Extrait d’une conversation avec Assa Traoré et Angela Davis, Ballast, 2 juin 2020
Nous avions organisé cette rencontre à l’occasion de notre septième numéro papier, paru début 2019. Hier, mardi 26 mai 2020, un homme répondant au nom de George Floyd, Afro-Américain de 46 ans, a été tué, étouffé, par un policier dans les rues de Minneapolis — sous le regard complice de son collègue et les protestations des passants. En mémoire de la victime, et tandis que la question des violences policières occupe actuellement le débat public français, nous publions ici la version écrite de l’échange entre les deux femmes : Angela Davis, âgée de 76 ans, est l’une des voix étasuniennes de l’antiracisme, du féminisme et de l’anticapitalisme ; Assa Traoré, 35 ans, milite collectivement pour que justice soit faite depuis la mort de son frère, Adama, tué par des gendarmes en 2016.
Angela, durant la Marche des femmes, organisée en janvier 2017 en réaction à l’investiture de Trump, vous avez appelé à « la résistance ». Assa en appelle, quant à elle, à « une révolution ». Vous avez connu l’espoir révolutionnaire des années 1970 : que serait une révolution du XXIe siècle ?
Angela Davis : Je ferais une distinction entre la définition que nous avions de la « révolution » dans les années 1960 et celle à laquelle nous sommes parvenus au XXIe siècle. Lorsque j’étais une jeune activiste, nous étions littéralement entourés de moments révolutionnaires : il y avait la révolution cubaine et tous les mouvements de libération africains. Nous pensions vraiment que nous prenions part à une révolution antiraciste qui allait renverser le capitalisme. À ce stade, nous n’avions pas encore bien saisi le facteur « genre ». Cette révolution n’a pas eu lieu, mais notre activisme a débouché sur de nombreuses évolutions. Aujourd’hui, je parlerais du besoin de révolutions au pluriel, en reconnaissant qu’une révolution n’est pas à circonscrire dans un moment unique. Il ne s’agit pas simplement de renverser l’État ni d’en finir avec le capitalisme — bien que je souhaite que nous parvenions à faire les deux ! Nous avons compris qu’il était aussi question de renverser un capitalisme qui est un capitalisme racial, et qu’il ne peut y avoir de révolution tant que nous ne réglerons pas la question du fantôme de l’esclavage et du colonialisme. Le genre est également apparu comme un élément central dans le cadre d’un changement social radical. Il n’y aura aucun changement tant que nous ne reconnaîtrons pas que la violence la plus répandue dans le monde est la violence genrée. Je pense que les objectifs d’une révolution sont beaucoup plus complexes qu’ils ne l’étaient dans nos conceptions d’alors. Cela inclut évidemment l’appareil répressif d’État — et je suis honorée de participer à cet échange aux côtés d’Assa Traoré. La lutte dans laquelle elle est engagée dénonce de façon claire la violence policière et le racisme structurel comme éléments à part entière de la société française, comme la violence policière et sa généalogie avec l’esclavagisme aux États-Unis d’Amérique.
Assa Traoré : Quand nous parlons de « révolution » dans le combat pour mon frère, nous faisons toujours référence à l’esclavagisme et au colonialisme. C’est important aujourd’hui que les gens prennent conscience que la France, ainsi que d’autres pays, ont tué tout un peuple : ce qu’on nous fait subir actuellement, on peut le comprendre en référence à ça. On parle de mai 1967, dont la France ne parle pas : en Guadeloupe, la population noire a été massacré [1]. C’est une continuité. Des personnes se sont battues avant nous, sont mortes avant nous, sont parties en prison avant nous ; on ne peut laisser ce combat vain. Ce qu’on a aujourd’hui, on ne l’a pas eu gratuitement — on doit être dans cette continuité. La révolution, ça signifie renverser le système. Quand on a tué mon frère le 19 juillet 2016 à Beaumont-sur-Oise, ils n’ont pas eu une liste de noms dans leur gendarmerie disant « On va aller tuer Adama Traoré », « Demain, on va aller violer Théo [2] », « On va aller tuer Gaye Camara [3] d’une balle dans la tête ». C’est le système. Toute la violence que ces gendarmes et ces policiers exercent dans nos quartiers, c’est sous couvert de ce système répressif, violent et raciste envers nos jeunes frères. On les déshumanise, on leur crache dessus, on les tutoie, on les tue. Mes grands-pères se sont battus pour cette France, ils ont fait la guerre de 1939–1945 pour qu’elle récupère sa liberté : la République a enlevé un de leurs petits-fils. Nous, on se lève pour dire qu’on ne veut plus de ça. Une jeunesse arrive derrière, des enfants vont grandir. La France va très mal ; nous sommes tous face à ce système très puissant et nous ne pourrons avancer, tous, qu’après l’avoir renversé. Prendre exemple sur des personnes comme Angela ne peut que nous donner que de la force. (elles sourient)
En 1999, vous avez parlé, Angela, de l’importance d’œuvrer à une « unité » de type politique qui ne se fonde pas sur les seuls critères de race ou de genre. Assa, vous convoquez très régulièrement la notion d’« alliance », en lieu et place de la fameuse « convergence des luttes ». Comment dépasser les contradictions qui existent entre toutes les luttes à fédérer ?
Assa Traoré : Depuis le début, on ne veut pas être récupérés. C’est très important : garder notre ligne, celle qu’on a tracée. J’entends le mot « convergence » depuis la mort de mon frère ; il revient très fréquemment, mais j’ai surtout l’impression que c’est un mot pour se dédommager d’une conduite ou d’un comportement qu’on a pu avoir envers nous. Sur le terrain, ce n’est pas vrai : beaucoup de personnes emploient ce mot mais n’y sont pas. On ne les voit pas ; elles sont dans la théorie, ou viennent écouter une intervention publique du Comité Adama, et estiment ensuite avoir « convergé ». Ce n’est pas ça. Ces personnes doivent être à nos côtés pour combattre. Ce mot, je n’en veux pas. Mais je parle d’« alliance ». Chaque lutte a sa façon de penser et sa ligne politique qu’il faut respecter, qu’on soit d’accord ou non, mais nous avons tous le même système et le même État face à nous. Faisons des alliances, donc, pour les faire plier. On ne veut pas de mots : on a besoin de lutter sur le terrain.
Angela Davis : Il est utile d’avoir une approche féministe pour comprendre les rapports interrelationnels au sein des mouvements qui luttent pour la justice sociale et un changement radical. Il n’est pas possible de revendiquer la justice dans une sphère, sans la réclamer partout. La lutte pour la justice pour Adama en France est une lutte contre l’appareil répressif d’État et contre le racisme. C’est un appel pour l’égalité et la justice dans tous les domaines. Cela doit être la base d’une conscience des rapports interrelationnels dans les luttes — j’entends par là ce qu’on appelle communément l’intersectionnalité des luttes. Il n’est pas possible de penser le racisme isolément des luttes ayant trait à la violence genrée. La violence policière est également liée à la violence intime. Si on veut comprendre pourquoi les femmes sont la cible de la pire violence, et la plus répandue à travers le monde, on doit penser l’usage de la violence fait par l’État et le message que cela envoie aux individus. Si une personne ne peut, à l’évidence, pas résoudre tous ces problèmes simultanément, elle peut cependant avoir conscience de leur coexistence.
J’ai été active pendant des décennies dans la campagne pour la libération de Mumia Abu-Jamal [4], mais on peut également citer Leonard Peltier [5], le prisonnier politique détenu le plus longtemps dans l’histoire des États-Unis, ou encore Assata Shakur [6], en exil à Cuba et désignée par le gouvernement des États-Unis comme l’une des dix plus dangereux terroristes au monde. Quand quelqu’un réclame justice pour les prisonniers politiques et se trouve engagé dans ces luttes, il prend conscience du lien qui existe avec celles pour l’accès aux soins de santé, à l’éducation, bref, avec toutes celles qui visent à changer la société. La prise de conscience de la violence de l’occupation israélienne en Palestine est un autre indicateur de la conscience de l’indivisibilité de la justice. Ainsi, un grand nombre des jeunes engagés dans Black Lives Matter et dans les mouvements en faveur des Noirs aux États-Unis sont très engagés en faveur de la Palestine. Ils comprennent combien cette lutte est devenue un repère pour tous les mouvements demandant justice : qu’il s’agisse de ceux contre l’appareil répressif d’État, contre la violence liée au genre, contre l’exploitation économique, pour les droits des personnes trans… Le plus enthousiasmant dans les nouveaux mouvements étasuniens aujourd’hui, c’est ce haut degré de conscience de la jeunesse. Voilà qui nous rapproche plus encore d’un engagement révolutionnaire dans des actions en faveur de la justice sociale.
De plus en plus de femmes occupent le devant de la scène des luttes antiracistes. Comment l’expliquez-vous ?
Angela Davis : Il était temps que les femmes prennent la tête des mouvements de lutte, parce qu’elles en ont toujours été la colonne vertébrale. J’insiste sans cesse sur le fait que nous n’aurions pu avoir de mouvement pour les droits civiques aux États-Unis sans l’effort crucial d’organisation dont les femmes ont fait preuve. Trop souvent, nous ne tenons pas compte du travail des personnes dont les noms ne sont pas connus et qui n’ont pas de représentation à titre individuel, comme les femmes noires pauvres aux États-Unis — travail qui a pourtant permis des avancées contre le racisme. C’est, enfin, un domaine où les femmes s’élèvent à travers le monde ! Il y a des slogans disant que le futur du monde est féminin. Cela ne veut pas dire qu’il s’agit uniquement des femmes — il faut d’ailleurs employer le terme « femme » dans son acception la plus large possible, incluant toutes les femmes quelles que soient leurs origines ethniques, nationales, sociales, ainsi que les femmes trans. Lorsque les femmes s’élèvent, c’est le monde entier qui s’élève avec elles. C’est la différence fondamentale entre le type de leadership qu’on a connu dans le passé et celui, collectif et conçu selon une approche féministe, que nous voyons à l’œuvre aujourd’hui.
Assa Traoré : Si je peux prendre la parole publiquement et dire ce que je veux librement en tant que femme noire, c’est parce que de nombreuses femmes se sont battues auparavant. C’était un droit que nous n’avions pas. La femme a aujourd’hui une place très importante ; elle porte beaucoup de luttes. Mais nos frères ne peuvent pas participer à la construction de ce monde, de cette France et de leur propre vie. Ces garçons, détruits intérieurement, vont être isolés, enfermés. Adama est devenu un symbole : on veut que son nom soit porteur de beaucoup de choses. À travers ma voix de femme, de femme noire et de sœur, je veux dire que nos frères ont aussi le droit de parler. Un jour, on m’a demandé ce que je pensais de la Journée de la femme [7], le 8 mars : c’est une belle journée, c’est une lutte qu’il faut continuer pour que toutes les femmes du monde puissent avoir les droits qu’elles méritent mais n’ont pas, ou n’ont jamais eus. Mais j’ai retourné la question : « Face à quels hommes devons-nous nous battre ? » Nos frères ne sont pas considérés face aux hommes qui ont le pouvoir. Ils sont sous-catégorisés. Je dis en tant que femme : « Vous avez tué mon frère et ses rêves, vous avez enlevé sa voix, mais on va continuer à les faire vivre à travers d’autres noms, d’autres garçons à qui vous n’enlèverez pas la voix et qui pourront participer à la construction de leur vie. » La femme noire est un fantasme sexuel de l’homme blanc depuis bien longtemps : elle a toujours été considérée comme étant moins nuisible que l’homme noir ; elle est exotique ; elle est moins attaquée — du moins, pas de la même façon.
Angela, alors que vous étiez incarcérée, un journaliste vous a demandé de vous justifier sur « la violence ». Cela vous avait agacée. Vous avez répondu que la première des violences est celle du système. Assa, vous faites savoir qu’il faut éviter le piège que l’État tend, à savoir répondre violemment à sa violence. Comment canaliser, organiser la colère populaire ?
Angela Davis : Des luttes radicales émergent, en particulier contre les violences d’État, et la question de la violence se voit posée à ceux qui résistent. Dans cette vidéo qui date d’un demi-siècle, je réagissais à la question de ce journaliste qui voulait que ce soit moi qui parle de l’usage de la violence — sans avoir considéré que c’est l’État et ses représentants qui ont le monopole de la violence. C’est toujours d’actualité. La violence policière — ces attaques contre les communautés noires et arabes dont vous faites l’expérience ici, en France — s’exerce sans relâche depuis le colonialisme. Notre analyse de la violence est devenue hautement plus complexe et difficile. C’est pourquoi j’apprécie vraiment ce que les jeunes font aujourd’hui dans les campagnes contre les violences policières, ou contre le complexe industrialo-carcéral. Pendant des décennies et des décennies, nous n’avons cessé de demander que des individus responsables de violences policières (ou de la violence des agents de sécurité, comme ce fut cas avec Trayvon Martin [8] et George Zimmerman, qui l’a tué) soient poursuivis.
Le mouvement récent reconnaît que ce ne sont pas seulement les individus qui devraient être poursuivis en justice, car on pourrait poursuivre chaque agent un par un : la violence continuera à faire partie intégrante de la structure du système policier. Ce que j’estime vraiment nécessaire, c’est l’analyse structurelle, le fait d’envisager les personnes dans un contexte plus large. On doit, plutôt, envisager la démilitarisation de la police. Aux États-Unis, nous militons pour l’abolition du maintien de l’ordre public tel que nous l’avons connu jusqu’à présent ; cela, bien sûr, en nous fondant sur le modèle utilisé pour exiger l’abolition de l’emprisonnement comme modèle punitif dominant. Ce dont il s’agit, c’est de l’abolition de la police en tant que mode de sécurité. C’est en cela que je pense que l’analyse structurelle peut déboucher sur une voie bien plus radicale que de continuer à réclamer la poursuite d’individus, encore et encore. Car la violence reste toujours intégrée dans la structure policière : l’abolition du maintien de l’ordre et l’abolition de l’emprisonnement sont des demandes radicales, car elles impliquent que nous réfléchissions à toute une gamme de nouvelles connexions, en sachant que l’éducation, la santé, l’habitat et le travail sont autant de questions qui pourront être réglées si on essaie d’éradiquer de nos sociétés la violence structurelle inhérente à la police et aux prisons. Et ceci est une approche féministe, qui plus est.
Assa Traoré : Dès qu’on me parle de violence, je dis que la première des violences est celle que mon frère a subie. Il a subi un placage ventral — cette technique d’immobilisation est interdite dans plusieurs États aux États-Unis ainsi que dans des pays européens frontaliers, mais elle continue d’être pratiquée en France. C’est cette violence qu’il faut dénoncer. Mon frère leur a dit qu’il n’arrivait plus à respirer et ils ont continué à le compresser, sans l’emmener à l’hôpital. On va le laisser mort comme un chien sans lui apporter aucun soin. Ces gendarmes sont des militaires, ils sont censés sauver toutes les personnes humaines ; ce jour-là, ils auront pourtant un droit de mort. La violence appelle la violence. Ce sont eux qui appellent donc à la violence. À leurs yeux, la justice n’était pas un de nos droits. Mais nous leur disons qu’on ne le quémande pas, qu’il nous est dû. On subit des violences et de la répression : mes cinq frères sont actuellement en prison. Mais pourquoi les gendarmes ne sont-ils toujours pas mis en examen ? Notre système est celui d’une justice à deux vitesses. Les frères Traoré sont condamnés sur-le-champ, mais les gendarmes, après deux ans, sont toujours en liberté : ils n’ont ni été inquiétés, ni mis en examen, ni condamnés. Il faut des personnes pour remplir les prisons ; il faut des coupables idéaux : ceux qui n’ont pas la bonne couleur ou la bonne religion. Quand on met des sous dans le système répressif mais qu’on n’en met pas dans les soins ou dans l’éducation, ça justifie le fait de remplir ces prisons. Aux États-Unis, on parle de système « racial » ; en France, on parle uniquement de « social », on masque. D’ailleurs, ce système social n’est pas le même partout, que ce soit dans nos quartiers ou dans les villes très pauvres de France. On met des quartiers en souffrance quand on ne leur donne pas de moyens, une souffrance ciblée. Maintenant, quand on organise un évènement sportif avec des enfants en hommage à Adama, le système nous envoie l’armée : des militaires, les armes à la main.
Angela, dans une conférence avec Judith Butler, vous avez parlé des attaques et des divisions qui minent et blessent, de l’intérieur, les espaces en lutte. Face à cela, vous revendiquez la nécessité de se guérir collectivement : qu’entendez-vous par là ?
Angela Davis : L’une des contributions majeures des jeunes activistes aujourd’hui, particulièrement ceux qui s’impliquent contre la violence — policière, à l’encontre des femmes trans de couleur qui subissent des violences institutionnelles, domestiques —, c’est d’avoir compris l’importance qu’il y a, dans l’engagement concret, à prendre soin de soi. Car militer peut être très dommageable. Cela n’a aucun sens de se détruire et de s’user dans un processus visant à se battre pour un monde meilleur. J’apprécie de voir comment les personnes de Black Lives Matter, qui ont souvent des féministes noires à leur tête, ont incorporé des rituels de soin de soi dans leur organisation. Elles considèrent que la personne dans son intégralité doit être impliquée dans le mouvement. Nous pensions, en tant que militants révolutionnaires, que nous laissions tous nos problèmes de côté lorsque nous rejoignions un collectif, tous les traumas dont nous avions fait l’expérience. Cela ne marche pas : ceux-ci émergent et peuvent entraver ou détruire le mouvement. Nombre d’entre nous font appel à des pratiques plus ou moins individuelles d’attention à soi.
Personnellement, quand j’étais en prison il y a plusieurs dizaines d’années, j’ai appris à pratiquer le yoga et la méditation — deux pratiques qui, au fil des ans, ont continué de m’accompagner. Mais cela ne devraient pas être limité à des pratiques individuelles : il nous faut apprendre à développer des approches collectives. Je n’ai pas de réponse. Je me souviens parfaitement quand, encore jeune militante, nous avions organisé des campagnes contre les violences policières et les meurtres de jeunes hommes noirs par la police dans notre communauté : certains leaders de sexe masculin étaient eux-mêmes violents au sein de leur couple. Ils frappaient leur compagne. Nous n’avions ni les mots, ni le contexte pour comprendre la connexion entre les deux. Aujourd’hui, nous les avons.
Assa Traoré : Depuis la mort de mon frère, on subit des pressions, des répressions, des menaces de mort. Ils ont mis mes frères en prison à une vitesse éclair, sans investigations poussées. On est face à un État et une justice qui nous ont déclaré la guerre : les deux systèmes les plus puissants du monde… Ils ont fait de nous, malgré nous, des soldats. Mes mamans vivent dans toute cette souffrance. Une vingtaine de jeunes de notre quartier a été mise en prison. Comment as-tu géré tous ces problèmes ? Comment continuer à lutter quand on veut détruire la cellule familiale ? C’est l’amour qu’il y a entre nous qui fait bloc ; ils n’arrivent pas à le casser, donc ils nous mettent en prison. Comment, par ton expérience, nous donner de la force ?
Angela Davis : C’est une grande question, merci. (en français) J’apprécie beaucoup la manière dont tu l’as formulée. Nous devons penser dans un contexte plus large. Ce qui a caractérisé les luttes noires pour la liberté, où que ce soit sur la planète, n’a pas tant été la violence ou les blessures, qui se sont succédé continuellement, que la capacité à survivre. Il est crucial d’insister sur ce point. Nous avons une histoire commune de développement de stratégies, pas seulement pour la survie mais également pour imaginer la liberté et des mondes nouveaux. Cela concerne pour une grande part le domaine de la culture, et c’est pour ça que la musique a été si importante dans les luttes noires de par le monde. Aujourd’hui en particulier, il faut prendre au sérieux ce que l’on pourrait appeler la dimension esthétique de nos luttes. Il est important de reconnaître que les gens créatifs — qui créent de la musique, de la poésie ou d’autres formes d’art — y jouent un véritable rôle. Ils sont la capacité d’imaginer un monde nouveau, un monde meilleur. Et l’imaginer ensemble, c’est ce qui est au cœur de la production culturelle issue des histoires des personnes de descendance africaine. J’y ai trouvé beaucoup d’espoir, de réconfort et d’inspiration sur le plan pratique. Je travaille beaucoup sur le jazz. Je ne suis pas musicienne mais je réfléchis sur les relations qui existent entre le jazz et la justice sociale, sur le fait que les musiciens de jazz ont une très longue histoire, encore méconnue, de contestation du racisme. La musique nous permet d’entrevoir de nouvelles communautés imaginaires qui nous aideront à faire face aux formes de violence quotidienne destructrice, comme celle qui a été exercée sur ta famille. Ce n’est pas une réponse, ce n’est qu’un début… (elle sourit)
Notes
[1] Le 26 mai 1967, à Pointe-à-Pitre, les ouvriers du bâtiment se mettent en grève pour une augmentation de salaire : le refus patronal entraîne une émeute. La répression fera officiellement huit morts. Le secrétaire d’État chargé des DOM-TOM, Georges Lemoine, évoquera 87 morts et Christiana Taubira fera état de 100 morts.
[2] En février 2017, Théo Luhaka, 22 ans, est contrôlé par des agents de police à Aulnay-sous-Bois : une plaie longitudinale de 10 centimètres du canal anal et une section du muscle sphinctérien, causés par l’insertion d’un bâton télescopique, vaudront à l’un des policiers d’être mis en examen pour « viol ». Une expertise médicale avancera cependant que le geste « n’est pas contraire aux règles de l’art ».
[3] Le 17 janvier 2018, à Epinay-sur-Seine, un jeune homme de 26 ans est abattu : la police l’accuse d’avoir tenté de lui échapper au volant d’une voiture signalée volée.
[4] Membre du Black Panther Party, il est condamné en 1982 à la peine de mort pour le meurtre d’un policier de Philadelphie ; en 2008, une cour d’appel fédérale annule sa condamnation à mort pour vice de procédure mais confirme l’accusation. Mumia Abu-Jamal a quant à lui toujours plaidé son innocence. Amnesty International appelle à la tenue d’un nouveau procès.
[5] Membre de l’American Indian Movement, il est incarcéré depuis 1976 et condamné à deux peines à perpétuité pour la mort deux agents du FBI. Faits qu’il continue de contester.
[6] Membre du Black Panther Party et de la Black Libération Army, elle est condamnée à perpétuité pour le meurtre d’un policier lors d’une fusillade ; après s’être évadée en 1979, elle a obtenu l’asile politique à Cuba. Elle a toujours clamé son innocence.
[8] Ce jeune homme de 17 ans, afro-américain, a été tué, non armé, par un agent de sécurité le 26 février 2012 en Floride : le soupçonnant de préparer un « mauvais coup », ce dernier s’avança vers Martin ; une altercation s’ensuivit et l’agent ouvrit le feu, invoquant la légitime défense. En juillet 2013, le jury déclara Zimmerman non coupable des charges retenues contre lui.
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