Maud Navarre, Sciences humaines, mai 2017
Le racisme naît de la confrontation à l’altérité humaine. Il s’est manifesté dans les sociétés occidentales modernes sous des formes multiples (esclavagisme, génocides, ségrégation raciale…). Aujourd’hui, la question de la compatibilité des cultures lui donne un second souffle.
Les définitions du racisme sont multiples. Par exemple, les chercheures Évelyne Heyer et Carole Reynaud-Paligot du musée de l’Homme expliquent que le racisme « consiste à considérer des différences entre individus, qu’elles soient physiques ou culturelles, comme héréditaires, immuables et naturelles ; il établit une hiérarchie entre des catégories d’êtres humains ; il peut se traduire par des sentiments et des actes allant de la discrimination jusqu’à l’extermination de l’autre ». Autrement dit, le racisme repose sur trois piliers : catégoriser des individus en groupes (un réflexe du cerveau humain, mais les critères de classement varient selon les contextes sociohistoriques), les hiérarchiser (certains sont valorisés ou dévalorisés pour une raison arbitraire) et les essentialiser, c’est-à-dire présenter ces différences comme étant indépassables, inévitables car relevant d’une transmission héréditaire. Le racisme se distinguerait ainsi de la xénophobie qui ne considère pas nécessairement l’autre comme irrémédiablement différent.
L’historien Jean-Frédéric Schaub, pour sa part, considère que le racisme a une dimension politique, car c’est l’une des réponses utilisées pour gérer l’altérité inhérente à l’espèce humaine. Les différentes formes de racisme (antisémitisme, anti-Noirs, etc.) relèveraient ainsi d’un même principe. Là où certains optent pour un traitement égal et équitable, d’autres discriminent certains groupes en raison de critères variables (la race, mais aussi le sexe, le handicap, l’orientation sexuelle, etc.), souvent pour imposer leur supériorité aux autres.
Autre définition allant dans ce sens, selon le philosophe et militant antiraciste Pierre Tévanian, auteur de La Mécanique raciste (2017), le racisme n’est pas à chercher dans la psychologie de l’homme, mais dans les idéologies politiques, telles qu’elles prennent corps dans les institutions (justice, police, école, etc.) : « Le racisme, en un mot, est un système de domination. »
Les historiens ne s’accordent pas sur l’origine du racisme. Si on entend le mot dans un sens étroit (une ségrégation fondée sur des critères biologiques), alors, selon l’historien J.F. Schaub, ses premières manifestations en Occident seraient apparues avec la persécution des Juifs ibériques au 15e siècle. L’historien américain Benjamin Isaac a fait valoir de son côté que chez les Grecs et les Romains, les stéréotypes de types raciaux fondés sur le « sang », les critères physiques et géographiques étaient très répandus.
Il existe peu de traces de populations discriminées en raison de leurs différences biologiques. Les plus marquantes sont celles qui reposent sur un racisme institutionnel (lorsque les institutions politiques, juridiques, éducatives imposent un traitement différencié en raison de la race réelle ou supposée). Par exemple, dans le cadre de l’exposition « Nous et les autres » au musée de l’Homme, sont distinguées trois principales formes de racisme institutionnalisé : l’esclavagisme et la colonisation, le régime nazi et le massacre des Tutsis et des Hutus au Rwanda. Le plus souvent, les exemples cités impliquent les sociétés occidentales, non pas qu’elles soient les seules à être racistes, mais plutôt que leur système de pensée le favorise (encadré 1).
1. L’esclavage et la colonisation
À partir du 15e siècle, des navigateurs du continent européen découvrent de nouveaux mondes et de nouvelles populations. Un premier empire colonial commence à se constituer, centré sur l’Amérique alors appelée le « Nouveau Monde ». La pensée raciale n’apparaît pas immédiatement : elle se développe tout au long des 16e et 17e siècles, avec la mise en place de l’esclavagisme. D’ailleurs, alors que les conquistadors massacrent les populations pour s’emparer de leurs terres, des missionnaires comme Las Casas s’y opposent. Sa voix sera entendue dans un premier temps par l’empereur Charles Quint. Des lois sont adoptées pour protéger les populations du Nouveau Monde, mais les colons esclavagistes s’y opposent. Un premier système d’esclavagisme se développe aux 17e et 18e siècles : il mobilise les populations d’Amérique pour travailler dans les plantations de café notamment. Mais cette exploitation provoque des rébellions d’esclaves. Leur prix augmente, ce qui crée une crise de la traite.
La Grande-Bretagne décide alors d’abolir la traite puis l’esclavage des populations d’Amérique. Elle s’engage dans la conquête de l’Afrique et de l’Asie, suivie dans cette entreprise par la France. C’est le mouvement dit « de seconde colonisation ». Pourtant, ces pays se retrouvent face à une difficulté majeure : alors qu’ils défendent dorénavant les droits de l’homme, ils ne les respectent pas auprès des populations qu’ils colonisent. La pensée raciale se développe pour justifier ce paradoxe (encadré 2). Elle invoque des droits et des devoirs des populations jugées supérieures au regard de celles perçues comme inférieures. Par exemple, comme le rappelle le catalogue de l’exposition « Nous et les autres », la France instaure le régime de l’indigénat dans ses colonies : il se caractérise par la privation de droits civiques et le travail forcé (alors que la Révolution française de 1789 l’a aboli). Ce régime est d’abord appliqué en Algérie, puis dans les autres terres coloniales jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.
2. Le régime nazi
Au début du 20e siècle, le national-socialisme allemand gagne le soutien des électeurs en s’appuyant sur l’humiliation du traité de Versailles et la grave crise économique que connaît le pays. L’idéologie postule l’existence de races supérieures, dont la race aryenne représenterait le sommet de la hiérarchie et la race juive, le plus bas niveau. Alors que les formes de racisme classique supposent l’infériorité et la subordination de certains groupes, l’idéologie nazie développe la volonté de purifier la race aryenne, supposée corrompue par les Juifs, dans le mouvement des mesures eugénistes en vigueur à l’époque. Cette forme renouvelée de racisme, le « mythe de la race pure aryenne », conduit d’abord à la constitution de ghettos juifs et à leur persécution. Durant la Seconde Guerre mondiale, le nazisme se radicalise : les Juifs sont déportés et exterminés dans les camps de concentration. Au total, 6 millions de Juifs d’Europe ont été exterminés, soit les deux tiers, ainsi que 220 000 Tsiganes, mais aussi plusieurs centaines de milliers de handicapés et des dizaines de milliers d’homosexuels.
3. Le massacre des Tutsis et des Hutus
En 1994, un million de personnes, hommes, femmes et enfants, sont tuées au Rwanda, soit un Rwandais sur sept. Le massacre cible principalement les Tutsis et certains Hutus accusés d’être leurs complices.
Les hostilités entre ces deux populations sont anciennes et entremêlées de conflits postcoloniaux. En effet, depuis des millénaires les Tutsis (des éleveurs de vaches) et les Hutus (agriculteurs) cohabitaient dans le territoire rwandais, avec les Twas (chasseurs potiers). Les Tutsis, bien que minoritaires en nombre, formaient avant l’arrivée des colons l’essentiel de l’élite dirigeante. Le pouvoir royal était entre leurs mains. Cependant, une certaine mixité était possible grâce aux mariages et aux croyances communes qui favorisaient le passage d’un groupe à l’autre. À leur arrivée, les colons allemands puis belges à partir de la fin du 19e siècle institutionnalisent les différences ethniques. Le pouvoir belge privilégie les Tutsis, notamment dans l’accès à la scolarité et aux emplois administratifs.
Après l’indépendance du pays en 1962, des élections démocratiques chassent les Tutsis du pouvoir au profit des représentants de la majorité de la population Hutu. Le premier président de la République rwandaise officialise une discrimination positive en mettant en place des quotas favorables aux Hutus. Les persécutions régulières provoquent l’exil de la moitié des Tutsis vers les pays voisins. En 1990, certains d’entre eux fondent le Front patriotique rwandais et veulent renverser le pouvoir en place. Une guerre civile de trois ans s’ensuit. L’assassinat du président Hutu, Juvénal Habyarimana, le 6 avril 1994 dans un attentat, déclenche le génocide des Tutsis orchestré par le pouvoir institutionnel en place.
4. Le racisme aujourd’hui
Dans la seconde moitié du 20e siècle, les politiques d’égalité des droits et de lutte contre les discriminations se développent. Par exemple, dès 1948, l’Onu adopte la Déclaration universelle des droits de l’homme dont l’article 1er proclame que « tous les êtres humains naissent et demeurent libres et égaux en dignité et en droits ».
Pourtant, aujourd’hui, le sentiment qu’il existe du racisme en France reste répandu. Est-il le même que celui d’hier ? Selon l’historien George M. Frederickson, un racisme culturel aurait pris le dessus sur le racisme biologique. De même, le médecin généticien Axel Khan explique qu’aujourd’hui, « le racisme n’a pas besoin de la réalité biologique des races pour sévir (…). Dans le discours des racistes modernes, ce ne sont souvent plus les races qui sont déclarées incompatibles ou inégales, ce sont les coutumes, les croyances et les civilisations. Ce dont on parle, c’est de choc des cultures. » La chercheure C. Reynaud-Paligot confirme ces analyses, tout en nuançant : « Les pensées racialisantes ou essentialistes n’ont pas disparu ; elles subsistent sous une forme moins radicale et présentent les “cultures” comme des entités figées, avec des caractéristiques sinon immuables, difficilement transformables, alors que les travaux en sciences sociales ne cessent de montrer le caractère fluide, dynamique et en perpétuelle évolution des cultures, comme des identités. »
Le racisme d’aujourd’hui reposerait donc sur des différences culturelles supposées incompatibles (l’appartenance religieuse, l’origine géographique, la langue, etc.). Il prendrait des formes multiples : islamophobie (attitude d’hostilité à l’égard de l’Islam et des personnes de religion musulmanes ou assimilées à cette religion), antisémitisme (hostilité envers les Juifs, les personnes perçues comme telles ou leur religion), racisme anti-Roms, anti-Asiatiques, anti-Noirs et même anti-Blancs ! Cette dernière forme souvent jugée moins discriminante que les autres reste toutefois peu étudiée.
Une spécificité occidentale ?
À en croire l’historien Jean-Frédéric Schaub, la matrice du racisme est à chercher dans l’Europe méridionale du 15e siècle. Ce n’est pas un hasard : le racisme ne peut émerger, note J.F. Schaub, que dans des sociétés où l’écart entre groupes sociaux tend à se réduire, voire à disparaître. Le raisonnement raciste viendrait alors répondre à un besoin « de révéler des distinctions que l’œil n’identifie plus », de créer de la différence, de l’altérité.
L’historien George M. Fredrickson pour sa part n’exclut pas qu’il ait pu exister des formes de racisme ailleurs qu’en Occident, mais il précise que le racisme occidental bénéficie d’une visibilité plus forte. Il l’explique par la surprise que peut créer ce type de comportement dans des sociétés qui défendent l’égalité entre individus : « Il n’y a qu’en Occident que nous trouvons cette interaction dialectique entre un postulat d’égalité et de puissants préjugés à l’encontre de certains groupes – condition apparemment indispensable au plein épanouissement du racisme comme idéologie ou vision du monde. »
Pourtant, des études montrent que le racisme se manifeste au-delà des pays occidentaux. Par exemple, au Japon, à l’égard des minorités Aïnous, des Chinois ou encore des Coréens ; en Chine, à l’égard des Noirs ; en Inde avec le dispositif des castes (des communautés héritées par la naissance et dont les membres sont perçus comme plus ou moins purs, ce qui leur confère des droits inégaux). Ces dernières sont considérées aujourd’hui par les sociologues comme l’équivalent du racisme (Christophe Jaffrelot et Jules Naudet, Justifier l’ordre social. Caste, race, classe et genre, 2013).
Le paradigme racial au service de la colonisation
Dès la fin du 18e siècle, s’inspirant des travaux classificatoires des plantes et des animaux tels que ceux de Linné, des savants proposent de classer les être humains en différents groupes appelés « races ». Par exemple, la craniométrie consiste à classer et hiérarchiser les individus en fonction de la forme du crâne. Aux États-Unis par exemple, George Morton rassemble une vingtaine de mesures de crânes différentes et les classe : les « Noirs » ou encore les « Indiens » figurent en bas de l’échelle, tandis que les « Blancs » sont au sommet. Les savants de l’époque débattent pour savoir s’il existe une ou plusieurs origines aux races humaines (monogénisme vs polygénisme). Comme l’expliquent les historiens Jean-Frédéric Schaub ou Carole Reynaud-Paligot, « si le contexte scientifique est important pour comprendre l’émergence de la pensée raciale, il est indissociable du contexte sociopolitique » : la traite des Noirs dans le cadre de l’esclavagisme et les mouvements de colonisation contribuent à véhiculer des visions dépréciatives de ces populations. Les embryons scientifiques de l’époque, émaillés de doctrines idéologiques, peinent à s’en émanciper. Les tentatives savantes d’identifier des races permettent de justifier la colonisation, mais aussi de fonder des identités nationales en inventant des origines raciales distinctes selon les pays, supposées supérieures.
Les travaux sur les races humaines se succèdent jusque dans les années 1950-1960. Le paradigme racial est ensuite délaissé ; les différences culturelles (acquises et non plus innées) sont davantage mises en avant pour expliquer les inégalités. Deux raisons l’expliquent : la majorité des généticiens nient la validité scientifique de la notion de « race » ; les chercheurs, notamment les anthropologues, rejettent progressivement le déterminisme racial ainsi que la pensée évolutionniste qui stipule que chaque société passerait de stades simples à des stades plus complexes.
L’abolition de l’esclavage et ses suites : les politiques d’apartheid
Aux États-Unis, l’esclavage est aboli après la guerre de Sécession (1861-1865). L’égalité des droits est proclamée dans la Constitution américaine. D’anciens esclaves sont élus à des responsabilités politiques : ils risquent de remettre en question le statut des planteurs. Ces derniers s’organisent pour préserver leur statut.
La politique de ségrégation est instaurée avec les lois Jim Crow : elles privent les Afro-Américains du droit de vote. En 1896, la Cour suprême consacre le principe de la séparation des races dans les écoles, les lieux publics, les transports… Les Afro-Américains sont officiellement égaux, mais ils possèdent des droits plus limités que les Blancs.
De même, en Afrique du Sud, la politique d’apartheid est instaurée de 1948 à 1991 : les Noirs et les Blancs vivent dans des zones géographiques distinctes ; les politiques se fondent sur des critères raciaux. Les lois ne sont pas identiques suivant l’appartenance raciale.
Le terme « discrimination raciale » serait apparu à cette période, dans les années 1960, pour désigner le traitement inégal des populations noires aux États-Unis et en Afrique du Sud. Aujourd’hui, les lois ségrégationnistes ont été abolies dans les deux pays, mais le racisme de couleur demeure fréquent, notamment dans la société américaine.