Fabien Escalona et Romaric Godin, Médiapart, publié le 23 mai 2020
Quels seront les débouchés politiques de la crise sanitaire et du cortège de désastres sociaux à venir ? Entre restauration néolibérale, fuites en avant autoritaires et tentatives écosocialistes, exploration détaillée des futurs possibles de notre destin collectif.
En politique, avoir raison ne suffit pas. Certes, les gauches dénonciatrices du néolibéralisme et converties à l’écologie peuvent retirer de la situation une relative satisfaction intellectuelle. Après tout, la pandémie a révélé mieux que n’importe quelle canicule ou n’importe quel incendie de forêt le caractère insoutenable de notre mode de développement. Elle a mis en évidence les conséquences néfastes de la raison néomanagériale appliquée à l’État, autant que des inégalités de statut et de richesses impossibles à justifier par l’utilité sociale.
Pourtant, les hypothèses d’un maintien de l’économie politique en vigueur, voire d’une fuite en avant disciplinaire des États et des milieux d’affaires, sont tout aussi crédibles, et même davantage, que l’avènement d’une transformation démocratique, écologique et égalitaire de nos sociétés (voir les pistes dessinées en ce sens par les intervenants de notre série « Le monde d’après »). Une telle transformation risque en effet d’être empêchée par des rapports de force déséquilibrés entre groupes sociaux, et par les tactiques mises en œuvre par les élites dirigeantes afin de reproduire la passivité des populations gouvernées.
En tout état de cause, un alliage impur entre le « vieux » et le « neuf » caractérisera nécessairement l’ordre social qui émergera de la crise actuelle. Afin de mieux se repérer dans la chaotique succession des événements, il est possible d’identifier des scénarios types de l’hégémonie politique du monde d’après. Ceux qui sont esquissés ci-dessous dessinent moins des options imperméables les unes aux autres, qu’un dégradé de possibilités historiques.
Par commodité, on distinguera donc un scénario conservateur, celui d’un « néolibéralisme zombie » sous les auspices d’une droite élitaire ; un scénario de repli dirigiste et xénophobe, accompli par une droite césariste ; un scénario de résurrection sociale-démocrate, couronnant les efforts d’une gauche élitaire ; et enfin un scénario post-capitaliste et écologiste, correspondant à la victoire d’une gauche plébéienne et inclusive.
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Scénario 1 : le néolibéralisme restauré
En apparence, le néolibéralisme aurait été une des victimes du coronavirus. Tous ses piliers, de l’austérité budgétaire au libre-échange en passant par la détermination des salaires par le marché ont été remis en cause par des dirigeants découvrant soudain les qualités de l’État-providence et de la régulation. Mais cette soudaine révélation, incarnée par les discours lénifiants d’un Emmanuel Macron citant le Conseil national de la Résistance et promettant que rien ne reviendra comme avant, pourrait bien faire long feu.
Car l’arrêt quasi complet de l’économie pendant près de deux mois va aggraver la crise d’un capitalisme déjà à bout de souffle. L’urgence sanitaire, qui exigeait un discours « de gauche » va donc être suivie d’une urgence économique qui, elle, risque bien d’appuyer un retour de la vieille logique néolibérale. Le schéma est classique : face aux incertitudes, l’heure ne serait pas à construire du neuf mais bien plutôt à sauver ce que l’on peut de l’ordre ancien. Ce serait alors une forme de Restauration, au sens politique du terme, celle d’un retour profond de l’ancien qui, néanmoins, intégrerait les éléments de la modernité lui permettant d’assurer le triomphe dudit ordre.
Le néolibéralisme dispose des moyens de réaliser ce tour de passe-passe. D’abord, il représente l’existant, il est la forme d’être actuelle du capitalisme. Il apparaît donc comme l’élément conservateur du système. Dans l’urgence, le premier réflexe est souvent la conservation plus que la lancée dans des expériences qui ajoutent de l’incertitude à l’incertitude. Le néolibéralisme représente donc le conservatisme capable de fédérer les craintes et les intérêts au maintien d’un certain statu quo économique. Il reste donc fondamentalement le camp du « bloc bourgeois » défini par Bruno Amable et Stefano Palombarini, mais il pourrait aussi compter sur l’agrégation de certaines peurs alimentées par le chantage à l’emploi permanent en temps de crise du secteur privé.
Il a aussi les moyens d’élargir ce soutien en se présentant comme une forme de nouveauté, comme un modèle pour l’avenir. Car les mots à la mode du moment, « État », « relance», « protection » et « souveraineté » (lire notre dossier), ne lui sont pas entièrement étrangers. Le néolibéralisme n’a jamais cherché l’effacement de l’État, n’a jamais prétendu faire l’économie d’une intervention de ce dernier pour sauvegarder les marchés et le capitalisme et aider la société à entrer dans les modèles macro-économiques dominants. Il peut donc se saisir de ces mots pour défendre les mêmes intérêts qu’auparavant sous une apparence neuve.
Dans la structure idéologique du néolibéralisme, il existe déjà de forts éléments néokeynésiens. L’État peut venir corriger les déviations de l’économie de son cours normal, celui de la concurrence pure et parfaite. Lorsque l’incertitude est radicale, comme c’est le cas aujourd’hui avec la pandémie, cet aspect keynésien prend naturellement le dessus. Pour sauver les marchés et le secteur privé, la puissance publique doit intervenir massivement. Les néolibéraux vont donc naturellement défendre de vastes « plans de relance de l’activité » qui, au reste, sont ce que demande aujourd’hui un patronat effrayé par le gouffre ouvert par la crise sanitaire.
Ce rôle accru de l’État permettra de développer le thème de la « protection », notamment de l’emploi, mais il y a aussi fort à parier qu’il s’inscrira dans la défense d’une « croissance verte ». L’idée sera alors que le soutien au secteur privé permettra de financer et de soutenir les investissements de transition écologique. La politique favorable au capital deviendra alors l’essence de l’écologie, ce qui permettra éventuellement de rallier la force montante de la politique européenne, les Verts (lire notre dossier). Ce phénomène avait d’ailleurs commencé juste avant la crise sanitaire, avec notamment l’accord entre écologistes et conservateurs en Autriche.
Dès lors, le néolibéralisme sera bien une force de Restauration. Ses partisans continueront à défendre les intérêts du capital, entendus comme l’intérêt général de la société, tout en le présentant sous des formes attrayantes à une partie de l’opinion qui défend l’intervention de l’État et la transition écologique. C’est aussi de cette manière que la Restauration de 1815 a pu gagner certains milieux libéraux : en se convertissant à l’état de droit, au parlementarisme et à une forme de liberté de la presse.
L’essence préservée du néolibéralisme
Mais quelle serait la réalité d’une telle Restauration d’un néolibéralisme étatisé et verdi ? Si le néolibéralisme modifie un temps sa stratégie en devenant plus « néokeynésien », si l’État est plus présent, la logique sous-jacente du capitalisme néolibéral ne changera pas et sera même préservée.
Car la « relance » ne suffira pas à résoudre le problème structurel du capitalisme contemporain, soumis à un ralentissement de la productivité. Depuis des années, le néolibéralisme promet de dépasser cette difficulté par les « réformes », le numérique ou l’écologie… En vain. Or, cette donnée est une force de rappel formidable pour le néolibéralisme. Elle empêchera de réellement revenir sur la mondialisation dans la mesure où cela induirait un alourdissement des coûts de production. De même, un retour sur la financiarisation de l’économie est exclu dans la mesure où il s’agit là pour le capitalisme d’un moyen de contourner ce ralentissement de la productivité. Enfin, cette donnée conduira aussi à désarmer toute demande en faveur de davantage de progressivité de la fiscalité, dans la mesure où il faudra sauvegarder la rentabilité du capital : la concurrence fiscale joue, dans ce cadre, un rôle essentiel.
Dès lors, ce nouveau néolibéralisme continuera de défendre, comme l’ancien, l’idée d’une redistribution par les entreprises via la participation aux bénéfices, au nom d’une prétendue « valeur travail ». Cela supposera que l’argent public dépensé par la « relance » soit concentré sur l’offre productive, que la fiscalité reste peu redistributive et que les capacités des salariés à peser sur le partage de la valeur ajoutée soient toujours davantage réduites.
La réaction contenue dans toute forme de Restauration se concentrerait alors sur le monde du travail. Là aussi, cette réaction sera favorisée par le chantage à l’emploi mais elle pourra aussi s’appuyer sur le soutien à une prétendue « modernité », notamment la « numérisation » de l’économie qui, à la faveur des expériences du confinement, pourrait apparaître comme le nec plus ultra de l’évolution du travail. Or pour permettre le développement du télétravail et des emplois de plateforme, on aura recours à de nouveaux allégements du code du travail, alors même que ces formes d’emploi réduiront, par l’atomisation du monde du travail, sa capacité de défense.
Ces futures « réformes nécessaires », qui pourraient aussi inclure des débats qui ont déjà commencé, comme la remise en cause des 35 heures, seront d’autant plus aisément « vendues » dans l’opinion que la crise économique causée par le coronavirus sera profonde et violente. Il faudra « reconstruire » l’économie et « faire des efforts » pour cette reconstruction. La nature de la crise, qui inclut un choc d’offre, sera aussi un argument pour faire accepter ces concessions au monde du travail.
Dans un deuxième temps, une fois la situation stabilisée, l’austérité semble incontournable. La pression de la dette publique conduira nécessairement à un dépeçage de l’État social et à une reconfiguration de l’État-providence. Si certains secteurs, comme la santé, pourraient être épargnés afin de prendre en compte l’effet sur l’opinion après l’épidémie, d’autres seront alors nécessairement mis fortement à contribution. Ce phénomène pourrait commencer plus tôt si la croissance est faible et si la réduction des déficits ne va pas assez vite, car l’alternative serait immanquablement une autre politique fiscale.
Mais si le néolibéralisme change de discours et peut faire certaines concessions, son essence, qui est une réponse à l’état actuel du capitalisme, reste la même. Elle vise à obtenir la discipline et la soumission dans les rangs du travail. De ce point de vue, il est même possible que les politiques soient encore plus violentes. Conformément à la tendance engagée avant la crise de 2020, le néolibéralisme pourrait donc renforcer sa fonction répressive afin de réduire les résistances à sa politique et dissimuler ses propres contradictions internes. Le moment autoritaire de l’épidémie pourrait l’y aider.
Ce scénario est sans doute un des plus probables, mais il présente des faiblesses. Il suppose d’abord que la crise économique fasse oublier les leçons de la crise sanitaire. Or il n’est pas certain que l’opinion accepte une nouvelle fois, comme après 2008, le retour des vieilles recettes au nom de « l’économie ».
Le recyclage tous azimuts des discours par le néolibéralisme comporte par ailleurs le risque d’une perte de substance politique qui rende les mouvements politiques néolibéraux de moins en moins crédibles. Sa grande chance, on l’a dit, est son caractère « conservateur ». Mais l’inefficacité des solutions apportées à la crise structurelle du capitalisme et au défi écologique pourrait affaiblir cette position : sauver un système « zombie », fonctionnant sur des réformes impopulaires, de la dette infinie et des promesses jamais tenues, pourrait bien ne pas représenter un projet assez enthousiasmant pour une grande partie des populations.
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Scénario 2 : le « néo-illibéralisme », plutôt que le pur repli nationaliste
Lorsque l’utopie du marché violente trop la société, celle-ci est susceptible de réagir pour se protéger. Un tel « contre-mouvement » ne se déploie cependant pas forcément dans un sens émancipateur. C’est ainsi que l’économiste Karl Polanyi (1886-1964) rendait compte de « la solution fasciste à l’impasse où s’était mis le capitalisme libéral » dans le premier tiers du XXe siècle, en soulignant son « caractère destructeur ».
L’épanouissement des fascismes, ainsi que des régimes autoritaires et réactionnaires après la Première Guerre mondiale et la dislocation finale du système économique international, a de fait illustré que la mondialisation capitaliste pouvait être réversible, de même que la démocratie et les libertés constitutionnelles pouvaient être démantelées. Frustrations matérielles, aspiration à être protégé des désordres du monde et nostalgie d’une homogénéité nationale perdue pourraient-elles à nouveau déboucher sur des solutions équivalentes ?
Une réponse positive ferait valoir le développement substantiel, depuis quatre décennies déjà, de forces politiques nativistes à droite de l’échiquier politique. Cultivant le rejet de l’immigration et du multiculturalisme, elles dénoncent la perte de substance des nations face au « mondialisme », et jouent des ambiguïtés entre le peuple ethnique, le peuple des citoyens et le peuple des « petites gens ». Elles n’auraient qu’à fondre sur la pandémie et son cortège de drames économiques et sociaux, pour proposer la restauration d’un État fort, rapatriant au maximum ses productions et achetant la loyauté des milieux populaires par une relative redistribution, tout en redirigeant leur ressentiment vers des éléments encore plus vulnérables de la population.
La grande faiblesse de ce scénario, c’est que précisément nous ne reviv(r)ons pas les années trente. Concernant le fascisme en particulier, ses formes les plus originales sont inséparables d’un contexte de brutalisation extrême des sociétés par une « guerre civile européenne » de trente ans.
Comme l’a bien résumé l’historien Éric Hobsbawm dans L’Ère des extrêmes (réédité chez Agone en 2020), le propre de « la droite fasciste » par rapport à « la droite non fasciste » a été la mobilisation des masses. « Ainsi les fascistes sont-ils les révolutionnaires de la contre-révolution », écrit-il en soulignant qu’ils « n’en appellent pas aux gardiens historiques de l’ordre conservateur que sont l’Église et le roi : bien au contraire, ils cherchent à les remplacer par un principe de direction entièrement étranger à la tradition et incarné par des self-made-men légitimés par le soutien des masses et appuyés sur des idéologies séculières, voire des cultes. »
Hormis en ex-Yougoslavie, les populations de l’espace euro-atlantique ont été épargnées par la guerre sur leur territoire depuis trois quarts de siècle. De plus, elles ont été affectées par un mouvement puissant d’individualisation des valeurs qui ne colle pas vraiment avec la réédition d’un épisode fasciste, ni d’ailleurs avec des régimes nationaux-cléricaux. Les droites nativistes contemporaines sont d’ailleurs des forces capables de se révéler relativement permissives sur la question des mœurs, pour peu que cela leur permette de stigmatiser d’autres minorités. Dans le même temps, elles sont dénuées de tout projet de transformation radicale de l’ordre social : leur idéologie est projetée vers les standards culturels du passé et non pas vers le futur d’un « homme nouveau » à façonner.
Ajoutons que les dirigeants fascistes avaient pu bénéficier de la complaisance des élites bourgeoises soucieuse de liquider toute velléité de lutte des classes. Les régimes les plus confits dans la réaction, eux, se sont carrément tenus à l’écart du marché mondial, par crainte des disruptions de l’ordre social traditionnel que pourrait susciter la modernisation économique. Dans tous les cas, cela correspondait à un stade de développement du capitalisme dont l’échelle territoriale était encore essentiellement nationale, là où elle est aujourd’hui transnationale. Il y a peu de pays, aujourd’hui, où les milieux d’affaires peuvent être mis au pas ou enrôlés dans des alliances purement destinées à satisfaire des intérêts domestiques.
Une déclinaison césariste et nativiste de la gouvernance néolibérale
C’est bien le dilemme de la droite nativiste contemporaine : culturellement, ses perspectives d’alliances sont du côté des conservateurs néolibéraux ; électoralement, les options économiques impliquées par ces alliances sont peu adaptées à la loyauté de groupes sociaux qui en pâtiraient.
Contacté par Mediapart, le sociologue Alain Bihr estime que ces forces « peuvent certes parvenir à constituer, dans un État-nation donné, un bloc de classes (unissant la fraction de la bourgeoisie dont les intérêts restent essentiellement nationaux, la petite-bourgeoisie agraire, artisane et commerçante et des pans du prolétariat) autour d’un projet nationaliste. Mais, parvenues au pouvoir, [elles] seraient incapables de réaliser un pareil projet ». Le philosophe Jacques Bidet, dans « Eux » et « nous » ?, va dans le même sens : « Au-delà de la surenchère xénophobe et autoritaire », écrit-il, « [le parti du national-populisme] n’a pas de politique propre à opposer au libéralisme. Impuissant à se réaliser en nouveau fascisme, il a pour destin de rejoindre le berceau familial de la droite, ne faisant que rajeunir et radicaliser son potentiel extrémiste. »
Dans cette perspective, on aurait affaire à un scénario moins tranché qu’un rudimentaire néofascisme. Plus hybride, il correspondrait à une déclinaison césariste et nativiste de la gouvernance néolibérale. Ses protagonistes – venus de la droite classique ou radicale, ou en coproduction – continueraient de se plier aux impératifs du marché mondial mais tireraient leur légitimité d’un déplacement de la compétition politique sur le terrain culturel. Ils tenteraient d’y occuper une position nationale-identitaire, en la consolidant par un verrouillage des institutions en leur faveur. L’équilibre des pouvoirs, le pluralisme et la protection des droits fondamentaux subiraient des atteintes au nom des entraves qu’ils constitueraient à la volonté majoritaire.
L’hypothèse correspond au phénomène « néo-illibéral » : un mélange entre la préservation des fondamentaux du néolibéralisme (comme la mobilité du capital ou l’indépendance des banques centrales) et l’accroissement de l’autoritarisme politique. Trump aux États-Unis, Orbán en Hongrie ou Modi en Inde en seraient les figures de proue – une bande d’hommes forts aux accents nationalistes, liés aux intérêts des grandes firmes globales, dont notamment les plateformes digitales pouvant servir leurs projets de propagande, voire de surveillance.
Si l’on s’intéresse à ces exemples, mais aussi aux conservateurs britanniques ou polonais, force est de constater également la présence d’un ingrédient redistributif, et/ou un relâchement des dogmes du libre-échange et de l’austérité. La tendance est peut-être conjoncturelle et fragile, mais elle répond à l’intérêt stratégique d’éloigner les milieux populaires d’une contestation socialiste ou libérale. Elle est mise en évidence par l’économiste Ulysse Lojkine dans une contribution au Grand Continent. Reconnaissant l’hétérogénéité des cas qu’il mobilise, il décèle néanmoins « un point commun » à plusieurs gouvernements en Occident : « La combinaison de politiques favorables au capital, typiques de la droite, et de politiques hétérodoxes dirigées vers les classes populaires, qu’on croyait réservées à la gauche. »
Celles-ci ne portent en fait jamais sur la répartition du pouvoir économique, et s’accompagnent de dispositifs disciplinaires et excluants (citoyens non méritants, étrangers…), si bien qu’on ne peut les rapporter à la gauche. Mais elles témoigneraient de la recherche d’un « compromis de classe » dont les détenteurs de capitaux ressortiraient toujours gagnants, mais moins écrasants pour les citoyens appartenant à la majorité culturelle du pays, grâce à la médiation de leaders nationalistes. En temps de crise et de réduction des gains à partager, cet ingrédient pourrait cependant vite disparaître de la formule gouvernementale « néo-illibérale ».
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Scénario 3 : un douteux renouveau social-démocrate
Un autre scénario, face à l’emballement inégalitaire, précarisant et écocide du néolibéralisme, consisterait à ce que la société se défende, mais sur un mode solidaire et coopératif, en réorientant vers ces fins les leviers de la puissance publique.
On aurait affaire à un autre compromis de classe, beaucoup plus équilibré celui-là, et fondé sur la reconnaissance d’un conflit entre capital et travail. Il aboutirait à une redistribution de richesses et de pouvoir en direction du second, tout en soumettant le premier à des normes d’intérêt général, écologiques notamment. À la tête de l’État et dans les firmes, des « dirigeants-compétents » raisonnables tiendraient en respect l’avidité des détenteurs de capitaux et de leurs fondés de pouvoir, sans remettre en cause le capitalisme en tant que tel.
Avant qu’elle ne s’abîme dans la cogestion de la mondialisation et de l’intégration européenne à partir des années 1980, la social-démocratie avait été l’agent privilégié d’un tel équilibre. Les « réformes » n’étaient alors pas synonymes de mesures douloureuses. Elles contribuaient au contraire à élargir la citoyenneté sociale, à travers un plein-emploi de qualité, des droits et des services publics nouveaux. La restauration d’un équilibre de cette nature est-elle envisageable ?
Certains feront valoir qu’entre-temps, le mouvement ouvrier lié à l’ascension des partis sociaux-démocrates les plus puissants a été vaincu. Or un tel scénario suppose des mobilisations populaires significatives. On peut toutefois imaginer que les conséquences du Covid-19 leur fourniront un terreau fertile. D’ailleurs, un renouveau de la contestation avait eu lieu avant l’épidémie, de façon certes inégale et discontinue, autour de causes sociales, démocratiques et climatiques. Depuis 2008, ont montré trois chercheurs de la John Hopkins University, la fréquence et la diffusion géographique des mouvements sociaux protestataires ont atteint de très hauts niveaux à l’échelle des cent dernières années.
Après tout, Polanyi remarquait dans La Grande Transformation que « ce ne sont pas des groupes ou classes isolés qui ont été à l’origine de ce qu’on appelle le mouvement collectiviste. […] En fin de compte, ce qui a pesé sur les événements, ce sont les intérêts de la société dans son ensemble, bien que leur défense ait incombé en priorité à un secteur de la population de préférence à un autre ». Dans cette perspective, de nouvelles alliances pourraient coaguler des forces sociales déjà organisées ou encore en gestation, dans un genre de « front populaire écologique » tel que l’espère François Ruffin.
La proposition en circulation d’un « Green New Deal », c’est-à-dire une refonte du contrat social pour engager la transition écologique tout en protégeant les citoyens ordinaires de l’insécurité sociale, en serait la revendication phare. Elle se marierait bien avec les projets d’une fiscalité beaucoup plus progressive, et de reconstitution des droits des salariés dans l’entreprise, qui ont été défendus dans de nombreuses tribunes d’économistes et sociologues évoluant depuis plusieurs années dans une galaxie intellectuelle sociale-démocrate et écologiste, quelque peu orpheline de représentants politiques à la hauteur. Pour être cohérent, ce scénario supposerait aussi la reconstitution d’une politique publique du crédit, et la mise hors marché d’une partie de la finance pour l’empêcher de nuire et la canaliser vers des projets soutenables.
On bute cependant sur le même obstacle qu’une hypothèse « néofasciste », dans la mesure où la social-démocratie du deuxième tiers du XXe siècle pouvait compter sur une bourgeoisie ayant intérêt, ou de fortes incitations, à s’intégrer dans des compromis nationaux avec les représentants du travail organisé. Ce n’est plus le cas. D’une part, leurs stratégies d’accumulation se sont extraverties à la suite de l’épuisement endogène de l’ordre productif fordiste, qu’il serait vain de vouloir ranimer. D’autre part, l’environnement géopolitique s’est lui aussi transformé, avec la disparition du bloc communiste rival qui poussait le camp euro-atlantique à assurer un bien-être relativement partagé.
Social-démocratie : normalisation ou radicalisation ?
La logique conduirait les défenseurs d’une démarchandisation relative du travail, de la terre et de la monnaie à s’organiser à une échelle régionale plus pertinente. Les obstacles sont cependant énormes, tant diffèrent, d’un pays à l’autre, les conjonctures sociopolitiques et la position occupée dans la division internationale du travail. La configuration européenne est particulièrement adverse, puisque depuis les années 1980 au moins, les formes institutionnelles et juridiques de l’Union sont structurellement biaisées en défaveur du salariat ordinaire (lire notre entretien avec Benjamin Bürbaumer). Le renversement de ce biais, pour retrouver un cadre favorable comme pendant le second après-guerre, nécessiterait un effort particulièrement coordonné des États membres volontaires et serait vulnérable à de multiples vetos.
Même si une transposition continentale d’un compromis de classe positif était envisageable, il lui faudrait une base matérielle. Or la tendance de fond du capitalisme est à un ralentissement de ses gains de productivité, après l’exceptionnel boom des années 1950-60. Comme le relève Alain Bihr, ceux-ci « ne seraient sans doute plus suffisants pour financer à la fois la valorisation du capital (via les profits), la hausse des salaires réels et la hausse des dépenses publiques en faveur d’un vaste programme d’investissement à but social et écologique ». Sans compter qu’un tel compromis ne résoudrait pas, à terme, « la contradiction entre la nécessaire reproduction élargie du capital (son accumulation), qui ne connaît pas de limite, et les limites de l’écosystème planétaire ».
Autrement dit, le spectre d’un jeu à somme nulle entre forces sociales, hyper-conflictuel, se profilerait tout de même. Or tous les milieux hostiles à une gauche réformiste mais ambitieuse, disposeraient de ressources redoutables pour la faire chuter. En effet, la défaite du paradigme social-démocrate/keynésien dans les années 1970 a débouché sur un monde où le libre-échange l’emporte sur les considérations sociales et environnementales, et dans lequel les gouvernements sont exposés en permanence aux verdicts des marchés de capitaux.
C’est ce que souligne l’économiste et philosophe Frédéric Lordon dans un de ses derniers billets. Faisant l’hypothèse de l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement de gauche décidé à changer les règles du jeu en faveur de la majorité sociale, il dresse la panoplie des rétorsions à attendre : grève de l’investissement et des embauches de la part du patronat, flambée du taux d’intérêt de la dette publique… L’expérience conduirait selon lui à « mesurer vraiment ce que c’est que la prise d’otages de la société entière par le capital : ou bien mes conditions ou bien je vous mets tout en rideau. Disons donc les choses comme elles sont (seront) : sabotage ouvert pour briser aussi vite que possible un gouvernement considéré (à raison…) comme un ennemi de classe ».
L’objectif d’un capitalisme coordonné de façon sociale-démocrate et écologiste a l’avantage paradoxal de ne pas apparaître utopique. Ceux qui le poursuivraient au pouvoir, s’ils ne se heurtent pas à des résistances immédiates, pourraient mettre en œuvre des mesures utiles et populaires. Au-delà du court terme ou de sa réalisation partielle, cet objectif semble pourtant illusoire pour toutes les raisons évoquées ci-dessus.
Il faut plutôt s’attendre, dans les pays bien placés dans la compétition économique mondiale, à des politiques de centre-gauche poursuivant un néolibéralisme à visage humain, en réservant des compromis de classe positifs à une fraction seulement du salariat. Celle-ci pourrait y prétendre en raison de son implication dans les secteurs à la plus haute valeur ajoutée, tout en comptant pour ses besoins sur le travail dévalorisé et parcellisé du précariat des services et de la production de biens bas de gamme. On s’approcherait cependant ici d’une forme de néolibéralisme zombie aussi inclusive qu’elle le peut, et dont il ne resterait pas grand-chose en cas de crise violente.
Une autre possibilité pointerait vers le phénomène social-démocrate tel qu’il existait non pas lors de l’entre-deux-guerres et des Trente Glorieuses, mais à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, lorsque la visée révolutionnaire était encore présente en son sein. Dans le jeu à somme nulle que nous avons décrit, les partisans d’une action réformiste tireraient les conclusions de sa portée limitée, voire de son impossibilité pratique là où elle serait violemment combattue, pour envisager une refonte plus radicale de l’ordre social.
Dans la gauche radicale contemporaine, on en voit d’ailleurs les esquisses, avec la conscience qu’une sortie réelle du productivisme est indispensable, ou l’intérêt exprimé pour des idées de démocratie économique à l’intérieur des firmes. Autant de terrains que la social-démocratie historique n’a jamais osé ou voulu concrètement explorer. Si la cohérence de cette option est plus forte, sa viabilité et ses chances d’avènement se révèlent tout aussi fragiles.
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Scénario 4 : la voie escarpée de l’écosocialisme
Face à un capitalisme poussif, déterminé à poursuivre la reproduction et l’accumulation de capital par l’exploitation du travail et/ou de la nature, la dernière option démocratique serait celle d’une « grande bifurcation » comme la défend l’économiste Jean-Marie Harribey. Elle reviendrait à rompre ouvertement avec la domination de l’économie marchande sur le reste de la société et le système-Terre.
Le bouillonnement intellectuel ne manque pas pour définir cet écosocialisme qui pourrait dépasser le capitalisme. À la différence de la fin du XIXe siècle, lorsque le marxisme orthodoxe est devenu le cadre général de la pensée de la social-démocratie (ou, du moins, celui autour duquel il fallait prendre position), les idées fusent mais aucun auteur ou corpus théorique phare ne s’est imposé. C’est une richesse, parce que les idées sont nombreuses et permettent de répondre à des situations diverses, autant qu’une faiblesse, dans la mesure où les querelles de clocher sont légion et affaiblissent la cohérence d’une pensée nécessairement complexe.
L’hypothèse écosocialiste peut cependant être décrite d’après quelques traits communs aux branches de la pensée critique engagées dans ce sens. Le premier réside dans son caractère démocratique. C’est une rébellion contre un néolibéralisme de plus en plus autoritaire et un risque de dérive néo-illibérale. C’est aussi un socialisme qui a retenu les leçons de l’échec du « socialisme réel ». Après plusieurs années, ces expériences sont désormais analysées à l’aune d’une nouvelle exigence démocratique. La libération de l’impérialisme du capital doit permettre de faire de vrais choix, et notamment celui des besoins, selon une idée portée par le sociologue Razmig Keucheyan, qui défend aussi avec Cédric Durand une planification adaptée aux temps présents.
Cette démocratie est également pensée au sein des entreprises avec le transfert du pouvoir des actionnaires (donc du capital) vers la société, représentée par les salariés et les usagers, ainsi que le propose Benoît Borrits. D’autres auteurs, comme l’économiste François Morin, qui s’inscrit davantage dans les réflexions de Thomas Piketty, peuvent proposer des solutions moins ambitieuses, notamment une égalité entre actionnaires et salariés dans les entreprises, mais avec un même objectif : briser la domination du capital par la démocratie économique, dans la pure lignée de la vieille social-démocratie du milieu du XIXe siècle qui ne cessait de réfléchir sur « l’organisation du travail », pour reprendre le titre de l’ouvrage phare de Louis Blanc. Comme si la radicalisation du camp capitaliste, en brisant le lien jugé jadis évident entre démocratie et capitalisme, faisait revivre cette exigence.
Le deuxième trait déterminant de ce nouveau socialisme, c’est qu’il doit répondre au grand défi que le capitalisme ne sait pas résoudre, celui de la transition écologique. Il ne peut donc qu’être un écosocialisme qui rompt avec la vieille tradition productiviste du socialisme, incarnée par exemple par un pouvoir soviétique lancé dans une course au « développement des forces productives » (voir notre entretien avec Serge Audier). Cette fois, le socialisme doit promouvoir la sobriété.
Là encore, la question de la définition des besoins est centrale pour assurer une vie libérée du productivisme et du consumérisme, assurant la satisfaction de besoins définis en dehors de l’aliénation du rapport de production capitaliste. Certains, comme Aaron Bastani dans Fully Automated Luxury Communism (Verso, 2019), peuvent estimer qu’une fois débarrassée du superflu lié à l’aliénation, la société dispose de tous les moyens techniques pour faire vivre « luxueusement » chacun sans avoir recours à la croissance infinie imposée par le capital. D’autres plaident pour une « décroissance » dans laquelle la production serait réorganisée autour des « biens et services essentiels » afin de laisser davantage de place aux écosystèmes.
Le débat entre « anthropocène » et « capitalocène » est au cœur des divergences sur le sujet. Les tenants du premier terme estiment que c’est l’humanité prométhéenne qu’il faut contenir pour maîtriser le changement climatique, les autres que c’est le capital. C’est un débat qui déterminera en grande partie le caractère de l’écosocialisme dans ses priorités : faut-il investir dans un mode de production écologique pour assurer la sobriété future, ou réévaluer d’emblée ses besoins pour faire moins dès à présent ? La solution se situe sans doute dans un équilibre entre ces deux options.
Au-delà des correctifs, changer le mode de production
Le nouvel écosocialisme porte un intérêt central à la socialisation de la monnaie, autrement dit à la reprise en main de celle-ci pour l’utiliser dans un but utile à la société, comme évidemment la transition écologique et énergétique. Cette idée, jadis considérée comme démente par les milieux orthodoxes, est peut-être aujourd’hui la plus évidente tant la création monétaire des banques centrales a été à la fois massive et mal utilisée. La Modern Monetary Theory (MMT), soutient ainsi l’idée d’une monétisation de la dépense publique pour répondre aux besoins communs. Jean-Marie Harribey, Benoît Borrits et François Morin estiment qu’il faut carrément socialiser le système financier.
Pour financer ce qui appartient à tous, il faut une monnaie partagée par tous. C’est pourquoi la socialisation de la monnaie conduit inexorablement à la définition des « communs ». Cette notion, qui permet de dépasser l’opposition entre propriété privée et propriété publique, est désormais au cœur de la pensée alternative au capitalisme. Comme le souligne un des principaux spécialistes de cette question en France, Benjamin Coriat (lire son entretien à Mediapart), la crise du Covid-19 a mis en lumière le besoin de communs et l’incapacité du capitalisme néolibéral à prendre cette notion en compte. De fait, l’institution et la gestion des communs rejoignent aussi l’exigence démocratique et sa réinvention autour de prises de décision locales.
Un autre grand thème est celui que Jean-Marie Harribey appelle la « réhabilitation du travail », autrement dit l’aspect social du programme écosocialiste. De ce point de vue, le socialisme se distingue de la social-démocratie par un intérêt porté aux conditions de la production davantage qu’à la simple redistribution des richesses. Cela est cohérent avec ce que l’on vient de dire précédemment : si la sortie de la crise démocratique et écologique passe par la nécessité de redéfinir les besoins et d’instituer les communs, alors il serait contradictoire de fonder sa politique sociale sur la redistribution par l’impôt d’une richesse produite par le capitalisme.
La question des inégalités est certes centrale, mais elle ne peut être abordée par le seul aspect correctif. Elle doit l’être en profondeur, sous l’angle d’une perte de contrôle sur la production par le producteur, autrement dit sous l’angle d’une aliénation. Le débat fiscal ne saurait donc être central pour cette vision écosocialiste. Il peut l’être dans le cadre de luttes internes au capitalisme mais ne peut constituer un projet de société en soi. Certes, dans Capital et Idéologie (Seuil, 2019), Thomas Piketty estime qu’une redistribution agressive des richesses, notamment par l’instauration d’un « héritage » généralisé, serait en mesure de modifier la nature de la production. Mais il témoigne d’une conscience des limites d’une telle proposition en proposant également un changement de pouvoir au sein des entreprises.
Même dans ce cas, une société qui resterait dépendante de la production de richesse privée ne pourrait jamais réellement sortir de la dépendance à la croissance et du chantage du capital (chacun n’assurant sa survie que grâce à son exploitation au travail, aussi « juste » soit-elle). Si le néolibéralisme finissant creuse les inégalités et s’appuie sur une exploitation croissante des facteurs de production, c’est parce qu’il peine précisément à créer de la valeur. Briser ce système, c’est s’attaquer au système de la création de la valeur capitaliste et donc au cœur de cette création, à savoir le marché du travail.
C’est ici que les divergences sont les plus fortes au sein de la pensée critique. Pour en finir avec l’exploitation du travail, les idées sont légion et donnent lieu à des débats très vifs. Le revenu universel pourrait réduire la nécessité des hommes à vendre leur force de travail et briser le chantage à l’emploi, mais il est aussi un appel au consumérisme et une arme potentielle contre la protection sociale. La garantie de l’emploi défendue par la MMT peut aussi jouer ce rôle, en offrant de surcroît la capacité des travailleurs à se former et donc à être plus fort sur le marché du travail, ainsi que la définition des communs dont ces emplois socialisés assureront l’entretien.
Benoît Borrits objecte que ce mécanisme maintient les mécanismes de marché et crée deux classes de salariat. Il propose donc plutôt de changer le rapport de force au sein de l’entreprise en mettant fin à l’entreprise capitaliste (la « société de capitaux »). Enfin, Bernard Friot propose le salaire à vie comme mode de sortie du capitalisme, ce qui est une forme de compromis entre les deux propositions précédentes. Mais le salariat n’est-il pas l’essence même du capitalisme ? Le socialisme ne devrait-il pas, comme le proposait Marx, passer d’abord par l’abolition du salariat ?
Les limites de ces propositions sont pointées par la Wertkritik, ou « critique de la valeur ». Ce courant issu du marxisme est né en Allemagne dans les années 1980 sous l’impulsion de Roland Kurz, et est porté en France par Anselm Jappe. Pour eux, la « substance du capital » c’est le travail, sous sa double forme, concrète et abstraite qu’ils jugent indissociables en régime capitaliste. Ce travail centré sur la production de valeur permet de tout justifier, de tout produire. Pour sortir de cette logique, il faut donc en finir avec l’ensemble du système de production de valeur, L’écosocialisme passerait alors par une modification entière de la production, de la distribution et de la gestion du temps centré sur de nouvelles priorités. Dès lors, au-delà de la socialisation de la monnaie, c’est bien l’abolition de l’argent qu’il faudrait viser.
On le voit, si les divergences sont importantes et parfois profondes, si certains points ne sont pas réglés, les grandes lignes de la pensée écosocialiste sont identifiables. La crise capitaliste pourrait, en théorie, lui offrir une opportunité historique. Mais on en est encore très loin.
D’abord, si ces idées se sont diffusées, de la gauche des démocrates étasuniens à la gauche dite « radicale » en Europe, elles sont souvent intégrées de façon isolée, non systématique, dans des programmes où domine une ambition keynésienne de gestion et « d’amélioration » du capitalisme. Trente ans après la chute du Mur (lire notre série d’été), il est encore difficile de se présenter ouvertement « anticapitaliste ». Les vieux partis communistes orthodoxes qui le font restent figés dans des positions sectaires, peu perméables aux préoccupations écologistes ou de défense des minorités, caricaturées en attitudes petites-bourgeoises. Des mouvements issus du trotskysme, plus aptes à porter ces idées de façon cohérente, subsistent dans plusieurs pays mais disposent d’une audience faible ou se sont fondus dans des mouvements plus réformistes. Quant aux mouvements écologistes, ils sont fort peu à revendiquer une authentique rupture avec le capitalisme.
À ce stade, il n’y a donc pas de véhicule politique puissant à une éventuelle hégémonie écosocialiste. De ce point de vue, l’absence de pensée « centrale » pour construire une alternative constitue sans doute un handicap qui empêche une vraie visibilité dans l’opinion publique. D’autres obstacles sont considérables.
Le poids culturel du néolibéralisme, qui n’est pas qu’un paradigme économique mais aussi un mode de vie, agir comme un frein considérable à la redéfinition des besoins et au développement de communs. Néanmoins, la prise de conscience croissante du dérèglement climatique s’est accompagnée d’une suspicion envers les méthodes de « greenwashing » du capitalisme. Par ailleurs, comme on l’a relevé plus haut, les années 2010 ont été intenses du point de vue des contestations populaires. Les sociétés sont sur la défensive face au néolibéralisme et il n’est pas exclu que, faute de parti politique, ce soit des mouvements sociaux qui s’emparent des projets écosocialistes pour les porter au centre du débat public. La crise dans laquelle nous entrons, violente, structurelle et profonde, ne peut que favoriser cette prise de conscience.
Reste la question internationale. Faut-il et peut-on faire cet écosocialisme « dans un seul pays » ? Peut-on envisager un mouvement européen, et quelle stratégie le servirait le mieux ? Celle d’une désobéissance consciente aux règles de l’Union européenne pour en démanteler des structures adverses, ou la recherche patiente de coalitions en son sein pour la réorienter ? Enfin, comment inscrire un tel changement dans le cadre des relations internationales marquées par la rivalité sino-américaine et une instabilité croissante ?
Ces questions sont globalement assez absentes des réflexions précitées et il s’agit d’une faiblesse pour présenter une alternative solide et crédible. Néolibéralisme restauré et néo-illibéralisme, eux, disposent déjà d’États et de réseaux. Ils peuvent dans une certaine mesure « travailler ensemble » : la Hongrie et la Pologne continuent ainsi d’être les fournisseurs de la machine industrielle allemande. Et si les régimes autoritaires ne sont pas en mesure d’imposer leur modèle à d’autres pays, ils peuvent faciliter la vie des autocrates en place.
Trouver une voie de dépassement du capitalisme, sans tomber dans un rêve autarcique ni dans une dépendance aux logiques capitalistes extérieures, reste un défi central pour construire une solution politique viable aux impasses démocratiques, sociales et écologiques du moment. Cela suppose une diffusion de plus en plus large des idées écosocialistes au niveau mondial. Mais l’heure de ce dernier scénario pourrait alors sonner trop tard, lorsque des conditions dignes d’habitabilité de la Terre auront été excessivement compromises.