, une personnalité clé du régime de Bouteflika et un partisan de son cinquième mandat avant de reculer sous la pression du mouvement populaire grandissant. Il ne faut absolument pas faire confiance à la direction de l’armée, comme l’avaient clairement indiqué les menaces initiales du général-major Salah contre le mouvement avant d’adopter un ton plus conciliant. Dans sa déclaration à Oran du 10 avril, le général a déclaré qu’il n’y avait d’autre solution à la crise actuelle que dans la Constitution, qui a été conçue en premier lieu pour protéger les élites dirigeantes et leurs intérêts. Fondamentalement, il donne son appui et son poids à une transition contrôlée d’en haut, c’est-à-dire à un coup d’État contre le soulèvement populaire.
Pour moi, Gaïd Salah et le haut commandement militaire sont le fer de lance de la contre-révolution qui a commencé à montrer ouvertement ses signes, y compris la répression violente des manifestants pacifiques. Ceux qui se faisaient des illusions sur lui et sur ses annonces selon lesquelles il était du côté du peuple et de ses aspirations ont commencé à devenir beaucoup plus prudents.
Des slogans tels que « L’armée et le peuple sont des frères » ne peuvent pas être appliqués aux généraux corrompus qui ont bénéficié du régime de Bouteflika et l’ont maintenu. Le peuple algérien – en particulier les masses populaires – doit se méfier de l’interventionnisme de tels acteurs afin d’éviter un scénario à la Sissi en Égypte. Là aussi, Sissi a affirmé qu’il était intervenu au nom du peuple lorsqu’il avait exécuté un coup d’État contre Morsi, et nous savons tous ce qui s’est passé depuis. Il pourrait être tactique de tirer profit de la lutte de pouvoir interne en cours entre les élites dirigeantes, mais ce serait une erreur fatale de croire que la direction de l’armée serait du côté du peuple ou de sa révolution. Le peuple algérien doit être plus vigilant et déterminé que jamais afin d’empêcher les forces contre-révolutionnaires de détourner ce soulèvement historique.
Selon vous, quels sont les tâches et les défis immédiats auxquels le mouvement est confronté ?
En cette neuvième semaine de contestation, malgré toutes les tentatives de manipulation, de division, de peur, le mouvement ne faiblit pas. Au contraire, il se développe et s’étend à plusieurs secteurs professionnels. Personne ne s’attendait à ce que des juges soutiennent le mouvement populaire et refusent même de superviser les prochaines élections présidentielles prévues pour le 4 juillet. Les étudiants organisent toujours d’énormes manifestations et marches dans tout le pays pour soutenir Al Hirak Acha’bi (le mouvement populaire) et ont appelé à une grève nationale. Certains syndicats autonomes maintiennent leurs appels à la grève pour soutenir la dynamique en cours.
Cette semaine, des dizaines de maires ont déclaré leur refus d’organiser des élections dans leurs localités. Certaines organisations de la société civile sont déterminées à se réapproprier les espaces publics en organisant des débats et des activités publics, interdits dans la capitale, Alger, et qui se terminent par la répression et les arrestations. Nous avons également vu comment diverses visites ministérielles avaient été interrompues ou annulées : plusieurs ministres chassés de Tébessa, Béchar, Tissemsilt et Tipaza.
Il devient très clair que les gens rejettent le plan de transition du régime et il est évident que nous vivons dans une situation révolutionnaire qui pourrait s’aggraver et se radicaliser en fonction de la réaction des classes dirigeantes, du niveau de conscience politique et de l’organisation du mouvement. Ceux que les manifestants appellent des « membres du gang » ont tout intérêt à maintenir le statu quo et ils feront tout ce qui est en leur pouvoir pour les préserver, notamment en sacrifiant des boucs émissaires pour gagner du temps et sauver le système.
Nous ne pouvons pas être naïfs : les révolutions ont un coût et la répression sera au rendez-vous. Le caractère pacifique ou violent d’une révolution est toujours déterminé par l’oppresseur et ses méthodes. Le système n’abandonnera pas facilement. Pour cette raison, les rapports de forces doivent être considérablement modifiés vers les masses en maintenant la résistance (marches, manifestations, occupations d’espaces publics, grèves générales, etc.) afin d’obliger le commandement de l’armée à céder à la demande de la population pour un changement de système entraînant la liquidation de toute la vieille garde politique. Les organisations et les intellectuels hautement conscients et armés des principes révolutionnaires doivent barrer la voie au pouvoir militaire et à l’oligarchie compradore.
Je pense que certains des défis auxquels le mouvement est confronté peuvent être résumés ainsi :
- Se structurer en poussant et en encourageant l’auto-organisation locale à travers des comités de quartier, des collectifs d’étudiants, des représentations locales indépendantes et l’ouverture d’espaces de discussion, de débat et de réflexion afin de disposer d’une plateforme solide et d’un programme cohérent. Cela inscrira la dynamique dans le moyen et le long terme car la lutte est loin d’être terminée.
- Doter le mouvement de structures et de mécanismes populaires et pleinement démocratiques nous permettrait d’élaborer des stratégies : comment formuler des revendications claires, quel type de tactiques adopter et quand intensifier une résistance ou négocier ? Nous ne pouvons pas nous précipiter dans les élections maintenant, car ce seront toujours les forces structurées (y compris celles de l’ancien régime) qui prendront le relais.
- À ce stade crucial, il est très important d’insister sur la liberté d’expression et d’organisation individuelle et collective, tout le temps et pas seulement les vendredis.
- Refuser catégoriquement toute transition gérée par les oligarques et l’armée et appeler à une assemblée constituante souveraine et populaire afin de proposer une Constitution véritablement populaire et démocratique qui consacre la justice sociale et la souveraineté populaire sur les ressources naturelles. Dans tous les cas, la transition démocratique doit être entre les mains du peuple, gérée par ses forces et pour le peuple.
- Continuer à rejeter toute intervention étrangère dans les événements en cours.
- Enfin, il faut allier justice sociale et droits socioéconomiques à la démocratie, cette révolution étant l’expression d’une volonté générale des opprimés de défendre leurs intérêts communs.
Notre révolution est confrontée à des problèmes politiques, économiques et sociaux majeurs. Les enjeux sont vraiment importants et ils nécessitent un niveau de conscience, d’organisation et de stratégie révolutionnaire à la hauteur des aspirations des masses, en particulier des plus démunis.
Alors que le savoir et la pensée naissent de l’expérience et de la praxis, nous devons en même temps poursuivre dans la lutte démocratique et nous y engager, lutter pour la justice sociale et défendre les libertés civiles qui sont menacées chaque jour : agissons pour les droits des citoyens et des travailleurs, pour l’égalité des droits et des devoirs entre hommes et femmes, pour la souveraineté nationale contre les intrusions de l’impérialisme et des bourgeoisies parasitaires.
Un changement radical n’est pas une opération programmée par bouton-poussoir ; il s’agit d’un processus politique continu, de confrontation nécessitant des sacrifices qui, à certains moments, s’accélère sur un chemin balisé par de longues luttes et des expériences accumulées. Pour reprendre une phrase célèbre connue des musulmans : « Travaillons à un changement radical, comme si cela prenait une éternité à se réaliser et préparons le terrain comme si cela se produisait demain. »
À propos de l’auteur/trice
Hamza Hamouchene est un chercheur et militant algérien basé à Londres. Il est cofondateur d’Algeria Solidarity Campaign (ASC) et coordinateur d’Environmental Justice North Africa (EJNA).