En Inde, la décision du premier ministre, Narendra Modi, de contrer la pandémie du coronavirus par le confinement de son 1,3 milliard de citoyens est forcément absurde. Par sa culture économique et sociale, l’Inde n’est ni la Chine ni la Suède, et encore moins le Japon. À New Delhi, capitale de plus ou moins 15 millions d’habitants, le tiers des familles vivent à cinq ou six dans une seule pièce. Où sont censées se « confiner » les centaines de milliers de petites gens et de travailleurs migrants qui vivent dans la rue ? À l’échelle nationale, le pays compte 800 millions de pauvres pour lesquels l’accès à l’eau potable, sinon à l’eau tout court, n’a jamais été aussi limité. Pouvoir se laver les mains tient en Inde du privilège. La quarantaine sera le luxe de ceux qui ont les moyens de climatiser leur intérieur à une époque de l’année où il peut facilement faire jusqu’à 45 degrés Celsius.
Homme politique toujours populaire, M. Modi se trouve en vérité à masquer derrière ses appels à la responsabilité citoyenne les maux profonds du système de santé publique. Un « système » qui n’en est pas un puisqu’il est tout à fait inadéquat, même en temps normal. Que l’épidémie s’étende et le réseau de santé publique sera immédiatement dépassé. Les cas recensés à ce jour (quelque 1400 cas et 35 décès) sont jugés largement sous-évalués. L’ordre de confinement a déclenché un immense exode urbain de petits travailleurs retournant à pied dans leur village. Avec le résultat qu’en cette démocratie où, de toute façon, 80 % des décès ne sont pas enregistrés, la crise sanitaire et ses répercussions économiques feront, très concrètement, un grand nombre de victimes invisibles.
Cette Inde désorganisée, à l’économie massivement informelle, n’est du reste que l’exemple le plus gros de ce qui se dessine dans les pays pauvres ou « émergents », où les États sont peu ou prou faillis et grevés par la corruption et où les systèmes de santé sont, pour l’essentiel, aux mains du privé. Si la crise met en évidence les inégalités partout sur la planète, elle les expose et les creuse de manière plus explicite encore dans ces pays-là, tandis que s’enrayent les circuits commerciaux de la mondialisation et que disparaissent pour des millions de fragiles PME leurs revenus liés au tourisme.
L’Afrique « n’a clairement pas les moyens de faire face au fléau », dit en entrevue au Monde le gynécologue congolais et Prix Nobel de la paix 2018, Denis Mukwege. « La population perçoit très clairement le danger, mais la réalité africaine est cruelle : la pandémie nous guette et le confinement est pratiquement impossible. » Une seule option, donc : « Prévention, prévention, prévention. » Et, par-dessus tout, sensibiliser les femmes, dit-il, car elles sont en Afrique à l’avant-plan des rapports sociaux et commerciaux.
Inde, Turquie, Argentine, Brésil, Afrique du Sud… La panique pandémique se surajoute à l’essoufflement qui se manifestait déjà dans ces pays en développement. « Plutôt mourir du coronavirus que de la faim », scandaient cette semaine les manifestants des quartiers pauvres de Beyrouth, sans travail et sans aide de l’État dans un Liban déjà assommé par une crise socioéconomique sans précédent — pendant qu’en Amérique centrale des dizaines de milliers de familles qui dépendent pour leur survie de l’argent que leur envoie un parent installé aux États-Unis voient ces remesas chuter. Vont s’aggraver partout les problèmes de malnutrition.
Là où n’existe pas de filet social, cette pandémie qui écrase tout, y compris le sens critique, étale les crimes contre l’humanité du tout à l’économie néolibérale. Les solidarités locales et familiales, qui sont fondamentales, jouent leur rôle. Mais par-delà les États occidentaux qui, jusqu’à preuve du contraire, ont les reins assez solides pour affronter la tempête, il faudrait nécessairement que se développe, en contrepoids au chacun-pour-soi et sans pouvoir compter sur les États-Unis de Donald Trump, une plus grande collaboration internationale.
Le remède a besoin d’être adapté au mal, dans toutes ses ramifications. L’ONU a fait ce plaidoyer, la semaine dernière, en lançant un « plan mondial de réponse humanitaire » destiné à aider les « pays les plus vulnérables » à affronter le microbe. Vœux pieux ? À hauteur modeste de 2 milliards $US, ce plan n’est encore pourtant qu’une goutte d’eau dans l’océan. Entendu qu’on n’en aura, dans l’après-pandémie, que pour la relance de l’économie mondiale. Il serait profitable que la guérison passe aussi par une plus grande mondialisation des solidarités.