JEAN-MATHIEU ALBERTINI, Mediapart, 23 JANVIER 2018
Jugé en appel à partir de mercredi, Lula espère atteindre la date charnière du 15 août, jour de clôture du dépôt des candidatures à l’élection présidentielle, sans condamnation définitive qui l’empêcherait de se présenter. Le Parti des travailleurs se refuse pu
Rio de Janeiro (Brésil), de notre correspondant.– À 8 h 30, mercredi 24 janvier, le pays aura les yeux rivés sur Porto Alegre, où commencera le procès en appel de l’homme politique le plus populaire du Brésil. Le dispositif de sécurité est gigantesque : dans tout l’État, des policiers sont appelés en renfort et une partie de la ville sera fermée pendant 48 heures. Les juges chargés de l’affaire ont déjà reçu des menaces.
L’accès au tribunal régional de la 4e région, le TRF4, où se déroulera le procès en appel, sera strictement restreint aux fonctionnaires directement impliqués dans l’événement. Du côté des soutiens de l’ex-président, des milliers de militants étaient rassemblés mardi à Porto Alegre où Lula est finalement venu « rendre hommage à la solidarité du peuple de Porto Alegre ». « Pour éviter de jeter de l’huile sur le feu », ont confié des proches, il devait ensuite se rendre à São Paulo où un autre rassemblement est organisé.
Car l’ambiance s’annonce électrique et les déclarations de la présidente du Parti des travailleurs (PT) n’ont rien arrangé. « Pour arrêter Lula, il faudra tuer des gens », a-t-elle déclaré le 16 janvier avant de se rétracter, non sans avoir causé un certain malaise dans son propre parti. Accusé de corruption passive et de blanchiment d’argent dans le cadre de l’enquête Lava Jato, Lula a été condamné en première instance à 9 ans et 6 mois de prison. Il aurait reçu 3,7 millions de reais (1 million d’euros) sous la forme d’un triplex rénové à Guaruja (SP). Trois juges doivent maintenant se prononcer dans la procédure d’appel.
Le sujet est explosif. Même s’il a perdu de sa superbe depuis son dernier mandat, terminé avec 87 % d’opinions favorables, Lula reste en tête des intentions de vote pour les scrutins de 2018. Sans autre option viable, son parti est à fond derrière lui. Et l’élection présidentielle à venir s’annonce comme la plus incertaine de l’histoire du Brésil. Personne ne sait si l’ancien président, malgré sa popularité, pourra y participer.
La valse annoncée des recours
Lula s’accroche à un espoir : bénéficier du même sort qu’un ancien trésorier du PT, condamné par le juge Moro à quinze ans de prison et relâché, pour cause de « preuves insuffisantes », par les trois mêmes juges du tribunal régional. Mais les probabilités sont minces. Ces juges ont plutôt la réputation d’être fermes et suivent souvent l’avis de Sérgio Moro, dont ils analysent les décisions prises dans le cadre de l’opération Lava Jato. Parfois même, ils augmentent la peine. Sur 23 condamnés en première instance, seuls 5 ont été innocentés.
Mais sauf s’il est déclaré innocent, le jugement du 24 janvier ne sera pour Lula qu’une étape de plus dans un processus au long cours. Pour commencer, un juge peut demander un délai supplémentaire pour analyser le dossier. Selon Daniel Falcão, avocat spécialisé dans le droit constitutionnel, « ce serait une chance pour Lula qui souhaite gagner du temps, mais c’est assez improbable. Les juges connaissent déjà le dossier, ne serait-ce que parce que les avocats de l’accusé leur ont demandé plusieurs fois de dessaisir le juge Moro de l’affaire du triplex ».
Et de nombreux recours restent disponibles, par exemple en cas de désaccord entre les juges. Si les trois sont unanimes, un recours permettra au mieux une réduction de peine. Mais si l’un des juges rend un avis différent, Lula pourrait espérer être finalement innocenté après un nouveau jugement. Cela l’aiderait aussi pour les recours suivants, cette fois devant le Tribunal supérieur de justice (STJ) et devant le Tribunal fédéral suprême (STF).
Les avocats de Lula espèrent faire durer les recours le plus longtemps possible. Leur objectif est d’atteindre la date charnière du 15 août et la clôture des candidatures sans condamnation définitive. S’ils y parviennent, Lula est presque sûr de pouvoir participer aux élections. Certes, il existe une jurisprudence du STF assurant qu’un condamné en deuxième instance peut commencer à purger sa peine sans avoir épuisé tous les recours. Mais elle est si peu appliquée que Daniel Falcão doute fort qu’elle le soit dans un jugement aussi sensible. Même s’il est condamné, le candidat potentiel ne devrait donc pas être arrêté ce mercredi 24 janvier.
Un risque de débordement en cas de condamnation ?
Une fois les candidatures déposées, Lula ne devra plus faire face qu’à la décision du Tribunal électoral supérieur (TSE), qui analysera la situation de tous les candidats à la date de la clôture. C’est en réalité à ce moment-là que tout va se jouer. La loi de la « ficha limpa », promulguée par Lula, devrait le rendre inéligible s’il est condamné en seconde instance. Mais ce texte ne s’applique pas automatiquement : il faut que l’intéressé se présente officiellement à une élection pour que le TSE se prononce sur son cas. Si Lula a déclaré qu’il serait « candidat même s’il est condamné », impossible de savoir quelle attitude il adoptera le 15 août. Enfin, cette loi ne s’applique que si trois juges ou plus décrètent la sentence, d’où l’importance de l’unanimité ou non du verdict des juges d’appel ce 24 janvier.
Les recours précédents seront aussi primordiaux pour influencer la décision du TSE. « Les avocats de Lula vont chercher à obtenir auprès du STJ ou du STF une injonction annulant provisoirement la condamnation. Sans condamnation valide au 15 août, le TSE ne peut pas décréter son inéligibilité », analyse Daniel Falcão. Et là encore, un nouveau débat agite les juristes. Pour certains, l’injonction suspend la condamnation pénale mais n’empêche pas l’inéligibilité. D’autres pensent que l’injonction suspend les deux. « C’est la grande bataille au sein du monde judiciaire ! », estime l’avocat.
Si le calendrier est respecté, le TSE devrait en tout cas rendre sa décision le 15 septembre, trois semaines avant le premier tour. Sauf que tout le processus peut prendre du retard. « Généralement, les jugements du TSE sont longs. Une centaine de maires élus en 2016 attendent toujours la décision du TSE sur leur inéligibilité », détaille l’avocat. Si Lula est élu, tous les procès criminels s’arrêteront jusqu’à la fin de son mandat, une particularité du président de la République, mais qui ne concerne pas les procès électoraux. « Et c’est là que vient la bombe. Si Lula est élu, le TSE peut annuler l’élection et en convoquer de nouvelles. C’est très improbable mais techniquement possible et ça créerait de sacrés remous. »
Malgré l’improbabilité d’une telle situation, l’avocat reste inquiet de possibles tensions dans un climat politique très polarisé. Notamment à cause de la complexité de la question juridique qui peut favoriser toutes sortes d’interprétations. « Si cette question est complexe pour des juristes, imaginez pour le reste de la population ! »
Le discours adopté par le PT, se posant en victime de l’impeachment considéré comme un coup d’État parlementaire, nourrit ces interprétations. Ses avocats ont par exemple demandé que l’un des juges soit dessaisi de l’affaire, arguant qu’il était un ami personnel de Sérgio Moro. Ils ont été déboutés : la loi n’interdit que les relations entre juges et partis. Le PT tente depuis de les décrédibiliser : Lula a même suggéré que l’arrière-grand-père de l’un d’eux avait tué le conselheiro, un héros populaire du Nordeste. En réalité, le frère de son arrière-arrière-grand-père a participé à l’une des batailles contre le conselheiro à Canudos, mais il y a été tué. Sur sa page Facebook, le PT ressort aussi les vieilles affiches de 1984 demandant des élections sous la dictature : « Le peuple doit choisir son président ! »
Du côté des opposants, les groupes comme le Mouvement Brésil libre (MBL) font circuler de fausses vidéos pour montrer le supposé chaos causé par des militants pro-Lula envahissant un bâtiment public pour protester contre son procès. En réalité, l’action n’a aucun lien avec Lula et a été menée par des fonctionnaires contre une réforme spécifique dans l’État du Rio Grande do Norte.
Alimentée par ces discours vindicatifs, la situation s’annonce tendue. Mais pour Ricardo Pranto, professeur à l’université Mackenzie de São Paulo, si le risque de débordements existe, il reste limité. « D’abord parce que rien n’est arrivé après le jugement en première instance qui a pourtant représenté un vrai choc. Ensuite parce que personne n’appelle à la violence. » Même la présidente du PT a admis qu’elle avait dérapé dans sa déclaration et réaffirmé son appel à des manifestations pacifiques. « Enfin, même les personnes qui appuient Lula savent qu’il n’est pas un ange. Je ne crois pas qu’il mobilise autant les foules qu’auparavant », insiste le chercheur. « Après, plus on s’approche du premier tour, plus les risques de dérapage sont importants s’il est éloigné de la course. »
Une stratégie au résultat incertain
Le PT parie sur la lenteur de la justice pour maintenir la candidature de son champion. « Nous espérons qu’en cas de condamnation définitive, celle-ci n’intervienne qu’après les élections. Même si nous attendons que le bon sens prévale et qu’il soit innocenté », a déclaré l’un des leaders du parti. Mais pour Daniel Falcão, tout ce qui a trait à Lula devrait aller rapidement : « Justement pour éviter dans tous les cas les critiques accusant le pouvoir judiciaire d’influencer les élections. »
Reste que pour les soutiens de Lula, cette célérité juridique exceptionnelle révèle justement une persécution contre leur candidat. Une stratégie solidement planifiée, analyse Rodrigo Pranto : « Le PT cherche à invalider la logique juridique en utilisant la logique politique. C’est habile parce que Lula est très charismatique, il a toujours le bon mot et peut mobiliser grâce à ce talent incroyable. »
Pour autant, le chercheur est dubitatif sur les chances de succès. Six autres procès contre Lula sont en préparation. Ils ne représentent pas un grand danger au sens où ils ne risquent pas de le rendre inéligible avant les élections, mais en pleine campagne, ils peuvent s’avérer très coûteux politiquement. Notamment pour mettre en place des alliances, indispensables pour gouverner au Brésil : « Si le PT s’affaiblit à cause de ces procès, les alliés vont s’éloigner. Ils ne sont intéressés que par la perspective du pouvoir. » Cependant, affirme le chercheur, le discours victimaire peut aussi très bien fonctionner pour limiter les dommages électoraux. « Si sa candidature est interdite, aux yeux de certains électeurs, c’est la preuve qu’il est effectivement persécuté. Et ils devraient mieux suivre les consignes de vote vers un successeur désigné. »
L’avenir du PT en question
Le Parti des travailleurs se refuse publiquement à envisager un plan B. Est-ce une simple stratégie pour ne pas fragiliser la position de Lula avant le jugement ? Pour Rodrigo Pranto, il semble que ce soit, de fait, l’unique option : « Aucun autre candidat n’a sa stature. C’est le plan A, B et C. » S’il devient inéligible, d’autres noms sont avancés par la presse, comme celui de Fernando Haddad. Cependant, souligne le chercheur, le PT a perdu deux de ses publicitaires fétiches, qui ont su changer l’image de Lula comme de Dilma lors de leurs campagnes victorieuses. Tous deux sont en prison. « Or sans eux, des figures moins connues auront bien du mal à se faire élire. Haddad, par exemple, a perdu au premier tour les élections municipales de São Paulo, se coupant du plus important pôle électoral du pays. »
Les 35 % d’intentions de vote de Lula ne représentent que sa propre popularité, pas celle du PT. « Le charisme de Lula, un des moteurs de son succès, ne se transfère pas. Surtout, il a déjà usé cette technique avec Dilma qui a largement déçu une partie des électeurs. Ils ne devraient plus suivre aussi simplement le choix de Lula. » Le poulain concentrera ainsi les attaques de tous ses adversaires et, même s’il passe le premier tour, aura certainement du mal à l’emporter au second. C’est d’ailleurs pour cela que les stratèges du PT considèrent le député d’extrême droite Jair Bolsonaro, deuxième dans les sondages, comme le meilleur adversaire : le rejet qu’il suscite dans l’opinion faciliterait le report de voix vers le candidat du PT.
Cette élection est primordiale pour l’avenir du PT. Il se doit d’éviter une nouvelle claque, comme celle reçue lors des municipales de 2016 où le parti a perdu 60 % de ses mairies. En 2018 se déroulent aussi les élections des députés, d’une partie des sénateurs et des gouverneurs d’État. Sans figure attractive à la présidentielle, le parti pourrait y subir de sévères revers et, par effet de ricochet, perdre du temps d’antenne aux prochaines élections, des subventions…
Mais malgré ces difficultés, le parti n’est pas en perdition. « Avec l’impeachment, le PT a réussi à se reconstituer comme force d’opposition, notamment en résistant fortement à la réforme des retraites. L’impopularité record de Temer qui, en pleine crise, a abandonné le champ social, sert ses intérêts : le parti a su capitaliser sur cette insatisfaction », détaille Ricardo Ismael, professeur à la PUC, l’université catholique de Rio. Pour lui, le PT va perdre en influence mais devrait limiter les dégâts. « Temer a décidé de couper dans les dépenses de l’État, ce qui atteint directement la base historique des électeurs du PT, les poussant à revenir vers ce parti. »
Paradoxalement, une condamnation de Lula, qui serait désastreuse pour les élections à venir, peut représenter une opportunité pour le PT, analyse Rodrigo Pranto. « Depuis 1989, Lula s’est présenté, lui ou sa protégée, à toutes les élections, empêchant l’émergence de nouveaux leaders. Peut-être que sans lui, le PT arrivera à faire une autocritique constructive avec une nouvelle génération qui se réclame de son héritage glorieux, sans nier les dérives du parti. » Une hypothèse pour le moment inenvisageable : pour beaucoup de Brésiliens, Lula reste le symbole d’une ère de progrès et de conquêtes sociales qu’ils espèrent tous retrouver. Son aura reste immense et s’il est écarté par la justice, son ombre devrait planer non seulement sur les élections à venir mais aussi sur le mandat du futur président.