Pierre Khalfa, Lignes d’ATTAC, 26 mars 2020
La crise sanitaire met en évidence l’insoutenabilité de la trajectoire empruntée par nos sociétés dominée par le capitalisme néolibéral et productiviste. Face à cette crise, le jour d’après ressemblera-t-il au jour d’avant ?
La crise sanitaire majeure renvoie d’abord au mode de développement induit par le capitalisme productiviste. Comme l’a noté Sonia Shah, dans un article récent du Monde diplomatique, « avec la déforestation, l’urbanisation et l’industrialisation effrénées, nous avons offert à ces microbes des moyens d’arriver jusqu’au corps humain et de s’adapter ». La destruction des habitats des animaux ont détruit les barrières biologiques protectrices des êtres humains et a entrainé « une probabilité accrue de contacts proches et répétés avec l’homme, lesquels permettent aux microbes de passer dans notre corps, où, de bénins, ils deviennent des agents pathogènes meurtriers ». Un processus de longue date donc, amplifié par la mondialisation ce qui explique la circulation rapide du virus.
Les effets néfastes de cette mondialisation sous régime néolibéral sont manifestes. Non seulement les flux incessants de marchandises à travers la planète sont une des causes majeures du réchauffement climatique, mais les délocalisations opérées par les multinationales dans les pays à bas salaires et aux droits sociaux réduits, combinées à la logique du « zéro stock » et des flux tendus ont entrainé une dépendance vis-à-vis de quelques pays devenus les « ateliers du monde », en particulier la Chine. Ainsi, la pénurie de médicaments apparue bien avant la crise du coronavirus s’explique en partie par la concentration de la fabrication de l’essentiel des molécules en Inde et en Chine.
Les systèmes de santé ont été fragilisés par des décennies de politiques d’austérité budgétaire appuyées sur une conception qui visait à traiter l’hôpital comme une entreprise. Les odes méritées aux soignant.es n’effacent pas ces politiques. Dans le cas présent, elles n’entraînent pas seulement des dysfonctionnements majeurs mais elles ont des conséquences mortifères au sens premier de ce mot. En Italie, et cela est aussi envisagé en France, les malades atteint du coronavirus sont dans certains endroits triés en fonction de leur espérance de vie supposée faute de matériel, de lits et de soignants en nombre suffisant. On le savait, c’est confirmé, le néolibéralisme tue.
Face à une crise sanitaire globale, la réponse s’est faite en ordre dispersé et a mis en évidence l’affaiblissement notable de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) dont les recommandations n’ont souvent pas été suivies, notamment en matière de dépistage systématique. La fermeture des frontières, alors même que le virus circulait déjà très largement, est non seulement absurde, mais vise à faire croire que le danger viendrait de l’extérieur. Le comble a été atteint par Donald Trump parlant de « virus chinois ». Les institutions de l’Union européenne ont montré leur incapacité à organiser une réponse coordonnée des États membres qui, chacun de leur côté, ont mené des stratégies sensiblement différentes. L’Italie, pays le plus touché, a été laissé seul face à la crise. Celle-ci va avoir des conséquences dramatiques sur les migrants entassés dans des conditions inhumaines dans des camps de rétention.
La crise du coronavirus intervient dans une situation économique déjà bien dégradée notamment en Europe où la stagnation menaçait bien avant le début de la crise sanitaire. L’Union européenne ne s’est jamais réellement remise de la crise de 2008 et des plans d’austérité qui ont suivi. De plus, la faiblesse des taux d’intérêt a eu l’effet pervers de favoriser un surendettement du secteur privé et on a vu se multiplier les rachats d’actions, les fusions-acquisitions et autres opérations spéculatives. La crise sanitaire s’attaque donc à un corps économique déjà malade et est en train de provoquer un double choc. Un choc d’offre dû aux arrêts de la production dans une situation où l’éclatement des chaines de production entre de nombreux pays est un élément de fragilisation extrême car il suffit qu’une seule pièce manque pour bloquer le processus de fabrication d’un produit. Un choc de demande dû à la fois au confinement des personnes, à une consommation qui tend à se réduire à l’essentiel, à un pouvoir d’achat des salarié.es qui risque de baisser avec le développement du chômage partiel, sans même évoquer la probable hausse de l’épargne de précaution pour se prémunir face à un avenir incertain. La récession s’annonce donc et elle sera sévère.
Le gouvernement a pris des mesures d’urgence pour limiter les dégâts : reports du paiement des cotisations sociales et d’impôt, prise en charge du chômage partiel et garantie des prêts bancaires aux PME et il envisage des nationalisations pour éviter la disparition d’entreprises majeures. Mais le Premier ministre a exclu d’interdire les licenciements et aucun investissement massif d’urgence ne semble programmé pour le système de santé. De plus, s’il est nécessaire de soutenir financièrement les PME dont la situation est très fragile, prendre les mêmes mesures pour des grandes entreprises qui regorgent de cash-flow est pour le moins contestable. Enfin, comment justifier le fait que des secteurs économiques non essentiels continuent de fonctionner au risque d’aggraver la contamination par le virus alors que dans le même temps est mis en place une politique de confinement ? Le choix du gouvernement de maintenir coûte que coûte l’activité économique alors même que, dans de nombreux secteurs, cela met en danger la santé des salarié.es est non seulement contradictoire avec les exhortations au confinement mais est le signe que les impératifs sanitaires ne sont pas la priorité absolue du gouvernement.
L’effondrement des Bourses illustre une fois de plus le comportement mimétique des acteurs de la finance, mais un krach boursier n’est dangereux que s’il est le détonateur d’une crise financière. Les mesures prises par la BCE visent à l’empêcher. Elle amplifie sa politique de rachat de titres (Quantitative easing), priorisant les titres privés et non les obligations d’État, et continue de déverser des liquidités dans le système bancaire (programme TLTRO III). Ces mesures seront-elles efficaces ? Les banques de l’Union européenne regorgent aujourd’hui de créances douteuses dont une part plus ou moins importante n’a pas été provisionnée. Ce sont des prêts qui soit ont un retard de paiement conséquent, soit ne seront probablement jamais remboursés. De plus, les banques sont toutes engagées dans des opérations spéculatives à haut risque à travers la finance de l’ombre, le shadow banking, dans une opacité quasi-totale. Des faillites bancaires se sont produites ces dernières années et les périodes de récession y sont propices. La mise à disposition quasi illimitée de liquidités par la BCE vise à essayer de répondre à cette situation, mais un accident non maitrisé ne peut être exclu. Mais surtout, c’est le risque d’éclatement de la zone euro qui peut refaire surface si les différentiels de taux d’intérêt auquel les États empruntent sur les marchés financiers explosent. De ce point de vue, la déclaration autant incompréhensible qu’absurde de Christine Lagarde, expliquant que la BCE n’avait pas pour « mission de réduire les spreads », soit notamment l’écart entre le taux italien et le taux allemand de référence, est un signe inquiétant. Certes elle a ensuite rectifié son propos, mais cela montre que la doctrine de la BCE vis-à-vis des États reste marquée par une orthodoxie destructrice.
Quoi qu’il en soit, les mesures prises tant par les gouvernements que par la BCE redonnent sens à un apparent oxymore « le keynésianisme néolibéral » qui s’était déjà illustré lors de la crise de 2008. Comme l’avait alors affirmé le « prix Nobel » d’économie Robert Lucas, fondateur de l’auto-proclamée « Nouvelle économie classique » et fervent partisan du néolibéralisme, « dans les tranchées nous sommes tous keynésiens ». Car contrairement au libéralisme économique, le néolibéralisme n’exclut absolument pas une intervention de l’État si celle-ci s’avère nécessaire tant pour permettre aux marchés de fonctionner que pour les sauver en temps de crise. Et effectivement nous avions connu à l’époque un « moment keynésien » accompagné de grandes déclarations sur la nécessité de refonder le capitalisme et de reprendre le contrôle de la finance. On sait ce qu’il en est advenu ensuite. Au nom de la réduction des déficits publics, des plans d’austérité massifs ont plongé l’Union européenne dans la récession, les conglomérats bancaires se sont encore renforcés, la finance a pu continuer à prospérer sans réelle limite et la destruction des droits sociaux et des services publics a continué.
Aujourd’hui, président de la République et ministres entonnent la même rengaine et nous promettent que le jour d’après ne ressemblera pas au jour d’avant. Mais les mesures prises par les gouvernements vont entraîner une augmentation importante des déficits publics et de la dette publique. Les traités européens imposant de fait un équilibre budgétaire et une limitation de la dette à 60 % du PIB n’ont pas été déclarés caduc, la Commission européenne acceptant simplement de faire preuve de souplesse au vu des circonstances comme cela a été le cas en 2008. La première « rupture », pour reprendre un mot employé par le président de la République, serait donc de dire clairement que ces traités sont obsolètes. Mais une telle rupture ne peut être que le préalable à une bifurcation de la dynamique de nos sociétés pour permettre une transformation écologique et sociale, ce qui implique la nécessité de repenser nos mode de production et de consommation et donc une remise en cause de la domination du capital.
Risquons une hypothèse basée sur un constat historique. Le seul moment dans l’histoire du capitalisme où les classes dominantes ont accepté de voir en partie remise en cause leur domination correspond à la période où l’existence même du capitalisme était contestée. Il importe peu de savoir si les forces qui portaient cette contestation – essentiellement les partis communistes et l’Union soviétique – étaient réellement révolutionnaires, ou si le modèle proposé était vraiment porteur d’émancipation – on sait que ce n’est pas le cas. Il n’empêche qu’elles apparaissaient comme une alternative au capitalisme. C’est la puissance de ces mouvements de contestation radicale de l’ordre existant, et de l’imaginaire social qui l’a accompagnée, qui a obligé les classes dirigeantes à accepter, bon gré mal gré, la mise en place de l’État social. Le paradoxe est donc le suivant : les classes dominantes n’ont accepté de changer de modèle que parce qu’il a existé des forces de contestation du système assez crédibles pour pouvoir l’emporter. Une leçon pour l’avenir ?